Atelier Philo #39 - Naitre et renaitre (lundi 19 mai 2025)

 

Elliott Erwitt, New York 


Claire MARIN "il faut rejouer plus tardivement dans sa vie la rupture qu'est la naissance pour renaître ou naître enfin à soi" ("Naitre ne suffit pas" dans Naître et renaître)



Si nous ne naissons qu'une fois, combien de fois pouvons-nous renaître et comment
Cela adviendra-t-il de nos propres forces ou avons-nous besoin d'une rencontre, d'une ouverture? Ces renaissances sont-elles donc notre propre oeuvre? Renaître, est-ce donc un acte individuel, ou bien ne peut-il survenir que dans l'expérience de l'altérité?
Et pouvons-nous nous en passer, seulement naître et poursuivre notre vie, ou devons-nous comprendre que vivre véritablement, c'est accepter de devoir renaître en permanence sous peine de se fossiliser vivant? Mais si nous renaissons en permanence, n'allons-nous pas nous épuiser ou nous perdre?
Enfin, si "naître" semble l'opposé de mourir, et si, au cours de notre vie biologique nous naissons une fois au début et mourons une fois à la fin, la renaissance ne suppose-t-elle pas de mourir? en quel sens? faut-il être mort pour renaître? mourant? ou devons-nous parler de mourir à quelque chose?


Je propose de partir de deux expériences

- l'expérience religieuse, mystique, ouverte sur la résurrection, ancrée dans la possibilité de la conversion, et tendue vers la recherche de "l'homme nouveau" plutôt que du "vieil homme" (expressions de saint Augustin reprises par saint Paul), vivifiée par l'exigence de pardon.

- l'expérience de la rencontre amoureuse, qui semble conditionnée par l'existence d'une personne réelle et concrète, grâce à qui nous avons l'impression de ressentir (de façon réelle ou illusoire?) une vitalité et une jeunesse renouvelée, qui se traduisent volontiers par un désir très charnel mais aussi une envie de former des projets. 

Nous chercherons peut-être si d'autres expériences peuvent s'apparenter à une renaissance, ou si l'emploi du terme semble abusif...

Plusieurs pistes viennent du livre dirigé par Claire Marin et Frédéric Worms, Naître et renaître, paru aux PUF en 2020 (présentation ici) -. C'est le titre aussi d'un dossier de La Croix paru en 2023 (présentation ici)


L'expérience religieuse : 

mourir à la vie charnelle pour naître à la vie spirituelle, une fois pour toutes ou l'exigence de toute une vie?

La résurrection : une renaissance après la vie mortelle biologique. 
Le mot vient du latin resurgere, se relever, se lever une nouvelle fois, traduisant le grec anastasis.
La résurrection désigne le retour à la vie après la mort, littéralement "remontée à la vie des morts " - l'expression consacrée dans l'Eglise catholique est "ressusciter d'entre les morts."
Cette idée, qui implique une dimension surnaturelle, trouve sa place dans plusieurs religions, dont les religion abrahamiques - mais aussi dans la religion égyptienne; en orient on parle plutôt de réincarnation.
Selon l'Eglise catholique, il s'agit d'une "action divine puisque Dieu seul est maître de la vie. La Résurrection est le centre de la foi et de l’espérance chrétiennes depuis que le Christ est lui-même revenu à la vie au terme de la Pâque (mort et résurrection). Il est le « premier né d’entre les morts »." (source église.catholique.fr). 
Le site de théologie dominicain résume ainsi la résurrection de Jésus (source theodom.org) : 

"Le matin du premier jour de la semaine, après le repos du samedi, règne à Jérusalem une extraordinaire activité. Tout à coup le paysage s’anime. Des femmes se rendent au tombeau pour aller embaumer le corps de Jésus, mais celui-ci a disparu. Peu de temps après, Jésus se montre à deux d’entre elles, puis à deux disciples sur la route d’Emmaüs et ensuite aux apôtres, à plusieurs reprises"

L'idée de résurrection est déjà mentionnée dans l'Ancien Testament / la Bible hébraïque; pour trois cas. Pour les chrétiens, la résurrection de Jésus, mort sur La Croix pour racheter les péchés des hommes, a une signification particulière.
Par la résurrection, Jésus, ainsi que les hommes appelés à ressusciter, accèdent à la "vie éternelle"... mais pour autant le dogme mentionne bien la "résurrection de la chair" : après la séparation de l'âme et du corps, les âmes retrouvent leur "corps glorieux", la résurrection concerne l'âme et le corps singuliers.


La conversion religieuse et le baptême : une renaissance spirituelle au cours de la vie biologique.
Si la conversion signifie l'entrée dans un monde nouveau, l'image du mouvement de "se tourner" implique que l'on se tourne vers quelque chose en se détournant d'autre chose; ainsi, on "meurt à" ce à quoi on renonce. On ne peut pas changer pleinement en ajoutant seulement une dimension nouvelle, il y a également un acte de retranchement. La découverte de la vérité implique le renoncement aux anciennes croyances. - une idée exprimée dans le chant "Naître et renaître" (paroles ici)
C'est bien pourquoi cette renaissance nous coûte et que nous pouvons hésiter...
Ce changement de regard, d'orientation, est un profond changement intérieur, une mutation.
C'est tout ce processus que saint AUGUSTIN relate, par exemple, dans les Confessions.

Peut-on comparer la conversion philosophique, telle qu'elle est racontée dans l'allégorie de la caverne de PLATON, par exemple, à la conversion religieuse? Pour ceux qui ont besoin de réviser... c'est par ici. On retrouve dans l'allégorie l'idée qu'il est difficile de tourner le dos à ses anciennes croyances.
On peut penser aussi à la formule de DESCARTES, qui décide alors que "nous avons tous été enfants avant que d'être hommes", de dédier sa vie à la recherche de la vérité par l'exercice de la raison, rompant ainsi avec tout ce qu'on lui avait appris dans son enfance (Discours de la méthode)


Vivre selon "l'homme nouveau". L'expression est de saint PAUL, et elle est reprise par saint AUGUSTIN. Les deux opposent le "vieil homme", tourné vers l'amour terrestre ("la chair"... qui ne concerne pas tant le corps que l'orgueil et la concupiscence), et "l'homme nouveau", celui qui est tourné vers Dieu ("l'esprit", au sens de ce qui nous vivifie et nous fait vivre dans l'amour). 
L'homme nouveau est aussi celui qui est guidé par ce commandement nouveau, celui de Jésus : "aimez-vous les uns les autres". 
Selon cette approche, la "vie éternelle" n'attend par la mort biologique, corporelle, pour s'inviter dans la vie du croyant.
Citons saint Paul (Ephésiens 4:21-24 ) : 

     "C’est en lui que vous avez été instruits à vous dépouiller, par rapport à votre vie passée, du vieil homme qui se corrompt par les convoitises trompeuses, à être renouvelés dans l’esprit de votre intelligence, et à revêtir l’homme nouveau, créé selon Dieu dans une justice et une sainteté que produit la vérité. "

(Plus de citations, expliquées, sur le site pères.de.leglise.free.fr ici; )



Pardonner : ce nouveau départ peut-il être comparé à une renaissance? voir par exemple un article d'Etienne Perrot, jésuite "pardonner n'est pas généreux, pardonner est nécessaire" ici; "le pardon, alchimie de la cicatrisation émotionnelle ", entre religion, psychologie et neuroscience...par Anne Guion, ici; un dossier ici; pour ceux qui préfèrent la radio "le pardon, un acte libérateur", 29 min sur RCF avec Olivier Clerc ici.
Sur le pardon et la promesse, on peut retrouver Hannah ARENDT, et la Condition de l'homme moderne - par ex sur le site de Simone Manon (ici); elle oppose le pardon à la condition terrestre temporelle, par laquelle toutes nos actions sont irréversibles; symétriquement la promesse répond à l'imprévisibilité liée à notre liberté : 
     « Si nous n’étions pardonnés, délivrés des conséquences de ce que nous avons fait, notre capacité d’agir serait comme enfermée dans un acte unique dont nous ne pourrions jamais nous relever ; nous resterions à jamais victimes de ses conséquences, pareils à l’apprenti sorcier qui, faute de formule magique, ne pouvait briser le charme. 
    Si nous n’étions liés par des promesses, nous serions incapables de conserver nos identités ; nous serions condamnés à errer sans force et sans but, chacun dans les ténèbres de son cœur solitaire, pris dans les équivoques et les contradictions de ce cœur – dans des ténèbres que rien ne peut dissiper, sinon la lumière que répand sur le domaine public la présence des autres, qui confirment l’identité de l’homme qui promet et de l’homme qui accomplit. 
    Les deux facultés dépendent d’autrui, car nul ne peut se pardonner à soi-même, nul ne se sent lié par une promesse qu’il n’a faite qu’à soi ; pardon et promesse dans la solitude ou l’isolement demeurent irréels et ne peuvent avoir d’autre sens que celui d’un rôle que l’on joue pour soi ». 

La rencontre amoureuse ou amicale comme renaissance : 

pourquoi faut-il un autre pour renaître à soi et devons nous méfier du risque d'aliénation?

Rencontre "amoureuse" au sens large : cette renaissance suppose cette fois non une transcendance divine, mais une altérité. 
Dans les amitiés, je pense par exemple à l'ami de jeunesse de Retour à Reims.

Si naître pour un enfant, c'est d'abord être séparé, la rencontre semble au contraire permettre de renaître dans la relation. 
Pour une renaissance véritable, quelle doit être cette relation? quelle part de "séparation" (de qui? de quoi?) doit-elle comporter?
Devons-nous apprendre à être seuls ou à être ensemble?


Pour poser les questions et faire le lien entre rencontre-renaissance et naissance, je propose un texte de Nicole JEANMET, psychanalyste, paru dans la revue Etudes

(2010/5, tome 412, en ligne ici

     "Pour chacun d’entre nous, la toute première rencontre se vit avec celle qui nous met au monde, même s’il faut alors insister sur la dissymétrie des places. La mère vit là une réelle séparation alors que le bébé, à sa naissance, n’en sait affectivement rien – dans une totale illusion de complétude, il va séparer le monde d’une autre manière : ce qu’il vivra avec sa mère comme lui apportant du plaisir, sera vécu comme étant lui ; en revanche, tout ce qui va lui procurer du déplaisir et donc lui faire éprouver des sentiments négatifs sera éjecté au dehors, cela équivaudra à de « l’autre ». Il faudra tout un travail long et aléatoire pour qu’il apprenne peu à peu à se différencier afin de trouver sa place et donner une place à l’autre. Et ce travail, s’il est aléatoire, c’est qu’il dépend aussi de la qualité relationnelle de l’environnement qui est pour l’enfant miroir d’identité. Est-ce que la mère aura su ouvrir un espace fait de confiance qui lui permettra alors d’admettre que ses sentiments négatifs font partie de la vérité d’une relation par ailleurs aimante puisque, du fait de l’altérité, elle inclut le manque et la frustration ?

     Or que se passe-t-il lors d’une rencontre amoureuse si ce n’est cette assurance à nouveau donnée d’un « être-tout-aimable » dans le regard d’un autre même si, cette fois, ce qui est vrai pour l’un, l’est tout autant pour l’autre ? Brusquement, surtout s’il s’agit d’un coup de foudre, je me vois dans les yeux d’un autre toute belle et toute aimée et cet autre se voit, lui, tout beau et tout aimé dans mes yeux – se rejoue là quelque chose de cette expérience première d’une bienheureuse illusion de complétude dans le regard maternel (ou si elle n’avait pas été donnée, il s’agira alors d’une possible première naissance à soi-même et à l’autre). Or c’est précisément cette illusion expérimentée qui est pour chacun un moment fondateur, car nécessaire à toute désillusion. Au fond je vérifie là qu’un terrain commun à l’autre et à moi existe, où le plaisir peut se partager, sans que soient mis en cause des territoires à défendre. Cette confiance de base est le socle sur lequel pourra ensuite se faire ce travail d’apprentissage de la solitude dans le maintien du lien. Ainsi nous passons du besoin d’exercer une emprise sur l’autre au souci pour lui.
     De toute façon, l’absolu d’un regard tout aimant sur soi n’a qu’un temps et il ne permet pas de différencier mes désirs de ceux de l’autre. Très vite, surtout si les amants vivent ensemble, l’autre va découvrir mes failles, mes limites, et je vais découvrir les siennes. Il va me falloir alors : 

- soit renoncer à mes désirs de complétude en acceptant de souffrir la cruelle déception, voire l’incompréhension face à la violence des sentiments négatifs que je vais découvrir aussi bien… en moi qu’en l’autre !

  • - soit changer de partenaire, pour retrouver intacte la féerie des commencements.
  • - soit encore transformer magiquement l’autre – mais à quel prix ! – en objet idéal et comblant où se mirer soi-même, comme dans la passion…
     Un souhait nous habite tous : celui d’être l’unique de quelqu’un. Mais qui ne voit combien ce souhait peut, au lieu d’ouvrir à l’autre, fermer sur soi-même ? Plus ce besoin d’être reconnu est insatisfait, plus risque de perdurer un besoin incoercible que l’autre fasse encore et encore attention à soi, dans une revendication quasi insatiable qui ne laisse guère de place à la reconnaissance mutuelle. Besoin existentiel d’absolu qui n’arrive pas à composer avec le « relatif » de la relation à l’autre… et qui reste pris en masse dans un idéal aussi inatteignable qu’indispensable.

     Mais alors dans ce cas de blessures affectives tellement fréquentes qui murent en soi-même, en quoi cette rencontre amoureuse a-t-elle une chance, au-delà du moment d’éblouissement, de consolider ce terreau de confiance brièvement expérimenté, sur lequel naître à soi et à l’autre ? Alors que la mère était miroir d’identité, c’est maintenant ce même rôle que chacun est amené à jouer à l’égard de l’être aimé, car toute construction de soi-même est une co-construction. Ainsi pour que l’autre apprenne la confiance, il me faut être fiable et réciproquement ; cependant comment croire spontanément que je peux faire confiance à cet autre si j’ai déjà été déçue et trahie ? Souvent, ce que j’ai subi, j’ai cherché à le renverser en un faire subir pour reprendre la maîtrise et faire taire ma souffrance ; je vais donc vouloir mettre l’autre à l’épreuve « pour faire la preuve »… du contraire ! On imagine les réactions du partenaire et que, de quiproquo en quiproquo, la rupture pourra apparaître comme la moins mauvaise issue.

      A moins que chacun puisse prendre un peu de distance car, si aimer, c’est faire sa place à l’autre tout en gardant la sienne, il s’agit tout autant d’apprendre à s’aimer soi que d’apprendre à aimer l’autre.
     Ce que l’autre me fait subir peut certes me faire souffrir, mais il est important de comprendre que la plupart du temps cela ne me vise pas. C’est une sorte de parade à un mal de vivre, à des angoisses dépressives. Cependant cette compréhension ne justifie pas une passive acceptation : il faut aussi pouvoir s’expliquer, accepter d’entrer en conflit.
     Certes le plaisir partagé est capital, mais c’est toujours au creux de la souffrance et de l’absence que se creuse le désir et que se fait pour chacun un travail de prise de conscience et d’apprentissage de soi-même. C’est dans la souffrance que j’apprends à desserrer l’emprise que je cherche à exercer sur l’autre. Je découvre alors en moi un espace de séparation et de solitude qui sera paradoxalement l’espace où construire une véritable union."

La "rencontre" qui donne lieu à une relation passionnelle est-elle véritablement rencontre, et donne-t-elle lieu à une renaissance ou seulement à une satisfaction intense? 
Le désir (sexuel) y est-il le signe d'une énergie vitale renouvelée ou l'écran qui dissimule le manque d'échanges et de projets ?
Si cette étape est (peut-être nécessairement illusoire), cela signifie-t-il que tout amour est illusoire ou qu'il faut envisager la rencontre autrement, à travers la patience du temps et des échanges, et dans l'apprivoisement de la séparation?


L'élan créateur, indice d'une envie de renaître, d'un regain de vitalité...


Pour renaître, renaître à soi, ne faut-il pas introduire une distance à l'intérieur de soi - ce en quoi la relation à l'autre est décisive?

La psychanalyste Anne DUFOUR-MANTELLE, à qui Claire Marin a emprunté l'expression "naître ne suffit pas", écrit dans En cas d'amour : "Ce avec quoi l'événement de la naissance nous laisse cette tâche immense d'accomplir cette solitude, je veux dire ce que nous découvrons là, en venant au monde, c'est une qualité d'être qui apprend à être seul, et ce devenir solitaire est lié à notre humanité la plus intime." (p. 186) Il s'agit alors de créer un espace intérieur en soi. "Renaître suppose d'apprivoiser la solitude et de la rendre hospitalière" (p. 187), c'est donc "moins un événement qu'un devenir" (p. 187). 
Elle appelle ainsi "mère sauvages" celles qui ne laissent pas à leur enfant son espace propre, qui "maintiennent une fusion et une confusion mortifère" : le sentiment de vivre ne viendra que lorsqu'on pourra installer une rupture.
Dans Eloge du risque, la psychanalyste écrit à un de ses patients : "Ce n'est pas pour demain mais à cet instant que votre vie se retourne, se reprend et s'invente, à cet instant précisément où vous me parlez de l'impossibilité de vivre, de continuer... mais il ne s'agit pas de continuer, qui sait? peut-être de déposer enfin cette continuation, d'en finir, non pas avec l'existence, ni son sens, ni son sang, mais avec le pareil, avec le sans-fin, cesser, oui, de continuer, de s'acharner, déposer les armes et toute armure désormais, accueillir la nuit totale dans laquelle vous êtes, envisager cette nuit comme la première, la nuit de la naissance et de toute naissance, la nuit des premiers balbutiements."(p. 265)
(Tous les passages sont choisis dans l'article de Claire Marin, "Naître ne suffit pas", dans Naitre et renaître)
Claire Marin conclut : "La renaissance passe par le fait d'affronter l'obscurité et la déroute de la naissance comme nuit. Il faut pour cela prendre le risque de sortir du même, de la répétition, et se confronter à l'absence momentanée des repères et du langage, pour redonner enfin du sens à son existence".

Finalement, la rencontre est-elle plus précieuse que la rupture pour la renaissance à soi?


La création : 
en faisant advenir quelque chose de nouveau dans le monde, peut-on dire que l'on renaît à soi?


Christophe DEJOURS par exemple décrit le menuisier, qui à force de travailler le bois, fait naître en lui une nouvelle sensibilité; c'est par son effort, la répétition active et l'expérience traversée, la réceptivité autant que l'application que les doigts, l'oreille, apprennent. Ce développement peut-il être légitimement assimilée à une renaissance? 
Lorsque nous découvrons un nouveau sport, une nouvelle activité, que nous expérimentons un rapport nouveau à notre corps, à nous-mêmes, aux autres... peut-on dire que l'on renaît?

Nous pouvons aussi penser à une idée que nous avons déjà rencontrée avec Hannah ARENDT "les hommes, bien qu'ils doivent mourir, ne sont pas nés pour mourir mais pour innover" (Condition de l'Homme Moderne): c'est la liberté fondamentale des être humains, d'avoir la vocation de ne pas seulement être nés, mais de faire naître du nouveau, et ainsi, en un sens de se faire naître par leurs actions, leurs productions, leurs créations. 

Henri BERGSON, lorsqu'il décrit la "joie créatrice", celle que nous ressentons lorsque nous avons crée, fabriqué quelque chose de nouveau par notre travail, suggère que ce qui est important pour nous, d'est d'avoir tiré de nous-mêmes plus que nous mêmes; c'est pourquoi l'effort n'est pas seulement "pénible" mais aussi "précieux" : 

     « L’effort est pénible, mais il est aussi précieux, plus pré­cieux encore que l’œuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus qu’il n’y avait, on s’est haussé au-dessus de soi-même. […] 

     Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. 

       Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, phy­siquement et moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d’usine qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en —raison de l’argent qu’il gagne et de la notoriété qu’il acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu’il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir monté une entreprise qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie. Prenez des joies exceptionnelles, celle de l’artiste qui a réalisé sa pensée, celle du savant qui a découvert ou inventé. […]  

        Si donc, dans tous les domaines, le triomphe de la vie est la création, ne devons-nous pas supposer que la vie humaine a sa raison d’être dans une création qui peut, à la différence de celle de l’artiste et du savant, se poursuivre à tout moment chez tous les hommes : la création de soi par soi, l’agrandissement de la personnalité par un effort qui tire beaucoup de peu, quelque chose de rien, et ajoute sans cesse à ce qu’il y avait de richesse dans le monde ? » (L’Énergie spirituelle, « La conscience et la vie »)

Dans cette "création de soi par soi", comment se fait-il que le premier soi contienne déjà la promesse du suivant...?
Nous ne sommes nés qu'une seule fois, mais nous pouvons renaître plusieurs fois... à l'infini???


La guérison peut-elle être considérée comme une nouvelle naissance?


Voir Martin Dumont, "La guérison, une nouvelle naissance?", dans Naître et renaître.
Parfois les patients ayant reçu une greffe connaissent par coeur la date de l'opération comme une date de naissance, comme si avant ils étaient morts. La rééducation peut s'apparenter à l'éducation. Ils ont ont aussi l'impression que le temps retrouve son cours, devient porteur de sens.
Ajoutons qu'après une longue hospitalisation ou immobilisation, on peut aussi avoir l'impression de revenir parmi les vivants lorsque la vie sociale reprend.

Mais ce n'est jamais un miracle, et on revient à une vie malgré tout compliquée. Voir par exemple le témoignage de Jean-Luc Nancy, dans l'Intrus, sur sa greffe de coeur - avec des extraits analysés par Michela Marzano ici.

La renaissance impliquerait alors le deuil de la personne que l'on était avant d'être malade; avoir envie de revivre, de renaître, passerait par l'apprentissage d'une nouvelle relation à soi, à ses capacités.

Je vous conseille l'écoute d'un extrait de Hors de moi de Claire Marin, à l'occasion de la Nuit de la Lecture à Bourges en 2024 ici... ou la lecture intégral, c'est un de mes livres préférés!

N'est-ce pas aussi ce qui se passe progressivement dans les étapes de la vie, lorsqu'elles sont liées à la perception de notre vieillissement?


Les enfants sauvages...
peuvent-ils renaître en rencontrant la société "civilisée"?


Voir Déborah Lévy-Bertherat, "la venue au monde des enfants sauvages, un cas de naissance différée?", dans Naître et renaître : la sortie du bois / / l'expulsion, bain et nomination // rituels d'accueil...

Lucien Malson, dans Les enfants sauvages (1964, 10/18) compare plusieurs destins d'enfants sauvages et son essai est suivi du rapport du Dr Itard sur les méthode qu'il a employées avec Victor de l'Aveyron trouvé (capturé) dans une forêt vers l'page de 8 ans à la fin du 18e s. 
Le film de Truffaut L'enfant sauvage, sur Victor de l'Aveyron.

+ Le roman de Anne Sibran mis en scène par Julie Delille, Je suis la bête.

Lucienne Strivay, Enfants sauvages, 2006, Gallimard (émission Nouveaux chemins de la connaissance, 2006, ici; entretien à l'université de Liège en 2016 ici)


Devenir parents... 

et si nous renaissions en donnant naissance?

Donner naissance, c'est bien aussi aller à la rencontre d'un être que nous ne connaissons pas encore, d'un enfant que l'on désire sans savoir ce qu'il sera, comme le rappelle Françoise BIRMAN dans Naître et renaître (p. 100). La mère peut naître à elle-même à cette occasion, ou se jeter dans une vie de contraintes et de sacrifices...


Claire MARIN, Les débuts. Par où recommencer? (Autrement, rééd. Le Livre de poche, 2023)

    "Le tout début : un scintillement.

    De toutes les histoires qui commencent, c'est la tienne qu'il m'importe de raconter. Parce qu'elle bouleverse la mienne comme personne ne l'a jamais fait. Certains nous traversent, nous égratignent, nous effleurent sans totalement nous défaire, mais toi qui débarques l'air de rien, de ta petite existence hésitante, à peine là, tu renverses la nôtre. Tu es l'heureuse catastrophe. Ce tout début de ta vie décide de ce que sera la mienne. Avec toi apparaît l'irréversible, avec une force qu'aucun événement l'avait endossée jusqu'à présent."



Dans un entretien donné à La Croix le 25 mars 2023, Claire Marin rappelle que c'est aussi lorsque les enfants partent de la maison que les parents renaissent, obligés de se redéfinir.  Elle cite le livre de Marion MULLER COLLARD, Les grandissants, paru en 2021 chez Labor et fides (pas eu le temps de regarder la vidéo de présentation... ici) et celui de Lydia FLEM, Comment je me suis séparée de ma fille et de mon quasi-fils, paru au Seuil en 2009 (présentation vidéo ici, pas eu le temps de regarder non plus encore)






Renaître, comme le rappelle Claire Marin dans cette interview, exige du temps, une maturation intérieure nécessairement lente (et pas toujours spectaculaire) difficile dans une société qui nous demande de nous adapter en permanence.... c'est ce rapport au temps que nous explorerons la prochaine fois....

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