Quelques suggestions de lecture avant de venir....
Il y a un très bel essai de BERGSON (1859-1941) sur la politesse, disponible chez Rivages Poches.C'est un texte court et très clair; il s'agit d'un discours qu'il a prononcé lors d'une remise de prix au lycée Henri IV. Il y distingue trois formes de politesse : la politesse des manières, la politesse du cœur, la politesse de l'esprit... une réflexion à méditer (Pour une présentation rapide : ici ou là ):
En revanche j'ai lu cet été un petit livre de Camille de VULPILLIERES publié chez Flammarion dans la collection Antidote, il me semble très complexe, et très érudit, et finalement pas si éclairant. On peut y glaner quelques éléments :
Pour commencer en douceur, une petite fable de SCHOPENHAUER (1788-1860), qui part du principe que c'est la médiocrité qui nous rapproche les uns des autres, et la politesse qui nous permet de nous supporter.
La parabole des porcs-épics et la sociabilité
Dans une tout autre perspective, nous lirons plusieurs textes d'ALAIN sur la politesse, extraits de Propos sur le bonheur. Ce sont des textes faciles d'accès, qui s'appuient sur des situations de la vie courante. Alain publiait ses "propos" chaque jour dans le journal, ce sont de petits billets d'humeur, avec des idées qui reviennent, présentées à chaque fois sous un angle un peu différent.
Pour approfondir la notion de respect, nous ferons une partie de notre parcours avec KANT. Ils sont plus difficiles d'accès il me semble, et très conceptuel, mais nous ferons en sorte d'y voir plus clair, car ils sont fondamentaux. Les Fondements de la métaphysique des mœurs sont lisibles si vous êtes motivés et prêts à suivre un raisonnement rigoureux (avec un crayon à la main!)
Vous trouverez le texte complet avec un bon commentaire ici et vous pouvez le télécharger ici.
On peut le rapprocher d'un fragment célèbre des Pensées (Br 100) sur la flatterie :
Il y a un très bel essai de BERGSON (1859-1941) sur la politesse, disponible chez Rivages Poches.C'est un texte court et très clair; il s'agit d'un discours qu'il a prononcé lors d'une remise de prix au lycée Henri IV. Il y distingue trois formes de politesse : la politesse des manières, la politesse du cœur, la politesse de l'esprit... une réflexion à méditer (Pour une présentation rapide : ici ou là ):
En revanche j'ai lu cet été un petit livre de Camille de VULPILLIERES publié chez Flammarion dans la collection Antidote, il me semble très complexe, et très érudit, et finalement pas si éclairant. On peut y glaner quelques éléments :
Pour commencer en douceur, une petite fable de SCHOPENHAUER (1788-1860), qui part du principe que c'est la médiocrité qui nous rapproche les uns des autres, et la politesse qui nous permet de nous supporter.
La parabole des porcs-épics et la sociabilité
« Par une froide journée d’hiver
un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se
garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais
tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce
qui les fit s’écarter les uns des autres. Quand le besoin de se
réchauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se
renouvela, de sorte qu’ils étaient ballottés de çà et de là
entre les deux maux jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver
une distance moyenne qui leur rendît la situation supportable.
Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur
vie intérieure, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais
leurs nombreuses manières d’être antipathiques et leurs
insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance
moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en
commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières.
En Angleterre on crie à celui qui ne se tient pas à cette distance
: Keep your distance ! Par ce moyen le besoin de se
réchauffer n’est, à la vérité, satisfait qu’à moitié, mais,
en revanche, on ne ressent pas la blessure des piquants. Cependant
celui qui possède assez de chaleur intérieure propre préfère
rester en dehors de la société pour ne pas éprouver de
désagréments, ni en causer. » (Parerga & Paralipomena,
Aphorisme sur la sagesse dans la vie)
« La conséquence de tout cela est que la sociabilité de chacun est inversement proportionnelle à sa valeur intellectuelle, et dire de quelqu’un :Il est sauvage signifie déjà presque : C’est un homme de qualité... » (Parerga & Paralipomena, Aphorisme sur la sagesse dans la vie)
« La conséquence de tout cela est que la sociabilité de chacun est inversement proportionnelle à sa valeur intellectuelle, et dire de quelqu’un :Il est sauvage signifie déjà presque : C’est un homme de qualité... » (Parerga & Paralipomena, Aphorisme sur la sagesse dans la vie)
« La politesse est déni
conventionnel et systématique de l’égoïsme dans les petites
choses qui font le commerce quotidien, et elle passe à juste titre
pour une forme d’hypocrisie ; ce qui n’empêche pas qu’on
la recommande et qu’on la loue. Car ce qu’elle cache, l’égoïsme,
est si vilain que, sans l’ignorer, on préfère ne pas le voir,
comme on veille à mettre au moins un rideau devant des objets
répugnants. » (Les deux problèmes fondamentaux de
l’éthique)
« Comme la cire est
naturellement dure et sèche, mais qu’il suffit d’un peu de
chaleur pour qu’elle s’amollisse et prenne toutes les formes que
l’on voudra, il ne faut qu’un peu de politesse et de bonne
manière pour que des gens même revêches et hostiles s’adoucissent
et se fassent aimables. La politesse est donc aux hommes ce que la
chaleur est à la cire ». (Parerga & Paralipomena,
Aphorisme sur la sagesse dans la vie)
Dans une tout autre perspective, nous lirons plusieurs textes d'ALAIN sur la politesse, extraits de Propos sur le bonheur. Ce sont des textes faciles d'accès, qui s'appuient sur des situations de la vie courante. Alain publiait ses "propos" chaque jour dans le journal, ce sont de petits billets d'humeur, avec des idées qui reviennent, présentées à chaque fois sous un angle un peu différent.
XVI / Attitudes (16
février 1922)
“ Le
plus vulgaire des hommes est un grand artiste dès qu’il mime ses
malheurs. S’il a le cœur serré, comme on dit si bien, vous le
voyez étrangler encore sa poitrine avec ses bras et tendre tous ses
muscles les unes contre les autres. Dans l’absence de tout ennemi,
il serre les dents, arme sa poitrine, et montre le poing au ciel. Et
sachez bien que si ces gestes perturbateurs ne se produisent pas
au-dehors, ils n’en sont pas moins esquissés à l’intérieur du
corps immobile, d’où résultent de plus puissants effets encore.
On s’étonne quelquefois, quand on ne dort point, de ce que les
mêmes pensées, toujours désagréables, tournent en rond ; il
y a à parier que c’est la mimique esquissée qui les rappelle.
Contre tous les maux de l’ordre moral, et aussi bien contre les
maladies à leur commencement, il faut des assouplissements et de la
gymnastique ; et je crois que presque toujours ce remède
suffirait; mais on n’y pense point.
Les
coutumes de politesse sont bien puissantes sur nos pensées ; et
ce n’est pas un petit secours contre l’humeur et même contre le
mal d’estomac si l’on mime la douceur, la bienveillance et la
joie ; ces mouvements, qui sont courbettes et sourires, ont cela
de bon qu’ils rendent impossibles les mouvements opposés, de
fureur, de défiance, de tristesse. C’est pourquoi la vie de
société, les visites, les cérémonies et les fêtes sont toujours
aimées ; c’est une occasion de mimer le bonheur ; et ce
genre de comédie nous délivre certainement de la tragédie (p.
45-46).
XXXII / Passions
de voisinage (27
décembre 1910)
“ "Comme on vit mal, dit l'unl avec ceux qu'on connaît trop. On gémit soi-même sans retenue et on grossit par là de petites misères, et eux de même. (.. )Cette franchise de tous les instants n'est pas véridique (…)
" Comme on vit bien, dit un homme, avec ceux qu’on ne connaît pas trop. Chacun retient ses paroles et ses gestes, et par cela même ses colères. La bonne humeur est sur les visages et bientôt dans les cœurs. Ce que l’on regretterait d’avoir dit, on ne pense même pas à le dire. On se montre à son avantage devant un homme qu’on ne connaît guère ; et cet effort nous rend souvent plus juste pour les autres, et pour nous-mêmes. On n’attend rien d’un inconnu ; on est tout content du peu qu’il donne (…)
” (p. 82).
" Comme on vit bien, dit un homme, avec ceux qu’on ne connaît pas trop. Chacun retient ses paroles et ses gestes, et par cela même ses colères. La bonne humeur est sur les visages et bientôt dans les cœurs. Ce que l’on regretterait d’avoir dit, on ne pense même pas à le dire. On se montre à son avantage devant un homme qu’on ne connaît guère ; et cet effort nous rend souvent plus juste pour les autres, et pour nous-mêmes. On n’attend rien d’un inconnu ; on est tout content du peu qu’il donne (…)
” (p. 82).
XXXV / La
paix du ménage (14
octobre 1913)
“ (…)
Un des effets de l’amour partagé, c’est que la mauvaise humeur y
est échangée naïvement. Le sage y verra des preuves de confiance
et d’abandon. (…) Battre, injurier, incriminer, c’est toujours
le premier mouvement. Par cet excès de confiance, la famille peut
périr, j’entends par là devenir un milieu détestable où les
voix prennent d’elles-mêmes l’accent de la plus vive colère. Et
cela se comprend bien ; dans cette intimité de tous les jours,
la colère de l’un nourrit celle de l’autre, et les moindres
passions s’y multiplient. (…)
Une
femme qui a du monde et qui retient sa colère, cela ne me fait point
dire : “ Quelle hypocrisie ! ” mais :
“ Quel remède contre la colère ! ”
L’ordre
familial est comme l’ordre du droit ; il ne se fait point tout
seul ; il se fait et se conserve par la volonté. Celui qui a
bien compris tout le danger du premier mouvement règle alors ses
gestes et conserve ainsi les sentiments auxquels il tient. C’est
pourquoi le mariage doit être indissoluble au regard de la volonté.
Par là, on s’engage soi-même à le conserver bon, en calmant les
tempêtes. Voilà l’utilité des serments. ” (p. 87-88)
LXIX / Dénouer
“ (…)
Si l’on considère ce qui est de soi et sans qu’on y travaille,
le pessimisme est le vrai ; car le cours des choses humaines,
dès qu’on l’abandonne, va tout de suite au pire ; par
exemple, qui se livre à son humeur est aussitôt malheureux et
méchant.
(…)
Chacun sait bien que la colère et le désespoir sont les premiers
ennemis à vaincre. Il faut croire, espérer et sourire ; et
avec cela travailler. Ainsi la condition humaine est telle que si on
ne se donne pas comme règle de vie un optimisme invincible, aussitôt
le plus noir pessimisme est le vrai. ”
LXXXII / La
politesse (6
janvier 1922)
“ La
politesse s’apprend, comme la danse. Celui qui ne sait pas danser
croit que le difficile est de connaître les règles de la danse et
d’y conformer ses mouvements ; mais ce n’est que l’extérieur
de la chose ; il faut arriver à danser sans raideur, sans
trouble, et par conséquent sans peur. De même c’est peu de choses
de connaître les règles de la politesse ; et, même si on s’y
conforme, on ne se trouve encore qu’au seuil de la politesse. Il
faut que les mouvements soient précis, souples, sans raideur ni
tremblement ; car le moindre tremblement se communique. Et
qu’est-ce qu’une politesse qui inquiète ?
J’ai
remarqué souvent un son de voix qui est par lui-même impoli ;
un maître de chant dirait que la gorge est serrée et que les
épaules ne sont pas assez assouplies. La démarche même des épaules
rend impoli un acte poli. Trop de passion ; assurance cherchée ;
force rassemblée. Les maîtres d’armes disent toujours :
“ Trop de force ” ; et l’escrime est une sorte
de politesse, qui conduit aisément à toute politesse. Tout ce qui
sent le brutal et l’emporté est impoli ; les signes
suffisent ; la menace suffit. On pourrait dire que l’impolitesse
est toujours une sorte de menace. La grâce féminine se replie alors
et cherche protection. Un homme qui tremble, par sa force mal
disciplinée, que dira-t-il s’il s’anime et s’emporte. C’est
pourquoi il ne faut point parler fort. Qui voyait Jaurès dans un
salon voyait un homme peu soucieux de l’opinion et des usages, et
souvent mal cravaté ; mais la voix était toute une politesse,
par une douceur chantante où l’oreille ne découvrait aucune
force ; chose miraculeuse, car chacun avait souvenir de cette
dialectique métallique et de ce rugissement, voix du peuple lion. La
force n’est pas contraire à la politesse ; elle l’orne ;
c’est puissance sur puissance.
Un
homme impoli est encore impoli quand il est seul ; trop de force
dans le moindre mouvement. On sent la passion nouée et cette peur de
soi qui est timidité. Je me souviens d’avoir entendu un homme
timide qui discutait publiquement de grammaire ; son accent
était celui de la haine la plus vive. Et, comme les passions se
gagnent bien plus vite que les maladies, je ne m’étonne pas de
trouver de la fureur dans les opinions les plus innocentes ; ce
n’est souvent qu’une sorte de terreur qui s’accroît par le son
même de la voix. Et il se peut que le fanatisme soit d’abord
impolitesse ; car ce que l’on exprime, même sans le vouloir,
il faut bien qu’à la fin on le ressente. Ainsi le fanatisme serait
un fruit de la timidité ; une peur de ne pas bien soutenir ce
que l’on croit ; enfin, comme la peur n’est guère
supportée, une fureur contre soi et contre tous, qui communique une
force redoutable aux opinions les plus incertaines. Observez les
timides, et comment ils prennent parti, vous connaîtrez que la
convulsion est une étrange méthode de penser. Par ce détour, on
comprend comment une tasse de thé tenue à la main civilise un
homme. Le maître d’armes jugeait d’un tireur à la manière de
faire tourner une cuiller dans une tasse de café, sans faire un
mouvement de trop. ” (p. 187-189)
LXXXIII / Savoir-vivre
“ Il
y a une politesse de courtisan, qui n’est pas belle. Mais aussi ce
n’est point de la politesse. Et il me semble que tout ce qui est
voulu est hors de la politesse. Par exemple un homme réellement poli
pourra traiter durement et jusqu’à la violence un homme méprisable
ou méchant ; ce n’est point de l’impolitesse. La
bienveillance délibérée n’est pas de la politesse ; la
flatterie calculée n’est pas non plus de la politesse. La
politesse se rapporte aux actions que l’on fait sans y penser et
qui expriment quelque chose que nous n’avons pas l’intention
d’exprimer.
Un
homme de premier mouvement, qui dit tout ce qui lui vient, qui
s’abandonne au premier sentiment, qui marque sans retenue de
l’étonnement, du dégoût, du plaisir, avant même de savoir ce
qu’il éprouve, est un homme impoli ; il aura toujours à
s’excuser, parce qu’il aura troublé et inquiété les autres
sans intention, contre son intention.
Il
est pénible de blesser quelqu’un sans l’avoir voulu, par un
récit à l’étourdie ; l’homme poli est celui qui sent la
gêne avant que le mal soit sans remède, et qui change de route
élégamment ; mais il y a plus de politesse encore à deviner
d’avance ce qu’il faut dire et ce qu’il ne faut pas dire, et,
dans le doute, laisser au maître de maison la direction des propos.
Tout cela pour éviter de nuire sans l’avoir voulu ; car s’il
juge nécessaire de piquer un dangereux personnage au bon endroit,
libre à lui ; son acte relève alors de la morale à proprement
parler, et non plus de la politesse.
Impolitesse
est toujours maladresse. Il est méchant de faire sentir à quelqu’un
l’âge qu’il a ; mais si on le fait sans le vouloir, par
geste ou physionomie, ou parole trop peu méditée, on est impoli.
Marcher sur le pied de quelqu’un est violence si on le fait
volontairement ; si c’est involontairement, c’est
impolitesse. Les impolitesses sont des ricochets imprévus ; un
homme poli les évite et ne touche qu’où il veut toucher ; il
n’en touche que mieux. Poli ne veut pas dire flatteur
nécessairement.
La
politesse est donc une habitude et une aisance. L’impoli, c’est
celui qui fait autre chose que ce qu’il veut faire, comme s’il
accroche des vaisselles ou des bibelots ; c’est celui qui dit
autre chose que ce qu’il veut dire, ou qui signifie, par le ton
brusque, par la voix forte inutilement, par l’hésitation, par le
bredouillement, autre chose que ce qu’il veut signifier. La
politesse peut donc s’apprendre, comme l’escrime. Un fat est un
homme qui signifie sans savoir quoi, par extravagance voulue. Un
timide est un homme qui voudrait bien ne pas être fat, mais qui ne
sait comment faire, parce qu’il aperçoit l’importance de ses
actes et de ses paroles ; aussi le voyez-vous se resserrer et se
contracter, afin de s’empêcher d’agir et de parler ; effort
prodigieux sur lui-même, qui le rend tremblant, suant et rouge, et
encore plus maladroit qu’il ne serait au naturel. La grâce, au
contraire, est un bonheur d’expression et de mouvement qui
n’inquiète et ne blesse personne. Et les qualités de ce genre
importent beaucoup pour le bonheur. Un art de vivre ne doit point les
négliger. ”
LXXXIV / Faire
plaisir (8
mars 1911)
“ (…)
Faire plaisir, n’est-ce pas être menteur, flatteur, courtisan ?
Entendons bien la règle ; il s’agit de faire plaisir toutes
les fois que cela est possible sans mensonge ni bassesse. Or presque
toujours cela est possible. Quand nous disons quelque vérité
désagréable, avec une voix aigre et le sang au visage, ce n’est
qu’un mouvement d’humeur, ce n’est qu’une courte maladie que
nous ne savons pas soigner ; en vain, nous voulons tout de suite
y avoir mis du courage ; cela est douteux, si nous n’avons pas
risqué beaucoup, et, d’abord, si nous n’avons pas délibéré
(…)
Il
y a à louer presque dans tout ; car les vrais mobiles, nous les
ignorons toujours, et il n’en coûte rien de supposer modération
plutôt que lâcheté, plutôt amitié que prudence. Surtout avec les
jeunes, mettez tout au mieux dans ce qui n’est que supposition, et
faites-leur un beau portrait d’eux-mêmes ; ils se croiront
ainsi ; ils seront bientôt ainsi.
(…)
La politesse, ce n’est qu’un jeu contre les passions. Etre poli
c’est dire ou signifier, par tous ses gestes et par toutes ses
paroles : “ Ne nous irritons pas ; ne gâtons pas ce
moment de notre vie. ” Est-ce donc bonté évangélique ?
Non. Je ne pousserais point jusque là ; il arrive que la bonté
est indiscrète et humilie. La vraie politesse est plutôt dans une
joie contagieuse, qui adoucit tous les frottements. Et cette
politesse n’est guère enseignée (…)
XV / Que
le bonheur est généreux (10
avril 1923)
“ (…)
La politesse est un bonheur d’apparence, aussitôt ressenti par la
réaction du dehors sur le dedans, loi constante, et constamment
oubliée ; ainsi ceux qui sont polis sont aussitôt récompensés,
sans savoir qu’ils sont récompensés. ”
Pour approfondir la notion de respect, nous ferons une partie de notre parcours avec KANT. Ils sont plus difficiles d'accès il me semble, et très conceptuel, mais nous ferons en sorte d'y voir plus clair, car ils sont fondamentaux. Les Fondements de la métaphysique des mœurs sont lisibles si vous êtes motivés et prêts à suivre un raisonnement rigoureux (avec un crayon à la main!)
Kant,
Fondements
de
la métaphysique des mœurs,
p. 160
1/
(…) La volonté des êtres raisonnables doit toujours être
considérée en même temps comme législatrice,
parce qu’autrement l’être raisonnable ne se pourrait pas
concevoir comme fin
en soi.
La raison rapporte ainsi chacune des maximes de la volonté conçue
comme législatrice universelle à chacune des autres volontés, et
même à chacune des actions envers soi-même, et cela non pas pour
quelque autre motif pratique ou quelque futur avantage, mais en vertu
de l’idée de la dignité
d’un être raisonnable qui n’obéit à d’autre loi que celle
qu’il institue en même temps lui-même.
2/
Dans le règne des fins tout a un prix ou une dignité. Ce qui a un
prix peut aussi bien être remplacé par quelque chose d’autre, à
titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à
tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce
qui a une dignité.
Ce
qui rapporte aux inclinations et aux besoins généraux de l’homme,
cela a un prix marchand ; ce qui, même sans supposer de besoin,
correspond à un certain goût, c’est-à-dire à la satisfaction
que nous procure un simple jeu sans but de nos facultés mentales,
cela a un prix de sentiment ; mais ce qui constitue la condition
qui seule peut faire que quelque chose est une fin en soi, cela n’a
pas seulement une valeur relative, c’est-à-dire un prix, mais une
valeur intrinsèque, c’est-à-dire une dignité.
3/
Or la moralité est la condition qui seule peut faire qu’un être
raisonnable est une fin en soi ; car il n’est possible que par
elle d’être un membre législateur dans le règne des fins. La
moralité, ainsi que l’humanité, en tant qu’elle est capable de
moralité, c’est donc là seul ce qui a de la dignité. L’habileté
et l’application dans le travail ont un prix marchand ;
l’esprit, la vivacité d’imagination, l’humour ont un prix de
sentiment ; par contre la fidélité à ses promesses, la
bienveillance par principe (non la bienveillance d’instinct), ont
une valeur intrinsèque. Ni la nature ni l’art ne contiennent rien
qui puisse être mis à la place de ces qualités, si elles viennent
à manquer.
La conscience morale dicte ce que
nous devons faire
Kant
affirme que tout homme a une conscience morale, la capacité de juger
ses actes et de savoir s’il agit bien ou mal. En effet, la raison
est une faculté universelle, et dans son usage pratique, elle nous
permet de juger nos actions.
« Tout homme a une conscience
morale et se trouve ainsi observé, menacé et, en général, tenu en
respect (un respect lié à la crainte) par un juge intérieur, et
cette puissance qui, en lui, veille sur les lois n’est pas quelque
chose qu’il se forge lui-même (arbitrairement1),
mais elle est incorporée dans son être. Elle le suit comme son
ombre s’il songe à lui échapper. Il peut certes par des plaisirs
et des distractions se rendre insensible ou s’endormir, mais il ne
peut éviter par la suite de revenir à soi-même ou de se réveiller
dès qu’il perçoit la voix terrible de cette conscience. Au
demeurant peut-il en arriver à l’extrême infamie2
où il ne se préoccupe plus du tout de cette voix, mais il ne peut
du moins éviter de l’entendre. »
« Doctrine de la vertu »,
Métaphysique des Mœurs,
trad. A. Renaut, , coll « GF » Flammarion, 1994, p. 295
Autrui n’est pas un moyen mais
aussi une fin
Kant
propose différentes formules de l’impératif catégorique de la
loi morale, impératif que l’on peut déduire rationnellement et
qui nous assure d’agir par devoir si nous lui obéissons.
« Si donc il doit y avoir un
principe pratique3
suprême, et au regard de la volonté4
humaine un impératif catégorique5,
il faut qu’il soit tel que, par la représentation de ce qui, étant
une fin en soi, st nécessairement une fin pour tout homme, il
constitue un principe objectif de la volonté6,
que par conséquent il puisse servir de loi pratique universelle.
Voici le fondement de ce principe : la nature raisonnable
existe comme fin en soi.L’homme se représente nécessairement
ainsi sa propre existence ; c’est donc en ce sens un principe
subjectif d’actions humaines. Mais tout autre être raisonnable se
présente également ainsi son existence ; en conséquence du
même principe rationnel qui vaut aussi pour moi ; c’est donc
en même temps un principe objectif dont doivent pouvoir être
déduites, comme d’un principe pratique suprême, toutes les lois
de la volonté. L’impératif pratique sera donc celui-ci :
Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta
personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps
comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. »
Fondements de la métaphysique
des mœurs.
Dire la vérité est un devoir
absolu
« Etre véridique dans les
propos qu’on ne peut éluder, c’est là la devoir formel de
l’homme envers chaque homme, quelle que soit la gravité du
préjudice qui peut en résulter pour soi-même ou pour autrui. Et
même si, en falsifiant mon propos, je ne cause pas de tort à celui
qui m’y contraint injustement, il reste qu’une telle
falsification, qu’on peut nommer également pour cette raison un
mensonge (même si ce n’est pas au sens des juristes), constitue,
au regard de l’élément le plus essentiel du devoir en général,
un tort ; car je fais en sorte, autant qu’il est en mon
pouvoir, que des propos (des déclarations) en général ne trouvent
aucun crédit et, par suite, que tous les droits fondés sur des
contrats deviennent caducs et perdent toute leur force ; ce qui
est un tort causé à l’humanité en général. »
Donc, si on ne définit le mensonge
que comme la déclaration (faite à autrui) qu’on sait n’être
pas vraie, il n’est pas besoin d’y ajouter qu’il doive nuire à
autrui, comme les juristes l’exigent de leur définition. Car le
mensonge nuit toujours à autrui : même s’il ne nuit pas à
un autre homme, il nuit à l’humanité en général et rend vaine
la source du droit.
D’un prétendu droit de mentir
par humanité, 1797, coll
« GF », 1994, p. 98-99
L’exception faite à une règle
ne peut pas être morale
Dans
ce texte, Kant se demande s’il peut être moralement justifiable
dans certains cas de faire une promesse en sachant qu’elle ne sera
pas tenue. Une règle morale qui admet par avance qu’elle puisse
avoir des exceptions a-t-elle vraiment un sens ?
« Soit par exemple, la
question suivante : ne puis-je pas, si je suis dans l’embarras,
faire une promesse avec l’intention de ne pas la tenir ? Je
distingue ici aisément entre les différents sens que peut avoir la
question : demande-t-on s’il est prudent ou s’il est
conforme au devoir de faire une fausse promesse ? Cela peut sans
doute être prudent plus d’une fois. A la vérité, je vois bien
que ce n’est pas assez de me tirer, grâce à ce subterfuge, d’un
embarras actuel, qu’il me faut encore bien considérer si de ce
mensonge ne peut pas résulter pour moi dans l’avenir un
désagrément encore plus grand que tous ceux dont je me délivre
pour l’instant ; et comme, en dépit de toute ma prétendue
finesse, les conséquences ne sont pas si aisées à prévoir que le
fait d’avoir une fois perdu la confiance d’autrui ne puisse
m’être bien plus préjudiciable que tout le mal que je songe en ce
moment à éviter, n’est-ce pas agir avec plus de prudence que de
se conduire ici d’après une maxime7
universelle et de se faire une habitude que de ne rien promettre
qu’avec l’intention de le tenir ?
Mais il me paraît ici bientôt
évident qu’une telle maxime n’en pas moins toujours uniquement
fondée sur les conséquences à craindre. Or c’est pourtant tout
autre chose que d’être sincère par devoir, et de l’être par
crainte des conséquences désavantageuses.
(…) Après tout, en ce qui
concerne la réponse à cette question, si une promesse trompeuse est
conforme au devoir, le moyen de m’instruire le plus rapide, tout en
étant infaillible, c’est de me demander à moi-même :
accepterais-je bien avec satisfaction que ma maxime (de me tirer
d’embarras par une fausse promesse) dût valoir comme une loi
universelle (aussi bien pour moi que pour les autres) ? Et
pourrais-je bien me dire : tout homme peut faire une fausse
promesse quand il se trouve dans l’embarras et qu’il n’a pas
d’autre moyen d’en sortir ? Je m’aperçois bientôt ainsi
que si je peux bien choisir de mentir, je ne peux en aucune manière
vouloir une loi universelle qui commanderait de mentir ; en
effet, selon une telle loi, il n’y aurait plus à proprement parler
de promesse, car il serait vain de déclarer ma volonté concernant
mes actions futures à d’autres hommes qui ne croiraient point à
cette déclaration ou qui, s’ils y ajoutaient foi étourdiment, me
payeraient exactement de la même monnaie8 :
de telle sorte que ma maxime, du moment qu’elle serait érigée en
loi universelle, se détruirait elle-même nécessairement.
Donc, pour ce que j’ai à faire
afin que ma volonté soit moralement bonne, je n’ai pas besoin
précisément d’une subtilité poussée très loin. Sans expérience
quant au cours du monde, incapable de parer à tous les événements
qui s’y produisent, il suffit que je demande : peux-tu vouloir
aussi que ta maxime devienne une loi universelle ? Si tu ne le
veux pas, la maxime est à rejeter, et cela en vérité non pas à
cause d’un dommage qui peut en résulter pour toi ou même pour
d’autres, mais parce qu’elle ne peut pas trouver place comme
principe dans une législation universelle possible.
Fondements de la métaphysique
des mœurs, Ière
section.
Agir par obéissance extérieure au
devoir n’est pas moral
Kant
analyse la distinction entre une action conforme au devoir et une
action faite par devoir. Il l’approfondit par des exemples :
le commerçant qui agit selon la loi par intérêt, et l’homme
désespéré qui résiste au suicide.
« Il est sans doute conforme au devoir que le commerçant
n’aille pas proposer un prix exagéré
au client inexpérimenté, et même c’est ce que ne fait jamais
dans tout grand commerce le marchand avisé ; il établit au
contraire un prix fixe, le même pour tout le monde (…). On est
donc loyalement servi ; mais ce n’est pas du tout suffisant
pour qu’on en retire cette conviction que le marchand s’est ainsi
conduit par devoir et par des principes de probité9 ;
son intérêt l’exigeait (…). Voilà donc une action qui était
accomplie, non par devoir, ni par inclination immédiate, mais
seulement dans une intention intéressée.
Au contraire, conserver sa vie est
un devoir, et c’est en outre une chose pour laquelle chacun a une
inclination10
immédiate. Or c’est pour cela que la sollicitude souvent inquiète
des hommes est dépourvue de toute valeur interne et que leur maxime11
n’a aucun prix moral. Ils conservent la vie conformément au devoir
sans doute, mais non par devoir. En revanche, que des contrariétés
et un chagrin sans espoir aient enlevé à un homme tout goût de
vivre, si le malheureux, à l’âme forte, est plus indigné de son
sort qu’il n’est découragé ou abattu, s’il désire la mort et
cependant conserve la vie sans l’aimer, non par inclination ni par
crainte, mais par devoir, alors sa maxime a une valeur morale ».
Fondements
de la métaphysique des mœurs,
Ière section.
1
Qui dépend de la seule volonté sans être lié à l’observation
de règles
2
Abjection, caractère dégradant et honteux.
3
Une règle d’action
4
« Faculté de se déterminer soi-même et agir conformément à
la représentation de certaines lois » (Kant)
5
Formule du devoir qui ordonne sans condition.
6
Un principe subjectif d’action est la règle personnelle que je
décide de suivre. Un principe objectif vaut pour tous, il est dicté
par la raison qui permet à chacun de connaître son devoir.
7
Une règle adoptée par l’individu pour encadrer ses intentions et
éclairer par avance ses décisions.
8
Se comporteraient exactement de la même façon à mon égard
9
La vertu est la capacité habituelle, voire constante, de faire le
bien, par opposition au vice, qui est une tendance à faire le mal.
10
Préférence sensible
11
Principe d’action
Un autre texte peut donner des pistes, même s'il ne parle pas vraiment de la politesse au sens où nous l'entendons actuellement : Le 2e discours sur la condition des grands. PASCAL (1623-1662) y distingue le respect d'établissement, fondé sur un ordre humain conventionnel et arbitraire mais nécessaire (des "cérémonies"), et le respect naturel, qui s'adresse au mérite des individus et à leurs qualités réelles (l'estime). C'est un texte très court et stimulant (je vous recommande l'édition Folio Plus; il est également publié aux 1001 nuits).
Un autre texte peut donner des pistes, même s'il ne parle pas vraiment de la politesse au sens où nous l'entendons actuellement : Le 2e discours sur la condition des grands. PASCAL (1623-1662) y distingue le respect d'établissement, fondé sur un ordre humain conventionnel et arbitraire mais nécessaire (des "cérémonies"), et le respect naturel, qui s'adresse au mérite des individus et à leurs qualités réelles (l'estime). C'est un texte très court et stimulant (je vous recommande l'édition Folio Plus; il est également publié aux 1001 nuits).
"Il est bon, Monsieur, que vous sachiez ce que l’on vous doit, afin que vous ne prétendiez pas exiger des hommes ce qui ne vous est pas dû ; car c’est une injustice visible : et cependant elle est fort commune à ceux de votre condition, parce qu’ils en ignorent la nature.
Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs d’établissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d’établissement
dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en l’autre les roturiers ; en celui-ci
les aînés, en cet autre les cadets. Pourquoi cela ? Parce qu’il a plu aux hommes. La chose était indifférente avant l’établissement : après l’établissement elle devient juste, parce qu’il est injuste de la troubler.
Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce qu’elles consistent dans des qualités réelles et effectives de l’âme ou du corps, qui rendent l’une ou l’autre plus estimable, comme les sciences, la lumière de l’esprit, la vertu, la santé, la force.
Nous devons quelque chose à l’une et à l’autre de ces grandeurs ; mais comme elles sont d’une nature différente, nous leur devons aussi différents respects. Aux grandeurs d’établissement, nous leur devons des respects d’établissement, c’est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois à genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces devoirs.
Mais pour les respects naturels qui consistent dans l’estime, nous ne les devons qu’aux grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mépris et l’aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles. Il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l’une et à l’autre de ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l’estime que mérite celle d’honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extérieurs que l’ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit.
Voilà en quoi consiste la justice de ces devoirs. Et l’injustice consiste à attacher les respects naturels aux grandeurs d’établissement, ou à exiger les respects d’établissement pour les grandeurs naturelles. M. N. est un plus grand géomètre que moi ; en cette qualité il veut passer devant moi : je lui dirai qu’il n’y entend rien. La géométrie est une grandeur naturelle ; elle demande une préférence d’estime ; mais les hommes n’y ont attaché aucune préférence extérieure. Je passerai donc devant lui ; et l’estimerai plus que moi, en qualité de géomètre. De même si, étant duc et pair, vous ne vous contentiez pas que je me tinsse découvert devant vous, et que vous voulussiez encore que je vous estimasse, je vous prierais de me montrer les qualités qui méritent mon estime. Si vous le faisiez, elle vous est acquise, et je ne pourrais vous la refuser avec justice ; mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me la demander, et assurément vous n’y réussiriez pas, fussiez-vous le plus grand prince du monde."
On peut le rapprocher d'un fragment célèbre des Pensées (Br 100) sur la flatterie :
"La
nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi,
et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait
empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misére.
Il veut être grand, et il se voit petit. Il veut être heureux, et il
se voit misérable. Il veut être parfait, et il se voit plein
d’imperfections. Il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des
hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et
leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus
injuste et la plus criminelle passion qu’il soit possible de s’imaginer.
Car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend,
et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l’anéantir, et,
ne pouvant la détruire en elle-même, il la détruit autant qu’il peut
dans sa connaissance et dans celle des autres ; c’est-à-dire qu’il met
tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et
qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie.
C’est
sans doute un mal que d’être plein de défauts, mais c’est encore un
plus grand mal que d’en être plein et de ne les vouloir pas reconnaître,
puisque c’est y ajouter encore celui d’une illusion volontaire. Nous
ne voulons pas que les autres nous trompent, et nous ne trouvons pas
juste qu’ils veuillent être estimés de nous plus qu’ils ne méritent.
Il n’est donc pas juste aussi que nous les trompions et que nous
voulions qu’ils nous estiment plus que nous ne méritons.
Ainsi,
lorsqu’ils ne nous découvrent que des imperfections et des vices que
nous avons en effet, il est visible qu’ils ne nous font point de tort,
puisque ce ne sont pas eux qui en sont cause ; et qu’ils nous font un
bien, puisqu’ils nous aident à nous délivrer d’un mal, qui est
l’ignorance de ces imperfections. Nous ne devons pas être fâchés
qu’ils les connaissent et qu’ils nous méprisent, étant juste, qu’ils
nous connaissent pour ce que nous sommes, et qu’ils nous méprisent si
nous sommes méprisables.
Voilà
les sentiments qui naîtraient d’un cœur qui serait plein d’équité et
de justice. Que devons-nous donc dire du nôtre en y voyant une
disposition toute contraire ? Car n’est-il pas vrai que nous haïssons
et la vérité, et ceux qui nous la disent ; et que nous aimons qu’ils
se trompent à notre avantage, et que nous voulons être estimés d’eux,
autres que nous ne sommes en effet ?
En
voici une preuve qui me fait horreur. La religion catholique n’oblige
pas à découvrir ses péchés indifféremment à tout le monde. Elle
souffre qu’on demeure caché à tous les autres hommes. Mais elle en
excepte un seul, à qui elle commande de découvrir le fond de son cœur,
et de se faire voir tel que l’on est. Il n’y a que ce seul homme au
monde qu’elle nous ordonne de désabuser, et elle l’oblige à un secret
inviolable, qui fait que cette connaissance est dans lui comme si elle
n’y était pas. Peut-on s’imaginer rien de plus charitable et de plus
doux ? Et néanmoins la corruption de l’homme est telle qu’il trouve
encore de la dureté dans cette loi ; et c’est une des principales
raisons qui a fait révolter contre l’Église une grande partie de
l’Europe.
Que
le cœur de l’homme est injuste et déraisonnable pour trouver mauvais
qu’on l’oblige de faire à l’égard d’un homme, ce qu’il serait juste en
quelque sorte qu’il fît à l’égard de tous les hommes ! Car est-il
juste que nous les trompions ?
Il
y a différents degrés dans cette aversion pour la vérité ; mais on
peut dire qu’elle est dans tous en quelque degré, parce qu’elle est
inséparable de l’amour propre. C’est cette mauvaise délicatesse qui
oblige ceux qui sont dans la nécessité de reprendre les autres de
choisir tant de détours et de tempéraments pour éviter de les choquer.
Il faut qu’ils diminuent nos défauts, qu’ils fassent semblant de les
excuser, qu’ils y mêlent des louanges et des témoignages d’affection
et d’estime. Avec tout cela, cette médecine ne laisse pas d’être amère
à l’amour propre. Il en prend le moins qu’il peut, et toujours avec
dégoût, et souvent même avec un secret dépit contre ceux qui la lui
présentent.
Il
arrive de là que, si l’on a quelque intérêt d’être aimé de nous, on
s’éloigne de nous rendre un office qu’on sait nous être désagréable :
on nous traite comme nous voulons être traités. Nous haïssons la vérité,
on nous la cache ; nous voulons être flattés, on nous flatte ; nous
aimons à être trompés, on nous trompe.
C’est
ce qui fait que chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans le
monde nous éloigne davantage de la vérité, parce qu’on appréhende plus
de blesser ceux dont l’affection est plus utile, et l’aversion plus
dangereuse. Un Prince sera la fable de toute l’Europe, et lui seul
n’en saura rien. Je ne m’en étonne pas : dire la vérité est utile à
celui à qui on la dit, mais désavantageux à ceux qui la disent, parce
qu’ils se font haïr. Or ceux qui vivent avec les princes aiment mieux
leurs intérêts que celui du prince qu’ils servent, et ainsi ils n’ont
garde de lui procurer un avantage en se nuisant à eux-mêmes.
Ce
malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire dans les plus
grandes fortunes ; mais les moindres n’en sont pas exemptes, parce
qu’il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes. Ainsi
la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle : on ne fait que
s’entre-tromper et s’entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre
présence comme il en parle en notre absence. L’union qui est entre les
hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie ; et peu
d’amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que son ami dit de lui
lorsqu’il n’y est pas, quoiqu’il en parle alors sincèrement et sans
passion.
L’homme
n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en
soi-même et à l’égard des autres. Il ne veut pas qu’on lui dise la
vérité. Il évite de la dire aux autres. Et toutes ces dispositions si
éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans
son cœur."
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