La philosophe au travail : peut-on travailler et penser? (lundi 29 septembre 2025)





Le contexte


Entre 1931 et 1934, professeur de philosophie en lycée au Puy, à Auxerre et Roanne, elle a également une activité militante : elle s'implique dans les milieux syndicaux et donne des cours à des mineurs.

Le 20 juin 1934, elle se met en congé de l'enseignement, ayant fait une demande « pour études personnelles » qu'elle formule ainsi : « je désirerais préparer une thèse de philosophie concernant le rapport de la technique moderne, base de la grande industrie, avec les aspects essentiels de notre civilisation, c’est-à-dire d’une part notre organisation sociale, d’autre part notre culture[ ». Elle commence à rédiger ce qu'elle appelle "son grand oeuvre", Les Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale.

Grâce à l'intervention de Boris Souvarine, elle parvient à se faire embaucher comme ouvrière : du 4 décembre 1934 au 23 août 1935, Weil est ainsi en immersion dans le monde ouvrier chez Alsthom à Paris (comme ouvrière sur presse, ou découpeuse); elle travaille ensuite aux Forges J.-J Carnaud de Basse-Indre à Boulogne-Billancourt (où le travail à la chaîne est encore plus dur); renvoyée, elle termine chez Renault après une pénible période de chômage (comme fraiseuse - photos des années 30 ici ou ici). Elle ne travaille pas en continu, car sa santé l'oblige à interrompre le travail d'usine avec des congés maladie.




En 1941, dans la France occupée, elle a aussi travaillé comme ouvrière agricole; accueillie par Gustave Thibon, "philosophe-paysan, catholique, monarchiste, autodidacte", à Saint-Marcel-d'Ardèche. Il l'accompagne à Saint-Julien-de-Peyrolas, où elle est engagée pour les vendanges chez André Rieu. Lorsqu'elle quitte la France en 1942 avec ses parents, c'est à Gustave Thibon qu'elle confie ses carnets.


Les textes principaux


Lettres à Albertine Thévenon. 3 lettres, lumineuses et poignantes, écrites à son amie, institutrice et militante syndicaliste révolutionnaire au SNI (Syndicat National des Instituteurs), pendant les périodes de travail ou de congé maladie.

Lettre à une élève, 1934, à lire en ligne ici.

Expérience de la vie d'usine, 11 p. Disponible en PDF ici.

La condition ouvrière (paru en 1951, grâce à Albert Camus). Facile à trouver neuf ou d'occasion, version numérique ici.

"La vie et la grève des ouvrières métallos", article publié dans la Revue Prolétarienne le 10 juin 1936. A lire sur le site Le Comptoir (avec de chouettes photos) ici.

Vous pouvez trouver des sélections intéressantes ici : "Simone Weil et le travail à la chaîne", sélection pour des élèves de 1ère

Je vous renvoie à la biblio générale ici.





Points d'accroche


Qu'est-ce qui lui a pris 

de laisser son poste d'agrégée 

pour aller travailler en usine?


Pourquoi aller travailler en usine?

Simone Weil cherchait à penser en contact avec le réel, à mettre sa pensée "à l'épreuve du réel". Dès ses 20 ans, elle a souhaité travailler en usine, un désir qu'elle ressentait comme une "nécessité intérieure".


Une enseignante peut-elle vraiment partager la condition des ouvriers?

 Tout d'abord enthousiaste, elle écrit à Simone Gibert, une de ses anciennes élèves du Puy : « Tout en souffrant de tout cela [subordination, travail, machine] – je suis plus heureuse que je ne puis dire d’être là où je suis. » Mais elle ne tarde pas à se critiquer sévèrement : « Je suis entrée à l’usine avec une bonne volonté ridicule, et je me suis aperçue assez vite que rien n’était plus déplacé ».

Elle se jette dans le travail et se contente de sa paie d'ouvrière. Dans Journal d'Usine, elle écrit: « Forcer ? Forcer encore. Vaincre à chaque seconde ce dégoût, cet écœurement qui paralyse. Combien en ai-je fait, au bout d’une heure ? Six cents. Plus vite. Combien, au bout de cette dernière heure ? Six cent cinquante. La sonnerie. Pointer, s’habiller, sortir de l’usine, le corps vidé de toute énergie vitale, l’esprit vide de pensée, le cœur submergé de dégoût, de rage muette, et par-dessus tout cela d’un sentiment d’impuissance et de soumission. Car le seul espoir pour le lendemain, c’est qu’on veuille bien me laisser passer encore une pareille journée. »

Au travail, impossible de penser. Elle écrit à Simone Gibert « Penser, c’est aller moins vite ; or il y a des normes de vitesse, établies par des bureaucrates impitoyables, et qu’il faut réaliser, à la fois pour ne pas être renvoyé et pour gagner suffisamment (le salaire étant aux pièces). Moi, je n’arrive pas à les réaliser, pour bien des raisons : le manque d’habitude, ma maladresse naturelle, qui est considérable, une certaine lenteur naturelle dans les mouvements, les maux de tête, et une certaine manie de penser dont je n’arrive pas à me débarrasser » (Lettre complète ici). Aussi elle s'épuise et ne parvient pas à manger à sa faim avec son salaire.

Albertine Thévenon doute pourtant de sa capacité à partager réellement le sort des ouvriers : "être prolétaire, c'est une situation de fait, pas de choix". Voir archive ina sur Lumni, 4 min (ici)

Pourtant Simone Weil a cherché à traverser cette expérience, à se laisser traverser profondément par elle.  Elle écrit à Albertine Thévenon en janvier 1935 : « Cette expérience […] a changé pour moi non pas telle ou telle de mes idées (beaucoup ont été au contraire confirmées), mais infiniment plus, toute ma perspective sur les choses, le sentiment même que j’ai de la vie. […] Je connaîtrai encore la joie, mais il y a une certaine légèreté de cœur qui me restera, il me semble, toujours impossible »;  « Après mon année d’usine […], j’avais l’âme et le corps en quelque sorte en morceaux. Ce contact avec le malheur avait tué ma jeunesse. […] J’ai reçu là et pour toujours la marque de l’esclavage. »


L'aliénation des ouvriers : 

en quel sens peut-on dire 

qu'ils ne peuvent pas travailler?


Simone Weil s'appuie sur la définition idéale du travail de Karl Marx, et va montrer, comme lui, que ce que font les ouvriers dans une usine n'est pas du travail, mais seulement un effort qui conduit à l'épuisement et à la dégradation morale : à l'aliénation.

Par le travail, l'homme pourrait, selon Marx, accomplir son essence humaine, grâce au rapport vivant entre sa volonté et la nature, et l'expérience de l'activité de son corps et son esprit; voici ce qu'il écrit dans le Capital

« Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s'assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n'a pas encore dépouillé son mode purement instinctif.

Notre point de départ, c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l'homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte.

Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles : il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté. Et cette subordination n'est pas momentanée. L’œuvre exige pendant toute sa durée, outre l'effort des organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter que d'une tension constante de la volonté. Elle l'exige d'autant plus que, par son objet et son mode d'exécution, le travail enchaîne moins le travailleur, qu'il se fait moins sentir à lui comme le libre jeu de ses forces corporelles et intellectuelles : en un mot, qu'il est moins attrayant. »

Mais dans la réalité de la manufacture, il en va tout autrement. Voici la description de l'aliénation telle que Marx la présente dans les Manuscrits de 1844

« En quoi consiste l’aliénation du travail ?

D’abord dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans le travail, celui-ci ne s’affirme pas, mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail, et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Il est comme chez lui quand il ne travaille pas, et, quand il travaille, il ne se sent pas chez lui. Son travail n’est donc pas volontaire mais contraint ; c’est du travail forcé. Il n’est pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. Le travail extérieur, le travail dans lequel l’homme s’aliène, est un sacrifice de soi, une mortification. Enfin, le caractère extérieur à l’ouvrier du travail apparaît dans le fait qu’il n’est pas son bien propre mais appartient à un autre... l’activité de l’ouvrier n’est pas son activité propre. Elle appartient à un autre, elle est perte de soi-même.

Dans cet extrait du Capital (1867), Marx analyse les conséquences de la mécanisation, "Dans la manufacture et le métier l'ouvrier se sert de l'outil, dans la fabrique, il sert la machine. Là le mouvement de l'instrument de travail part de lui, ici il ne fait que le suivre. Dans la manufacture, les ouvriers forment autant de membres d'un organisme vivant. Dans la fabrique, ils sont incorporé à un mécanisme mort qui existe indépendamment d'eux. En même temps que le travail mécanique surexcite au dernier point le système nerveux, il empêche le jeu varié des muscles et comprime toute activité libre du corps et de l'esprit " (texte plus long en bas de la page du Livre Scolaire (ici))


L'ordre des chefs (potentiellement arbitraire et toujours brutal) remplace l'ordre du monde que je peux comprendre (inversion de la rationalité). La cadence, trop rapide, tue la pensée.

Lettre à Albertine Thévenon : 

“ C’est inhumain [...] L’attention, privée d’objets dignes d’elle, est par contre contrainte à se concentrer seconde par seconde sur un problème mesquin, toujours le même, avec des variantes : faire 50 pièces en 5 minutes au lieu de 6, ou quoi que ce soit de cet ordre [...]

La tentation la plus difficile à repousser, dans une pareille vie, c’est celle de renoncer tout à fait à penser : on sent si bien que c’est l’unique moyen de ne plus souffrir ! D’abord, de ne plus souffrir moralement. Car la situation même efface automatiquement les sentiments de révolte : faire son travail avec irritation, ce serait le faire mal, et se condamner à crever de faim ; et on n’a personne à qui s’attaquer en dehors du travail lui-même. Les chefs, on ne peut pas se permettre d’être insolents avec eux, et d’ailleurs bien souvent ils n’y donnent même pas lieu. Ainsi il ne reste pas d’autre sentiment possible à l’égard de son propre sort que la tristesse. Alors on est tenté de perdre purement et simplement conscience de tout ce qui n’est pas le train-train vulgaire et quotidien de la vie. Physiquement aussi, sombrer, en dehors des heures de travail, dans une demi-somnolence est une grande tentation. [...]

J’ai une faculté d’adaptation presque illimitée, qui me permet d’oublier que je suis un « professeur agrégé » en vadrouille dans la classe ouvrière, de vivre ma vie actuelle comme si j’y étais destinée depuis toujours (et, en un sens, c’est bien vrai) et que cela devait toujours durer, comme si elle m’était imposée par une nécessité inéluctable et non par mon libre choix”

“ Pour moi, moi personnellement, voici ce que ça a voulu dire, travailler en usine. Ca a voulu dire que toutes les raisons extérieures (je les avais crues intérieures auparavant) sur lesquelles s’appuyaient pour moi le sentiment de ma dignité, le respect de moi-même, ont été en deux ou trois semaines radicalement brisées sous le coup d’une contrainte brutale et quotidienne. Et ne crois pas qu’il s’en soit résulté en moi des sentiments de révolte. Non, mais au contraire, la chose du monde que j’attendais le moins de moi-même – la docilité. Une docilité de bête de somme résignée. Il me semblait que j’étais née pour attendre, pour recevoir, pour exécuter des ordres – que je n’avais jamais fait que ça – que je ne ferais jamais que ça. Je ne suis pas fière d’avouer ça. C’est le genre de souffrances dont aucun ouvrier ne parle : ça fait trop mal d’y penser. Quand la maladie m’a contrainte à m’arrêter, j’ai pris pleinement conscience de l’abaissement où je tombais, je me suis juré de subir cette existence jusqu’au jour où je parviendrais, en dépit d’elle, à me ressaisir. Je me suis tenu parole. Lentement, dans la souffrance, j’ai reconquis à travers l’esclavage le sentiment de ma dignité d’être humain, un sentiment qui ne s’appuyait sur rien d’extérieur cette fois, et toujours accompagné de la conscience que je n’avais aucun droit à rien, que chaque instant libre de souffrances et d’humiliations devait être reçu comme une grâce, comme le simple effet de hasards favorables.

Il y a deux facteurs, dans cet esclavageLa vitesse : pour “ y arriver ” il faut répéter mouvement après mouvement à une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours, non seulement à la réflexion, mais même à la rêverie. Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour 8 heures par jour, sa pensée, ses sentiments, toutEst-on irrité, triste ou dégoûté, il faut ravaler, refouler tout au fond de soi irritation, tristesse ou dégoût : ils ralentiraient la cadence. Et la joie de même. Les ordres : depuis qu’on pointe en entrant jusqu’à ce qu’on pointe en sortanton peut à chaque moment recevoir n’importe quel ordre. Et il faut toujours se taire etobéir. L’ordre peut être pénible ou dangereux à exécuter, ou même inexécutable ; ou bien deux chefs donner deux ordres contradictoires ; ça ne fait rien : se taire et plier. Adresser la parole à un chef – même pour une chose indispensable – c’est toujours, même si c’est un brave type (même les braves types ont des mouvements d’humeur) s’exposer à se faire rabrouer; et quand ça arrive, il faut encore se taire. Quant à ses propres accès d’énervement et de mauvaise humeur, il faut les ravaler ; ils ne peuvent se traduire ni en paroles ni en gestes, car les gestes sont à chaque instant déterminés par le travail. Cettesituation fait que la pensée se recroqueville, se rétracte, comme la chair se rétracte devant un bistouri. On ne peut pas être “ conscient .

Tout ça c’est pour le travail non qualifié bien entendu ”


- Les hommes et les choses

L'usine est le lieu de l'inversion entre les hommes et les choses : l'homme est réduit au rang de chose (matricule, place interchangeable) tandis que les machines semblent douées de personnalité (précieuses, imposent leur rythme et leur puissance).

Expérience de la vie d'usine : 

"Dans les usines modernes (...) a coopération, la compréhension, l'appréciation mutuelle dans le travail (...) sont le monopole des sphères supérieures. Au niveau de l'ouvrier, les rapports établis entre les différents postes, les différentes fonctions, sont des rapports entre les choses et non entre les hommes. Les pièces circulent avec leurs fiches, l'indication du nom, de la forme, de la matière première ; on pourrait presque croire que ce sont elles qui sont les personnes, et les ouvriers qui sont des pièces interchangeables. Elles ont un état civil ; et quand il faut, comme c'est le cas dans quelques grandes usines, montrer en entrant une carte d'identité où l'on se trouve photographié avec un numéro sur la poitrine, comme un forçat, le contraste est un symbole poignant et qui fait mal.

Les choses jouent le rôle des hommes, les hommes jouent le rôle des choses ; c'est la racine du mal. Il y a beaucoup de situations différentes dans une usine ; l'ajusteur qui, dans un atelier d'outillage, fabrique, par exemple, des matrices de presses, merveilles d'ingéniosité, longues à façonner, toujours différentes, celui-là ne perd rien en entrant dans l'usine ; mais ce cas est rare. Nombreux au contraire dans les grandes usines et même dans beaucoup de petites sont ceux ou celles qui exécutent à toute allure, par ordre, cinq ou six gestes simples indéfiniment répétés, un par seconde environ, sans autre répit que quelques courses anxieuses pour chercher une caisse, un régleur, d'autres pièces, jusqu'à la seconde précise où un chef vient en quelque sorte les prendre comme des objets pour les mettre devant une autre machine ; ils y resteront jusqu'à ce qu'on les mette ailleurs. Ceux-là sont des choses autant qu'un être humain peut l'être, mais des choses qui n'ont pas licence de perdre conscience, puisqu'il faut toujours pouvoir faire face à l'imprévu."


"L'ouvrier sent qu'il n'est pas chez lui (à l'usine). Il y reste étranger. Rien n'est si puissant chez l'homme que le besoin de s'approprier, non pas juridiquement, mais par la pensée, les lieux et les objets parmi lesquels il passe sa vie et dépense la vie qu'il a en lui ; une cuisinière dit « ma cuisine », un jardinier dit « ma pelouse », et c'est bien ainsi. La propriété juridique n'est qu'un des moyens qui procurent un tel sentiment, et l'organisation sociale parfaite serait celle qui par l'usage de ce moyen et des autres moyens donnerait ce sentiment à tous les êtres humains. Un ouvrier, sauf quelques cas trop rares, ne peut rien s'approprier par la pensée dans l'usine. Les machines ne sont pas à lui ; il sert l'une ou l'autre selon qu'il en reçoit l'ordre. Il les sert, il ne s'en sert pas ; elles ne sont pas pour lui un moyen d'amener un morceau de métal à prendre une certaine forme, il est pour elles un moyen de leur amener des pièces en vue d'une opération dont il ignore le rapport avec celles qui précèdent et celles qui suivent.


Les pièces ont leur histoire ; elles passent d'un stade de fabrication à un autre ; lui n'est pour rien dans cette histoire, il n'y laisse pas sa marque, il n'en connaît rien. S'il était curieux, sa curiosité ne serait pas encouragée, et d'ailleurs la même douleur sourde et permanente qui empêche la pensée de voyager dans le temps l'empêche aussi de voyager à travers l'usine et la cloue en un point de l'espace, comme au moment présent. L'ouvrier ne sait pas ce qu'il produit, et par suite il n'a pas le sentiment d'avoir produit, mais de s'être épuisé à vide. Il dépense à l'usine, parfois jusqu'à l'extrême limite, ce qu'il a de meilleur en lui, sa faculté de penser, de sentir, de se mouvoir ; il les dépense, puisqu'il en est vidé quand il sort ; et pourtant il n'a rien mis de lui-même dans son travail, ni pensée, ni sentiment, ni même, sinon dans une faible mesure, mouvements déterminés par lui, ordonnés par lui en vue d'une fin. Sa vie même sort de lui sans laisser aucune marque autour de lui. L'usine crée des objets utiles, mais non pas lui, et la paie qu'on attend chaque quinzaine par files, comme un troupeau, paie impossible à calculer d'avance, dans le cas du travail aux pièces, par suite de l'arbitraire et de la complication des comptes, semble plutôt une aumône que le prix d'un effort. L'ouvrier, quoique indispensable à la fabrication, n'y compte presque pour rien, et c'est pourquoi chaque souffrance physique inutilement imposée, chaque manque d'égard, chaque brutalité, chaque humiliation même légère semble un rappel qu'on ne compte pas et qu'on n'est pas chez soi. On peut voir des femmes attendre dix minutes devant une usine sous des torrents de pluie, en face d'une porte ouverte par où passent des chefs, tant que l'heure n'a pas sonné ; ce sont des ouvrières ; cette porte leur est plus étrangère que celle de n'importe quelle maison inconnue où elles entreraient tout naturellement pour se réfugier. Aucune intimité ne lie les ouvriers aux lieux et aux objets parmi lesquels leur vie s'épuise, et l'usine fait d'eux, dans leur propre pays, des étrangers, des exilés, des déracinés. Les revendications ont eu moins de part dans l'occupation des usines que le besoin de s'y sentir au moins une fois chez soi. Il faut que la vie sociale soit corrompue jusqu'en son centre lorsque les ouvriers se sentent chez eux dans l'usine quand ils font grève, étrangers quand ils travaillent. Le contraire devrait être vrai. Les ouvriers ne se sentiront vraiment chez eux dans leur pays, membres responsables du pays, que lorsqu'ils se sentiront chez eux dans l'usine pendant qu'ils y travaillent."


- Le rapport au temps

Pour bien travailler, il faut un rythme, tandis que les ouvriers sont réduits à suivre une cadence. 

Expérience de la vie d'usine: 

La succession de leurs gestes n'est pas désignée, dans le langage de l'usine, par le mot de rythme, mais par celui de cadence, et c'est juste, car cette succession est le contraire d'un rythme. 

Toutes les suites de mouvements qui participent au beau et s'accomplissent sans dégrader enferment des instants d'arrêt, brefs comme l'éclair, qui constituent le secret du rythme et donnent au spectateur, à travers même l'extrême rapidité, l'impression de la lenteur. Le coureur à pied, au moment qu'il dépasse un record mondial, semble glisser lentement, tandis qu'on voit les coureurs médiocres se hâter loin derrière lui ; plus un paysan fauche vite et bien, plus ceux qui le regardent sentent que, comme on dit si justement, il prend tout son temps. 

Au contraire, le spectacle de manœuvres sur machines est presque toujours celui d'une précipitation misérable d'où toute grâce et toute dignité sont absentes. Il est naturel à l'homme et il lui convient de s'arrêter quand il a fait quelque chose, fût-ce l'espace d'un éclair, pour en prendre conscience, comme Dieu dans la Genèse ; cet éclair de pensée, d'immobilité et d'équilibre, c'est ce qu'il faut apprendre à supprimer entièrement dans l'usine, quand on y travaille. Les manœuvres sur machines n'atteignent la cadence exigée que si les gestes d'une seconde se succèdent d'une manière ininterrompue et presque comme le tic-tac d'une horloge, sans rien qui marque jamais que quelque chose est fini et qu'autre chose commence. Ce tic-tac dont on ne peut supporter d'écouter longtemps la morne monotonie, eux doivent presque le reproduire avec leur corps. Cet enchaînement ininterrompu tend à plonger dans une espèce de sommeil, mais il faut le supporter sans dormir. 

Ce n'est pas seulement un supplice ; s'il n'en résultait que de la souffrance, le mal serait moindre qu'il n'est. Toute action humaine exige un mobile qui fournisse l'énergie nécessaire pour l'accomplir, et elle est bonne ou mauvaise selon que le mobile est élevé ou bas. Pour se plier à la passivité épuisante qu'exige l'usine, il faut chercher des mobiles en soi-même, car il n'y a pas de fouets, pas de chaînes ; des fouets, des chaînes rendraient peut-être la transformation plus facile. Les conditions mêmes du travail empêchent que puissent intervenir d'autres mobiles que la crainte des réprimandes et du renvoi, le désir avide d'accumuler des sous, et, dans une certaine mesure, le goût des records de vitesse. Tout concourt pour rappeler ces mobiles à la pensée et les transformer en obsessions ; il n'est jamais fait appel à rien de plus élevé ; d'ailleurs ils doivent devenir obsédants pour être assez efficaces. En même temps que ces mobiles occupent l'âme, la pensée se rétracte sur un point du temps pour éviter la souffrance, et la conscience s'éteint autant que les nécessités du travail le permettent. Une force presque irrésistible, comparable à la pesanteur, empêche alors de sentir la présence d'autres êtres humains qui peinent eux aussi tout près ; il est presque impossible de ne pas devenir indifférent et brutal comme le système dans lequel on est pris ; et réciproquement la brutalité du système est reflétée et rendue sensible par les gestes, les regards, les paroles de ceux qu'on a autour de soi. Après une journée ainsi passée, un ouvrier n'a qu'une plainte, plainte qui ne parvient pas aux oreilles des hommes étrangers à cette condition et ne leur dirait rien si elle y parvenait ; il a trouvé le temps long."




Le mal : l'inversion des moyens et des fins


Simone Weil décrit les Forges de Basse Indre à Boulogne à Boris Souvarine comme « Une sale, une très sale boîte, où on nous fait une grâce en nous permettant de nous crever, et il faut dire merci. » 

Dans ces conditions, même prendre le bus peut finir par sembler un privilège : « Comment, moi, l’esclave, je peux donc monter dans cet autobus, en user pour mes douze sous au même titre que n’importe qui ? Quelle faveur extraordinaire ! Si on m’en faisait brusquement redescendre en me disant que des modes de locomotion si commodes ne sont pas pour moi, que je n’ai qu’à aller à pied, je crois que ça me semblerait tout naturel. L’esclavage m’a fait perdre tout à fait le sentiment d’avoir des droits ».


Est-il possible de donner ou rendre une dignité aux ouvriers?


Un constat amer et la nécessité de trouver les mots

Simone Weil se désole : « des ouvriers d’élite, animés de cette force d’âme et d’esprit qu’on ne trouve que dans le prolétariat, prêts, le cas échéant, à se consacrer tout entiers, avec la résolution et la conscience qu’un bon ouvrier met dans son travail, à l’édification d’une société raisonnable », elle en a vu trop peu. Les délégués syndicaux et les ouvriers se concentrent uniquement sur les revendications salariales.

Elle déplore les considérations trop abstraites des hommes qui sont sensés représenter les ouvriers : « Quand je pense que les grrrands [sic] chefs bolcheviks prétendaient créer une classe ouvrière libre et qu’aucun d’eux – Trotski sûrement pas, Lénine, je ne crois pas non plus – n’avait sans doute mis le pied dans une usine et par suite n’avait la plus faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitude ou la liberté pour les ouvriers – la politique m’apparaît comme une sinistre rigolade », écrit-elle à Albertine Thévenon. C'est pourquoi elle pense que sa mission est de tenir à l'usine et d'écrire ce qu'elle vit - ce que les ouvriers ne peuvent pas faire. 


Des tentatives pour discuter avec les patrons

Naïvement ou courageusement, après ses années d'usine, Simone Weil débute une correspondance avec deux dirigeants : Auguste Detœuf, d’Alsthom, et Victor Bernard, des fonderies de Rosières. 

Il est nécessaire 

- d'instaurer un dialogue entre patrons et ouvriers, car « on est très mal placé en haut pour se rendre compte et en bas pour agir »

- de résoudre les difficultés sur le terrain : « La question, pour l’instant, est de savoir si, dans les conditions actuelles, on peut arriver dans le cadre de l’usine à ce que les ouvriers comptent et aient conscience de compter pour quelque chose », écrit-elle à Bernard. 

Simone Weil entre en relation avec le Cercle des jeunes patrons fondé par Detœuf et participe aux réunions du groupe des Nouveaux Cahiers, formé de chefs d’industrie souhaitant des réformes sociales et se positionnant pour une collaboration économique franco-allemande.

A la différence des autres ouvriers, elle refuse d'adopter une posture de rejet systématique du patronat. Elle respecte ces deux hommes, et espère qu'elle pourra mettre en place avec eux un échange fécond; pour autant, elle est sans illusion, écrivant au sujet de Detoeuf « sa bonté ne s’étendait pas sur ses ouvriers »

Dans son coeur elle demeure, comme toujours, du côté des malheureux, et vit donc la grève de 1936 comme une "joie pure".


L'expérience de la grève : parenthèse enchantée ou réalité à inventer?

Lorsque le Front Populaire accède au pouvoir en 1936, des grèves éclatent partout en France.

« Les ouvriers campaient sur le lieu du travail. On leur apportait leurs repas ; dans certaines usines, ils avaient installé des hamacs tendus d’une machine à l’autre. Ils passaient le temps comme ils pouvaient, parlant, discutant, jouant, chantant ; souvent ils faisaient visiter l’usine à leurs familles. C’était une atmosphère joyeuse, enthousiaste, fraternelle », raconte Pétrement.

Simone Weil retourne à l'usine et publie « La vie et la grève des ouvrières métallos », sous le pseudonyme S. Galois (en hommage au mathématicien Évariste Galois).  "ll s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange.

Oui, une joie. J’ai été voir les copains dans une usine où j’ai travaillé il y a quelques mois. J’ai passé quelques heures avec eux. Joie de pénétrer dans l’usine avec l’autorisation souriante d’un ouvrier qui garde la porte. Joie de trouver tant de sourires, tant de paroles d’accueil fraternel. Comme on se sent entre camarades dans ces ateliers où, quand j’y travaillais, chacun se sentait tellement seul sur sa machine ! Joie de parcourir librement ces ateliers où on était rivé sur sa machine, de former des groupes, de causer, de casser la croûte. Joie d’entendre, au lieu du fracas impitoyable des machines, symbole si frappant de la dure nécessité sous laquelle on pliait, de la musique, des chants et des rires. On se promène parmi ces machines auxquelles on a donné pendant tant et tant d’heures le meilleur de sa substance vitale, et elles se taisent, elles ne coupent plus de doigts, elles ne font plus de mal. Joie de passer devant les chefs la tête haute. On cesse enfin d’avoir besoin de lutter à tout instant, pour conserver sa dignité à ses propres yeux, contre une tendance presque invincible à se soumettre corps et âme. Joie de voir les chefs se faire familiers par force, serrer des mains, renoncer complètement à donner des ordres. Joie de les voir attendre docilement leur tour pour avoir le bon de sortie que le comité de grève consent à leur accorder. Joie de dire ce qu’on a sur le cœur à tout le monde, chefs et camarades, sur ces lieux où deux ouvriers pouvaient travailler des mois côte à côte sans qu’aucun des deux sache ce que pensait le voisin. Joie de vivre, parmi ces machines muettes, au rythme de la vie humaine – le rythme qui correspond à la respiration, aux battements du cœur, aux mouvements naturels de l’organisme humain – et non à la cadence imposée par le chronométreur. Bien sûr, cette vie si dure recommencera dans quelques jours. Mais on n’y pense pas, on est comme les soldats en permission pendant la guerre. Et puis, quoi qu’il puisse arriver par la suite, on aura toujours eu ça. Enfin, pour la première fois, et pour toujours, il flottera autour de ces lourdes machines d’autres souvenirs que le silence, la contrainte, la soumission. Des souvenirs qui mettront un peu de fierté au cœur, qui laisseront un peu de chaleur humaine sur tout ce métal."

Elle sait pourtant que « cette vie si dure recommencera dans quelques jours ».

Elle espère que puisse se mettre en place une collaboration plutôt qu'une subordination, aussi hostile à la hiérarchie existante qu'à la perspective d'un impérialisme ouvrier : « Même le capitalisme vaut mieux que l’État totalitaire, genre URSS, vers lequel certains socialistes voudraient nous mener tout droit »




La réforme plutôt que la révolution

Pour elle la révolution doit être technique avant d'être politique et sociale. C'est le taylorisme comme "doctrine d'ingénieur" plus que de capitaliste et l'organisation du système de production qu'il faut changer.`

Plutôt que de laisser la science au service de la technique, elle souhaite développer l'éducation ouvrière, qui permettra aux travailleurs de se réapproprier le savoir scientifique, afin de « passer de la nécessité subie à la nécessité méthodiquement maniée, [et] déchirer le voile d’ignorance qui [les] maintient dans l’esclavage ». 

Elle rêve qu'il puisse naître une "science des machines", grâce à laquelle l'organisation du travail dépasserait le mode de production pré-industriel sans tomber dans l'automatisme. Est-ce possible?

 "Aujourd’hui, nul ne peut ignorer que ceux à qui on a assigné pour seul rôle sur cette terre de plier, de se soumettre et de se taire plient, se soumettent et se taisent seulement dans la mesure précise où ils ne peuvent pas faire autrement. Y aura-t-il autre chose ? Allons-nous enfin assister à une amélioration effective et durable des conditions du travail industriel ? L’avenir le dira ; mais cet avenir, il ne faut pas l’attendre, il faut le faire. »



Pour aller plus loin


Nadia TAIBI me semble très éclairante. Voici une sélection. Un texte d'analyse, ici : "A l'usine, on ne travaille pas" (14 pages). Un autre, extrait de sa thèse, "Simone Weil, la pensée comme résistance - rythme et cadence", ici. Emission radio Chemins de la philosophie "Simone Weil, penser en travaillant" (50 min, audio, ici) - elle m'a été très précieuse pour préparer cet atelier.

Joseph PONTHUS, A la ligne. Feuillets d'usine, Gallimard Folio, 2019. Un long poème sur la vie d'usine, entre humour, tendresse et désespoir. Après des années de classe préparatoire littéraire, il devient éducateur spécialisé, puis suit sa femme en Bretagne, où il travaille dans deux usines pour gagner sa vie, ne trouvant pas mieux. Il en a tiré son livre. Entretien du 29 mai 2020 dans Par les temps qui courent "L'usine a enlevé tout le gras de mes textes" ici, où il parvient à des conclusions différentes : pour lui il reste du temps pour penser. Si vous aimez écouter les textes, vous en trouverez une "lecture musicale" par Lucie BOISSONNEAU et Gilles GEENEN ici.

Florence AUBENAS, Le quai de Ouistreham, Editions de l'Olivier, 2010. Son livre a été adapté en film : Ouistreham, avec Juliette Binoche.

Camille LAURENS, "Qu'est-ce qui distingue une bonne d'une mauvaise répétition? ", émission Sous le soleil de Platon, 25 aout 2023 avec Charles PEPIN, 50 min, à écouter ici.

La mise à mort du travail, documentaire en trois volets de Jean-Robert VIALLET et Christophe NICK, 2009. Incontournable à mon avis pour comprendre ce qui se joue dans les entreprises et les administrations. Présentation rapide ici. 1 la destruction (au supermarché), 2 l'aliénation (chez Carglass) ici; 3 la dépossession (chez Fenwick) ici. Reportage complet ici.

Christophe DEJOURS, Souffrance en France. La banalisation de l'injustice sociale, Le Seuil, 1998. Vous pouvez trouver un résumé ici.Série de vidéos, J'ai très mal au travail, en DVD ou sur Youtube ici. Plus optimiste, avec des perspectives de nouvelles organisations du travail : Le choix. Souffrir au travail n'est pas une fatalité, Bayard, 2015.

Ludivine BENARD, Simone Weil, La vérité pour vocation. Extrait disponible en ligne, sur le site Le Comptoir, concernant le travail (avec de chouettes photos), ici.

"Simone Weil, une vie au travail", dans Avoir raison... avec Simone Weil, août 2021, avec Pascale DEVETTE et Aida N'DIAYE, 28 min audio, ici.

Un court article du Midi libre sur son expérience dans les vendanges, ici.


Plusieurs films de fiction se passent dans des usines et font écho pour moi aux textes de Simone Weil : 

Lars VON TRIER, Dancer in the Dark, 2000, avec Björk en ouvrière. Des passages magnifiques sur le bruit de l'usine qui se transforme en musique dans sa tête, et toute une fresque de la condition ouvrière à travers une vie individuelle.

Ressources humaines de Laurent CANTET, avec Jérémie Rénier en cadre chargé d'un plan de licenciement.

La loi du marché, de Stéphane BRIZE, avec Vincent Lindon.

Corporate, de Nicolas SILHOL. Le management vu du côté des cadres.









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