Le contexte
Entre 1931 et 1934, professeur de philosophie en lycée au Puy, à Auxerre et Roanne, elle a également une activité militante : elle s'implique dans les milieux syndicaux et donne des cours à des mineurs.
Le 20 juin 1934, elle se met en congé de l'enseignement, ayant fait une demande « pour études personnelles[] » qu'elle formule ainsi : « je désirerais préparer une thèse de philosophie concernant le rapport de la technique moderne, base de la grande industrie, avec les aspects essentiels de notre civilisation, c’est-à-dire d’une part notre organisation sociale, d’autre part notre culture[ ». Elle commence à rédiger ce qu'elle appelle "son grand oeuvre", Les Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale.
Grâce à l'intervention de Boris Souvarine, elle parvient à se faire embaucher comme ouvrière : du 4 décembre 1934 au 23 août 1935, Weil est ainsi en immersion dans le monde ouvrier chez Alsthom à Paris (comme ouvrière sur presse, ou découpeuse); elle travaille ensuite aux Forges J.-J Carnaud de Basse-Indre à Boulogne-Billancourt (où le travail à la chaîne est encore plus dur); renvoyée, elle termine chez Renault après une pénible période de chômage (comme fraiseuse - photos des années 30 ici ou ici). Elle ne travaille pas en continu, car sa santé l'oblige à interrompre le travail d'usine avec des congés maladie.
En 1941, dans la France occupée, elle a aussi travaillé comme ouvrière agricole; accueillie par Gustave Thibon, "philosophe-paysan, catholique, monarchiste, autodidacte", à Saint-Marcel-d'Ardèche. Il l'accompagne à Saint-Julien-de-Peyrolas, où elle est engagée pour les vendanges chez André Rieu. Lorsqu'elle quitte la France en 1942 avec ses parents, c'est à Gustave Thibon qu'elle confie ses carnets.
Les textes principaux
Lettres à Albertine Thévenon. 3 lettres, lumineuses et poignantes, écrites à son amie pendant les périodes de travail ou de congé maladie.
Lettre à une élève, 1934, à lire en ligne ici.
Expérience de la vie d'usine, 11 p. Disponible en PDF ici.
La condition ouvrière (paru en 1951). Facile à trouver neuf ou d'occasion, version numérique ici.
"La vie et la grève des ouvrières métallos", article publié dans la Revue Prolétarienne le 10 juin 1936. A lire sur le site Le Comptoir (avec de chouettes photos) ici.
Vous pouvez trouver des sélections intéressantes ici : "Simone Weil et le travail à la chaîne", sélection pour des élèves de 1ère
Je vous renvoie à la biblio générale ici.
Points d'accroche
Qu'est-ce qui lui a pris
de laisser son poste d'agrégée
pour aller travailler en usine?
Pourquoi aller travailler en usine?
Simone Weil cherchait à penser en contact avec le réel, à mettre sa pensée "à l'épreuve du réel". Dès ses 20 ans, elle a souhaité travailler en usine, un désir qu'elle ressentait comme une "nécessité intérieure".
Une enseignante peut-elle vraiment partager la condition des ouvriers?
Tout d'abord enthousiaste, elle écrit à Simone Gibert, une de ses anciennes élèves du Puy : « Tout en souffrant de tout cela [subordination, travail, machine] – je suis plus heureuse que je ne puis dire d’être là où je suis. » Mais elle ne tarde pas à se critiquer sévèrement : « Je suis entrée à l’usine avec une bonne volonté ridicule, et je me suis aperçue assez vite que rien n’était plus déplacé ».
Elle se jette dans le travail et se contente de sa paie d'ouvrière. Dans Journal d'Usine, elle écrit: « Forcer ? Forcer encore. Vaincre à chaque seconde ce dégoût, cet écœurement qui paralyse. Combien en ai-je fait, au bout d’une heure ? Six cents. Plus vite. Combien, au bout de cette dernière heure ? Six cent cinquante. La sonnerie. Pointer, s’habiller, sortir de l’usine, le corps vidé de toute énergie vitale, l’esprit vide de pensée, le cœur submergé de dégoût, de rage muette, et par-dessus tout cela d’un sentiment d’impuissance et de soumission. Car le seul espoir pour le lendemain, c’est qu’on veuille bien me laisser passer encore une pareille journée. »
Au travail, impossible de penser. Elle écrit à Simone Gibert« Penser, c’est aller moins vite ; or il y a des normes de vitesse, établies par des bureaucrates impitoyables, et qu’il faut réaliser, à la fois pour ne pas être renvoyé et pour gagner suffisamment (le salaire étant aux pièces). Moi, je n’arrive pas à les réaliser, pour bien des raisons : le manque d’habitude, ma maladresse naturelle, qui est considérable, une certaine lenteur naturelle dans les mouvements, les maux de tête, et une certaine manie de penser dont je n’arrive pas à me débarrasser » (Lettre complète ici). Aussi elle s'épuise et ne parvient pas à manger à sa faim avec son salaire.
Albertine Thévenon doute pourtant de sa capacité à partager réellement le sort des ouvriers : "être prolétaire, c'est une situation de fait, pas de choix". Voir archive ina sur Lumni, 4 min (ici)
Pourtant Simone Weil a cherché à traverser cette expérience, à se laisser traverser profondément par elle. Elle écrit à Albertine Thévenon en janvier 1935 : « Cette expérience […] a changé pour moi non pas telle ou telle de mes idées (beaucoup ont été au contraire confirmées), mais infiniment plus, toute ma perspective sur les choses, le sentiment même que j’ai de la vie. […] Je connaîtrai encore la joie, mais il y a une certaine légèreté de cœur qui me restera, il me semble, toujours impossible »; « Après mon année d’usine […], j’avais l’âme et le corps en quelque sorte en morceaux. Ce contact avec le malheur avait tué ma jeunesse. […] J’ai reçu là et pour toujours la marque de l’esclavage. »
L'aliénation des ouvriers :
en quel sens peut-on dire
qu'ils ne peuvent pas travailler?
Simone Weil s'appuie sur la définition idéale du travail de Karl Marx, et va montrer, comme lui, que ce que font les ouvriers dans une usine n'est pas du travail, mais seulement un effort qui conduit à l'épuisement et à la dégradation morale : à l'aliénation.
(cf Marx (lire mon passage de lettres = passage de Nadia Taibei en faisant sélection), extinction de la conscience)
- Les hommes et les choses
L'usine est le lieu de l'inversion entre les hommes et les choses : l'homme est réduit au rang de chose (matricule, place interchangeable) tandis que les machines semblent douées de personnalité (précieuses, imposent leur rythme et leur puissance).
L'ordre des chefs (potentiellement arbitraire et toujours brutal) remplace l'ordre du monde que je peux comprendre (inversion de la rationalité)
(lettre à albertine thévenon + , expérience de la vie d'usine)
- Le rapport au temps
Pour bien travailler, il faut un rythme, tandis que les ouvriers sont réduits à suivre une cadence.
cadence (ouvrier ne travaille pas, il a seulement un poste: impression de précipitation)
rythme (je m'approprie qqch qui m'est imposé, ex coureur qui est dans son corps; paysan fauche, de l'ext ça semble facile).
(conditon ouvrière 336 et article nadia taibi rythme et cadence)
Le mal : l'inversion des moyens et des fins
Simone Weil décrit les Forges de Basse Indre à Boulogne à Boris Souvarine comme « Une sale, une très sale boîte, où on nous fait une grâce en nous permettant de nous crever, et il faut dire merci. »
Dans ces conditions, même prendre le bus peut finir par sembler un privilège : « Comment, moi, l’esclave, je peux donc monter dans cet autobus, en user pour mes douze sous au même titre que n’importe qui ? Quelle faveur extraordinaire ! Si on m’en faisait brusquement redescendre en me disant que des modes de locomotion si commodes ne sont pas pour moi, que je n’ai qu’à aller à pied, je crois que ça me semblerait tout naturel. L’esclavage m’a fait perdre tout à fait le sentiment d’avoir des droits ».
Est-il possible de donner ou rendre une dignité aux ouvriers?
Un constat amer et la nécessité de trouver les mots
Simone Weil se désole : « des ouvriers d’élite, animés de cette force d’âme et d’esprit qu’on ne trouve que dans le prolétariat, prêts, le cas échéant, à se consacrer tout entiers, avec la résolution et la conscience qu’un bon ouvrier met dans son travail, à l’édification d’une société raisonnable », elle en a vu trop peu. Les délégués syndicaux et les ouvriers se concentrent uniquement sur les revendications salariales.
Elle déplore les considérations trop abstraites des hommes qui sont sensés représenter les ouvriers : « Quand je pense que les grrrands [sic] chefs bolcheviks prétendaient créer une classe ouvrière libre et qu’aucun d’eux – Trotski sûrement pas, Lénine, je ne crois pas non plus – n’avait sans doute mis le pied dans une usine et par suite n’avait la plus faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitude ou la liberté pour les ouvriers – la politique m’apparaît comme une sinistre rigolade », écrit-elle à Albertine Thévenon. C'est pourquoi elle pense que sa mission est de tenir à l'usine et d'écrire ce qu'elle vit - ce que les ouvriers ne peuvent pas faire.
Des tentatives pour discuter avec les patrons
Naïvement ou courageusement, après ses années d'usine, Simone Weil débute une correspondance avec deux dirigeants : Auguste Detœuf, d’Alsthom, et Victor Bernard, des fonderies de Rosières.
Il est nécessaire
- d'instaurer un dialogue entre patrons et ouvriers, car « on est très mal placé en haut pour se rendre compte et en bas pour agir »,
- de résoudre les difficultés sur le terrain : « La question, pour l’instant, est de savoir si, dans les conditions actuelles, on peut arriver dans le cadre de l’usine à ce que les ouvriers comptent et aient conscience de compter pour quelque chose », écrit-elle à Bernard.
Simone Weil entre en relation avec le Cercle des jeunes patrons fondé par Detœuf et participe aux réunions du groupe des Nouveaux Cahiers, formé de chefs d’industrie souhaitant des réformes sociales et se positionnant pour une collaboration économique franco-allemande.
A la différence des autres ouvriers, elle refuse d'adopter une posture de rejet systématique du patronat. Elle respecte ces deux hommes, et espère qu'elle pourra mettre en place avec eux un échange fécond; pour autant, elle est sans illusion, écrivant au sujet de Detoeuf « sa bonté ne s’étendait pas sur ses ouvriers »
Dans son coeur elle demeure, comme toujours, du côté des malheureux, et vit donc la grève de 1936 comme une "joie pure".
L'expérience de la grève : parenthèse enchantée ou réalité à inventer?
Lorsque le Front Populaire accède au pouvoir en 1936, des grèves éclatent partout en France.
« Les ouvriers campaient sur le lieu du travail. On leur apportait leurs repas ; dans certaines usines, ils avaient installé des hamacs tendus d’une machine à l’autre. Ils passaient le temps comme ils pouvaient, parlant, discutant, jouant, chantant ; souvent ils faisaient visiter l’usine à leurs familles. C’était une atmosphère joyeuse, enthousiaste, fraternelle », raconte Pétrement.
Simone Weil retourne à l'usine et publie « La vie et la grève des ouvrières métallos », sous le pseudonyme S. Galois (en hommage au mathématicien Évariste Galois). "ll s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange.
Oui, une joie. J’ai été voir les copains dans une usine où j’ai travaillé il y a quelques mois. J’ai passé quelques heures avec eux. Joie de pénétrer dans l’usine avec l’autorisation souriante d’un ouvrier qui garde la porte. Joie de trouver tant de sourires, tant de paroles d’accueil fraternel. Comme on se sent entre camarades dans ces ateliers où, quand j’y travaillais, chacun se sentait tellement seul sur sa machine ! Joie de parcourir librement ces ateliers où on était rivé sur sa machine, de former des groupes, de causer, de casser la croûte. Joie d’entendre, au lieu du fracas impitoyable des machines, symbole si frappant de la dure nécessité sous laquelle on pliait, de la musique, des chants et des rires. On se promène parmi ces machines auxquelles on a donné pendant tant et tant d’heures le meilleur de sa substance vitale, et elles se taisent, elles ne coupent plus de doigts, elles ne font plus de mal. Joie de passer devant les chefs la tête haute. On cesse enfin d’avoir besoin de lutter à tout instant, pour conserver sa dignité à ses propres yeux, contre une tendance presque invincible à se soumettre corps et âme. Joie de voir les chefs se faire familiers par force, serrer des mains, renoncer complètement à donner des ordres. Joie de les voir attendre docilement leur tour pour avoir le bon de sortie que le comité de grève consent à leur accorder. Joie de dire ce qu’on a sur le cœur à tout le monde, chefs et camarades, sur ces lieux où deux ouvriers pouvaient travailler des mois côte à côte sans qu’aucun des deux sache ce que pensait le voisin. Joie de vivre, parmi ces machines muettes, au rythme de la vie humaine – le rythme qui correspond à la respiration, aux battements du cœur, aux mouvements naturels de l’organisme humain – et non à la cadence imposée par le chronométreur. Bien sûr, cette vie si dure recommencera dans quelques jours. Mais on n’y pense pas, on est comme les soldats en permission pendant la guerre. Et puis, quoi qu’il puisse arriver par la suite, on aura toujours eu ça. Enfin, pour la première fois, et pour toujours, il flottera autour de ces lourdes machines d’autres souvenirs que le silence, la contrainte, la soumission. Des souvenirs qui mettront un peu de fierté au cœur, qui laisseront un peu de chaleur humaine sur tout ce métal."
Elle sait pourtant que « cette vie si dure recommencera dans quelques jours ».
Elle espère que puisse se mettre en place une collaboration plutôt qu'une subordination, aussi hostile à la hiérarchie existante qu'à la perspective d'un impérialisme ouvrier : « Même le capitalisme vaut mieux que l’État totalitaire, genre URSS, vers lequel certains socialistes voudraient nous mener tout droit »
La réforme plutôt que la révolution
Pour elle la révolution doit être technique avant d'être politique et sociale. C'est le taylorisme comme "doctrine d'ingénieur" plus que de capitaliste et l'organisation du système de production qu'il faut changer.`
Plutôt que de laisser la science au service de la technique, elle souhaite développer l'éducation ouvrière, qui permettra aux travailleurs de se réapproprier le savoir scientifique, afin de « passer de la nécessité subie à la nécessité méthodiquement maniée, [et] déchirer le voile d’ignorance qui [les] maintient dans l’esclavage ».
Elle rêve qu'il puisse naître une "science des machines", grâce à laquelle l'organisation du travail dépasserait le mode de production pré-industriel sans tomber dans l'automatisme. Est-ce possible?
"Aujourd’hui, nul ne peut ignorer que ceux à qui on a assigné pour seul rôle sur cette terre de plier, de se soumettre et de se taire plient, se soumettent et se taisent seulement dans la mesure précise où ils ne peuvent pas faire autrement. Y aura-t-il autre chose ? Allons-nous enfin assister à une amélioration effective et durable des conditions du travail industriel ? L’avenir le dira ; mais cet avenir, il ne faut pas l’attendre, il faut le faire. »
Pour aller plus loin
Nadia TAIBI me semble très éclairante. Voici une sélection. Un texte d'analyse, ici : "A l'usine, on ne travaille pas" (14 pages). Un autre, extrait de sa thèse, "Simone Weil, la pensée comme résistance - rythme et cadence", ici. Emission Chemins de la philosophie "Simone Weil, penser en travaillant" (50 min, audio, ici)
Joseph PONTHUS, A la ligne, Gallimard Folio, 2019. Un long poème sur la vie d'usine, entre humour, tendresse et désespoir.
Florence AUBENAS, Le quai de Ouistreham, Editions de l'Olivier, 2010. Son livre a été adapté en film : Ouistreham.
Camille LAURENS, "Qu'est-ce qui distingue une bonne d'une mauvaise répétition? ", émission Sous le soleil de Platon, 25 aout 2023 avec Charles PEPIN, 50 min, à écouter ici.
La mise à mort du travail, documentaire en trois volets de Jean-Robert VIALLET et Christophe NICK, 2009. Incontournable à mon avis pour comprendre ce qui se joue dans les entreprises et les administrations. Présentation rapide ici. 1 la destruction (au supermarché), 2 l'aliénation (chez Carglass) ici; 3 la dépossession (chez Fenwick) ici. Reportage complet ici.
Christophe DEJOURS, Souffrance en France. La banalisation de l'injustice sociale, Le Seuil, 1998. Vous pouvez trouver un résumé ici.Série de vidéos, J'ai très mal au travail, en DVD ou sur Youtube ici. Plus optimiste, avec des perspectives de nouvelles organisations du travail : Le choix. Souffrir au travail n'est pas une fatalité, Bayard, 2015.
Ludivine BENARD, Simone Weil, La vérité pour vocation. Extrait disponible en ligne, sur le site Le Comptoir, concernant le travail (avec de chouettes photos), ici.
"Simone Weil, une vie au travail", dans Avoir raison... avec Simone Weil, août 2021, avec Pascale DEVETTE et Aida N'DIAYE, 28 min audio, ici.
Un court article du Midi libre sur son expérience dans les vendanges, ici.
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