Les ateliers philo de Clotilde #3 : La politesse, respect ou hypocrisie? (lundi 19 février 2018)

Quelques suggestions de lecture avant de venir....

Il y a un très bel essai de BERGSON (1859-1941) sur la politesse, disponible chez Rivages Poches.C'est un texte court et très clair; il s'agit d'un discours qu'il a prononcé lors d'une remise de prix au lycée Henri IV. Il y distingue trois formes de politesse : la politesse des manières, la politesse du cœur, la politesse de l'esprit... une réflexion à méditer (Pour une présentation rapide : ici ou ):



En revanche j'ai lu cet été un petit livre de Camille de VULPILLIERES publié chez Flammarion dans la collection Antidote, il me semble très complexe, et très érudit, et finalement pas si éclairant. On peut y glaner quelques éléments :





Pour commencer en douceur, une petite fable de SCHOPENHAUER (1788-1860), qui part du principe que c'est la médiocrité qui nous rapproche les uns des autres, et la politesse qui nous permet de nous supporter.

La parabole des porcs-épics et la sociabilité
« Par une froide journée d’hiver un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’écarter les uns des autres. Quand le besoin de se réchauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de sorte qu’ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux maux jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendît la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur vie intérieure, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses manières d’être antipathiques et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau.  La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières. En Angleterre on crie à celui qui ne se tient pas à cette distance : Keep your distance ! Par ce moyen le besoin de se réchauffer n’est, à la vérité, satisfait qu’à moitié, mais, en revanche, on ne ressent pas la blessure des piquants. Cependant celui qui possède assez de chaleur intérieure propre préfère rester en dehors de la société pour ne pas éprouver de désagréments, ni en causer. » (Parerga & Paralipomena, Aphorisme sur la sagesse dans la vie)

« La conséquence de tout cela est que la sociabilité de chacun est inversement proportionnelle à sa valeur intellectuelle, et dire de quelqu’un :Il est sauvage signifie déjà presque : C’est un homme de qualité... » (Parerga & Paralipomena, Aphorisme sur la sagesse dans la vie)

« La politesse est déni conventionnel et systématique de l’égoïsme dans les petites choses qui font le commerce quotidien, et elle passe à juste titre pour une forme d’hypocrisie ; ce qui n’empêche pas qu’on la recommande et qu’on la loue. Car ce qu’elle cache, l’égoïsme, est si vilain que, sans l’ignorer, on préfère ne pas le voir, comme on veille à mettre au moins un rideau devant des objets répugnants. » (Les deux problèmes fondamentaux de l’éthique)

« Comme la cire est naturellement dure et sèche, mais qu’il suffit d’un peu de chaleur pour qu’elle s’amollisse et prenne toutes les formes que l’on voudra, il ne faut qu’un peu de politesse et de bonne manière pour que des gens même revêches et hostiles s’adoucissent et se fassent aimables. La politesse est donc aux hommes ce que la chaleur est à la cire ». (Parerga & Paralipomena, Aphorisme sur la sagesse dans la vie)




Dans une tout autre perspective, nous lirons plusieurs textes d'ALAIN sur la politesse, extraits de Propos sur le bonheur. Ce sont des textes faciles d'accès, qui s'appuient sur des situations de la vie courante. Alain publiait ses "propos" chaque jour dans le journal, ce sont de petits billets d'humeur, avec des idées qui reviennent, présentées à chaque fois sous un angle un peu différent.




XVI / Attitudes (16 février 1922)

Le plus vulgaire des hommes est un grand artiste dès qu’il mime ses malheurs. S’il a le cœur serré, comme on dit si bien, vous le voyez étrangler encore sa poitrine avec ses bras et tendre tous ses muscles les unes contre les autres. Dans l’absence de tout ennemi, il serre les dents, arme sa poitrine, et montre le poing au ciel. Et sachez bien que si ces gestes perturbateurs ne se produisent pas au-dehors, ils n’en sont pas moins esquissés à l’intérieur du corps immobile, d’où résultent de plus puissants effets encore. On s’étonne quelquefois, quand on ne dort point, de ce que les mêmes pensées, toujours désagréables, tournent en rond ; il y a à parier que c’est la mimique esquissée qui les rappelle. Contre tous les maux de l’ordre moral, et aussi bien contre les maladies à leur commencement, il faut des assouplissements et de la gymnastique ; et je crois que presque toujours ce remède suffirait;  mais on n’y pense point.
Les coutumes de politesse sont bien puissantes sur nos pensées ; et ce n’est pas un petit secours contre l’humeur et même contre le mal d’estomac si l’on mime la douceur, la bienveillance et la joie ; ces mouvements, qui sont courbettes et sourires, ont cela de bon qu’ils rendent impossibles les mouvements opposés, de fureur, de défiance, de tristesse. C’est pourquoi la vie de société, les visites, les cérémonies et les fêtes sont toujours aimées ; c’est une occasion de mimer le bonheur ; et ce genre de comédie nous délivre certainement de la tragédie (p. 45-46).


XXXII / Passions de voisinage (27 décembre 1910)

“ "Comme on vit mal, dit l'unl avec ceux qu'on connaît trop. On gémit soi-même sans retenue et on grossit par là de petites misères, et eux de même.  (.. )Cette franchise de tous les instants n'est pas véridique (…)
" Comme on vit bien, dit un homme, avec ceux qu’on ne connaît pas trop. Chacun retient ses paroles et ses gestes, et par cela même ses colères. La bonne humeur est sur les visages et bientôt dans les cœurs. Ce que l’on regretterait d’avoir dit, on ne pense même pas à le dire. On se montre à son avantage devant un homme qu’on ne connaît guère ; et cet effort nous rend souvent plus juste pour les autres, et pour nous-mêmes. On n’attend rien d’un inconnu ; on est tout content du peu qu’il donne (…)
 ” (p. 82).


XXXV / La paix du ménage (14 octobre 1913)

“ (…) Un des effets de l’amour partagé, c’est que la mauvaise humeur y est échangée naïvement. Le sage y verra des preuves de confiance et d’abandon. (…) Battre, injurier, incriminer, c’est toujours le premier mouvement. Par cet excès de confiance, la famille peut périr, j’entends par là devenir un milieu détestable où les voix prennent d’elles-mêmes l’accent de la plus vive colère. Et cela se comprend bien ; dans cette intimité de tous les jours, la colère de l’un nourrit celle de l’autre, et les moindres passions s’y multiplient. (…)
Une femme qui a du monde et qui retient sa colère, cela ne me fait point dire : “ Quelle hypocrisie ! ” mais : “ Quel remède contre la colère ! ”
L’ordre familial est comme l’ordre du droit ; il ne se fait point tout seul ; il se fait et se conserve par la volonté. Celui qui a bien compris tout le danger du premier mouvement règle alors ses gestes et conserve ainsi les sentiments auxquels il tient. C’est pourquoi le mariage doit être indissoluble au regard de la volonté. Par là, on s’engage soi-même à le conserver bon, en calmant les tempêtes. Voilà l’utilité des serments. ” (p. 87-88)


LXIX / Dénouer

“ (…) Si l’on considère ce qui est de soi et sans qu’on y travaille, le pessimisme est le vrai ; car le cours des choses humaines, dès qu’on l’abandonne, va tout de suite au pire ; par exemple, qui se livre à son humeur est aussitôt malheureux et méchant.
(…) Chacun sait bien que la colère et le désespoir sont les premiers ennemis à vaincre. Il faut croire, espérer et sourire ; et avec cela travailler. Ainsi la condition humaine est telle que si on ne se donne pas comme règle de vie un optimisme invincible, aussitôt le plus noir pessimisme est le vrai. ”

LXXXII / La politesse (6 janvier 1922)

“ La politesse s’apprend, comme la danse. Celui qui ne sait pas danser croit que le difficile est de connaître les règles de la danse et d’y conformer ses mouvements ; mais ce n’est que l’extérieur de la chose ; il faut arriver à danser sans raideur, sans trouble, et par conséquent sans peur. De même c’est peu de choses de connaître les règles de la politesse ; et, même si on s’y conforme, on ne se trouve encore qu’au seuil de la politesse. Il faut que les mouvements soient précis, souples, sans raideur ni tremblement ; car le moindre tremblement se communique. Et qu’est-ce qu’une politesse qui inquiète ?
J’ai remarqué souvent un son de voix qui est par lui-même impoli ; un maître de chant dirait que la gorge est serrée et que les épaules ne sont pas assez assouplies. La démarche même des épaules rend impoli un acte poli. Trop de passion ; assurance cherchée ; force rassemblée. Les maîtres d’armes disent toujours : “ Trop de force ” ; et l’escrime est une sorte de politesse, qui conduit aisément à toute politesse. Tout ce qui sent le brutal et l’emporté est impoli ; les signes suffisent ; la menace suffit. On pourrait dire que l’impolitesse est toujours une sorte de menace. La grâce féminine se replie alors et cherche protection. Un homme qui tremble, par sa force mal disciplinée, que dira-t-il s’il s’anime et s’emporte. C’est pourquoi il ne faut point parler fort. Qui voyait Jaurès dans un salon voyait un homme peu soucieux de l’opinion et des usages, et souvent mal cravaté ; mais la voix était toute une politesse, par une douceur chantante où l’oreille ne découvrait aucune force ; chose miraculeuse, car chacun avait souvenir de cette dialectique métallique et de ce rugissement, voix du peuple lion. La force n’est pas contraire à la politesse ; elle l’orne ; c’est puissance sur puissance.
Un homme impoli est encore impoli quand il est seul ; trop de force dans le moindre mouvement. On sent la passion nouée et cette peur de soi qui est timidité. Je me souviens d’avoir entendu un homme timide qui discutait publiquement de grammaire ; son accent était celui de la haine la plus vive. Et, comme les passions se gagnent bien plus vite que les maladies, je ne m’étonne pas de trouver de la fureur dans les opinions les plus innocentes ; ce n’est souvent qu’une sorte de terreur qui s’accroît par le son même de la voix. Et il se peut que le fanatisme soit d’abord impolitesse ; car ce que l’on exprime, même sans le vouloir, il faut bien qu’à la fin on le ressente. Ainsi le fanatisme serait un fruit de la timidité ; une peur de ne pas bien soutenir ce que l’on croit ; enfin, comme la peur n’est guère supportée, une fureur contre soi et contre tous, qui communique une force redoutable aux opinions les plus incertaines. Observez les timides, et comment ils prennent parti, vous connaîtrez que la convulsion est une étrange méthode de penser. Par ce détour, on comprend comment une tasse de thé tenue à la main civilise un homme. Le maître d’armes jugeait d’un tireur à la manière de faire tourner une cuiller dans une tasse de café, sans faire un mouvement de trop. ” (p. 187-189)


LXXXIII / Savoir-vivre

“ Il y a une politesse de courtisan, qui n’est pas belle. Mais aussi ce n’est point de la politesse. Et il me semble que tout ce qui est voulu est hors de la politesse. Par exemple un homme réellement poli pourra traiter durement et jusqu’à la violence un homme méprisable ou méchant ; ce n’est point de l’impolitesse. La bienveillance délibérée n’est pas de la politesse ; la flatterie calculée n’est pas non plus de la politesse. La politesse se rapporte aux actions que l’on fait sans y penser et qui expriment quelque chose que nous n’avons pas l’intention d’exprimer.
Un homme de premier mouvement, qui dit tout ce qui lui vient, qui s’abandonne au premier sentiment, qui marque sans retenue de l’étonnement, du dégoût, du plaisir, avant même de savoir ce qu’il éprouve, est un homme impoli ; il aura toujours à s’excuser, parce qu’il aura troublé et inquiété les autres sans intention, contre son intention.
Il est pénible de blesser quelqu’un sans l’avoir voulu, par un récit à l’étourdie ; l’homme poli est celui qui sent la gêne avant que le mal soit sans remède, et qui change de route élégamment ; mais il y a plus de politesse encore à deviner d’avance ce qu’il faut dire et ce qu’il ne faut pas dire, et, dans le doute, laisser au maître de maison la direction des propos. Tout cela pour éviter de nuire sans l’avoir voulu ; car s’il juge nécessaire de piquer un dangereux personnage au bon endroit, libre à lui ; son acte relève alors de la morale à proprement parler, et non plus de la politesse.
Impolitesse est toujours maladresse. Il est méchant de faire sentir à quelqu’un l’âge qu’il a ; mais si on le fait sans le vouloir, par geste ou physionomie, ou parole trop peu méditée, on est impoli. Marcher sur le pied de quelqu’un est violence si on le fait volontairement ; si c’est involontairement, c’est impolitesse. Les impolitesses sont des ricochets imprévus ; un homme poli les évite et ne touche qu’où il veut toucher ; il n’en touche que mieux. Poli ne veut pas dire flatteur nécessairement.
La politesse est donc une habitude et une aisance. L’impoli, c’est celui qui fait autre chose que ce qu’il veut faire, comme s’il accroche des vaisselles ou des bibelots ; c’est celui qui dit autre chose que ce qu’il veut dire, ou qui signifie, par le ton brusque, par la voix forte inutilement, par l’hésitation, par le bredouillement, autre chose que ce qu’il veut signifier. La politesse peut donc s’apprendre, comme l’escrime. Un fat est un homme qui signifie sans savoir quoi, par extravagance voulue. Un timide est un homme qui voudrait bien ne pas être fat, mais qui ne sait comment faire, parce qu’il aperçoit l’importance de ses actes et de ses paroles ; aussi le voyez-vous se resserrer et se contracter, afin de s’empêcher d’agir et de parler ; effort prodigieux sur lui-même, qui le rend tremblant, suant et rouge, et encore plus maladroit qu’il ne serait au naturel. La grâce, au contraire, est un bonheur d’expression et de mouvement qui n’inquiète et ne blesse personne. Et les qualités de ce genre importent beaucoup pour le bonheur. Un art de vivre ne doit point les négliger. ”

LXXXIV / Faire plaisir (8 mars 1911)

“ (…) Faire plaisir, n’est-ce pas être menteur, flatteur, courtisan ? Entendons bien la règle ; il s’agit de faire plaisir toutes les fois que cela est possible sans mensonge ni bassesse. Or presque toujours cela est possible. Quand nous disons quelque vérité désagréable, avec une voix aigre et le sang au visage, ce n’est qu’un mouvement d’humeur, ce n’est qu’une courte maladie que nous ne savons pas soigner ; en vain, nous voulons tout de suite y avoir mis du courage ; cela est douteux, si nous n’avons pas risqué beaucoup, et, d’abord, si nous n’avons pas délibéré (…)
Il y a à louer presque dans tout ; car les vrais mobiles, nous les ignorons toujours, et il n’en coûte rien de supposer modération plutôt que lâcheté, plutôt amitié que prudence. Surtout avec les jeunes, mettez tout au mieux dans ce qui n’est que supposition, et faites-leur un beau portrait d’eux-mêmes ; ils se croiront ainsi ; ils seront bientôt ainsi.
(…) La politesse, ce n’est qu’un jeu contre les passions. Etre poli c’est dire ou signifier, par tous ses gestes et par toutes ses paroles : “ Ne nous irritons pas ; ne gâtons pas ce moment de notre vie. ” Est-ce donc bonté évangélique ? Non. Je ne pousserais point jusque là ; il arrive que la bonté est indiscrète et humilie. La vraie politesse est plutôt dans une joie contagieuse, qui adoucit tous les frottements. Et cette politesse n’est guère enseignée (…)


XV / Que le bonheur est généreux (10 avril 1923)

“ (…) La politesse est un bonheur d’apparence, aussitôt ressenti par la réaction du dehors sur le dedans, loi constante, et constamment oubliée ; ainsi ceux qui sont polis sont aussitôt récompensés, sans savoir qu’ils sont récompensés. ”



Pour approfondir la notion de respect, nous ferons une partie de notre parcours avec KANT.  Ils sont plus difficiles d'accès il me semble, et très conceptuel, mais nous ferons en sorte d'y voir plus clair, car ils sont fondamentaux. Les Fondements de la métaphysique des mœurs sont lisibles si vous êtes motivés et prêts à suivre un raisonnement rigoureux (avec un crayon à la main!)



Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 160

1/ (…) La volonté des êtres raisonnables doit toujours être considérée en même temps comme législatrice, parce qu’autrement l’être raisonnable ne se pourrait pas concevoir comme fin en soi. La raison rapporte ainsi chacune des maximes de la volonté conçue comme législatrice universelle à chacune des autres volontés, et même à chacune des actions envers soi-même, et cela non pas pour quelque autre motif pratique ou quelque futur avantage, mais en vertu de l’idée de la dignité d’un être raisonnable qui n’obéit à d’autre loi que celle qu’il institue en même temps lui-même.

2/ Dans le règne des fins tout a un prix ou une dignité. Ce qui a un prix peut aussi bien être remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité.
Ce qui rapporte aux inclinations et aux besoins généraux de l’homme, cela a un prix marchand ; ce qui, même sans supposer de besoin, correspond à un certain goût, c’est-à-dire à la satisfaction que nous procure un simple jeu sans but de nos facultés mentales, cela a un prix de sentiment ; mais ce qui constitue la condition qui seule peut faire que quelque chose est une fin en soi, cela n’a pas seulement une valeur relative, c’est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque, c’est-à-dire une dignité.

3/ Or la moralité est la condition qui seule peut faire qu’un être raisonnable est une fin en soi ; car il n’est possible que par elle d’être un membre législateur dans le règne des fins. La moralité, ainsi que l’humanité, en tant qu’elle est capable de moralité, c’est donc là seul ce qui a de la dignité. L’habileté et l’application dans le travail ont un prix marchand ; l’esprit, la vivacité d’imagination, l’humour ont un prix de sentiment ; par contre la fidélité à ses promesses, la bienveillance par principe (non la bienveillance d’instinct), ont une valeur intrinsèque. Ni la nature ni l’art ne contiennent rien qui puisse être mis à la place de ces qualités, si elles viennent à manquer.


La conscience morale dicte ce que nous devons faire

Kant affirme que tout homme a une conscience morale, la capacité de juger ses actes et de savoir s’il agit bien ou mal. En effet, la raison est une faculté universelle, et dans son usage pratique, elle nous permet de juger nos actions.

« Tout homme a une conscience morale et se trouve ainsi observé, menacé et, en général, tenu en respect (un respect lié à la crainte) par un juge intérieur, et cette puissance qui, en lui, veille sur les lois n’est pas quelque chose qu’il se forge lui-même (arbitrairement1), mais elle est incorporée dans son être. Elle le suit comme son ombre s’il songe à lui échapper. Il peut certes par des plaisirs et des distractions se rendre insensible ou s’endormir, mais il ne peut éviter par la suite de revenir à soi-même ou de se réveiller dès qu’il perçoit la voix terrible de cette conscience. Au demeurant peut-il en arriver à l’extrême infamie2 où il ne se préoccupe plus du tout de cette voix, mais il ne peut du moins éviter de l’entendre. »
« Doctrine de la vertu », Métaphysique des Mœurs, trad. A. Renaut, , coll « GF » Flammarion, 1994, p. 295


Autrui n’est pas un moyen mais aussi une fin

Kant propose différentes formules de l’impératif catégorique de la loi morale, impératif que l’on peut déduire rationnellement et qui nous assure d’agir par devoir si nous lui obéissons.

« Si donc il doit y avoir un principe pratique3 suprême, et au regard de la volonté4 humaine un impératif catégorique5, il faut qu’il soit tel que, par la représentation de ce qui, étant une fin en soi, st nécessairement une fin pour tout homme, il constitue un principe objectif de la volonté6, que par conséquent il puisse servir de loi pratique universelle. Voici le fondement de ce principe : la nature raisonnable existe comme fin en soi.L’homme se représente nécessairement ainsi sa propre existence ; c’est donc en ce sens un principe subjectif d’actions humaines. Mais tout autre être raisonnable se présente également ainsi son existence ; en conséquence du même principe rationnel qui vaut aussi pour moi ; c’est donc en même temps un principe objectif dont doivent pouvoir être déduites, comme d’un principe pratique suprême, toutes les lois de la volonté. L’impératif pratique sera donc celui-ci : Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. »
Fondements de la métaphysique des mœurs.


Dire la vérité est un devoir absolu

« Etre véridique dans les propos qu’on ne peut éluder, c’est là la devoir formel de l’homme envers chaque homme, quelle que soit la gravité du préjudice qui peut en résulter pour soi-même ou pour autrui. Et même si, en falsifiant mon propos, je ne cause pas de tort à celui qui m’y contraint injustement, il reste qu’une telle falsification, qu’on peut nommer également pour cette raison un mensonge (même si ce n’est pas au sens des juristes), constitue, au regard de l’élément le plus essentiel du devoir en général, un tort ; car je fais en sorte, autant qu’il est en mon pouvoir, que des propos (des déclarations) en général ne trouvent aucun crédit et, par suite, que tous les droits fondés sur des contrats deviennent caducs et perdent toute leur force ; ce qui est un tort causé à l’humanité en général. »
Donc, si on ne définit le mensonge que comme la déclaration (faite à autrui) qu’on sait n’être pas vraie, il n’est pas besoin d’y ajouter qu’il doive nuire à autrui, comme les juristes l’exigent de leur définition. Car le mensonge nuit toujours à autrui : même s’il ne nuit pas à un autre homme, il nuit à l’humanité en général et rend vaine la source du droit.
D’un prétendu droit de mentir par humanité, 1797, coll « GF », 1994, p. 98-99


L’exception faite à une règle ne peut pas être morale

Dans ce texte, Kant se demande s’il peut être moralement justifiable dans certains cas de faire une promesse en sachant qu’elle ne sera pas tenue. Une règle morale qui admet par avance qu’elle puisse avoir des exceptions a-t-elle vraiment un sens ?

« Soit par exemple, la question suivante : ne puis-je pas, si je suis dans l’embarras, faire une promesse avec l’intention de ne pas la tenir ? Je distingue ici aisément entre les différents sens que peut avoir la question : demande-t-on s’il est prudent ou s’il est conforme au devoir de faire une fausse promesse ? Cela peut sans doute être prudent plus d’une fois. A la vérité, je vois bien que ce n’est pas assez de me tirer, grâce à ce subterfuge, d’un embarras actuel, qu’il me faut encore bien considérer si de ce mensonge ne peut pas résulter pour moi dans l’avenir un désagrément encore plus grand que tous ceux dont je me délivre pour l’instant ; et comme, en dépit de toute ma prétendue finesse, les conséquences ne sont pas si aisées à prévoir que le fait d’avoir une fois perdu la confiance d’autrui ne puisse m’être bien plus préjudiciable que tout le mal que je songe en ce moment à éviter, n’est-ce pas agir avec plus de prudence que de se conduire ici d’après une maxime7 universelle et de se faire une habitude que de ne rien promettre qu’avec l’intention de le tenir ?
Mais il me paraît ici bientôt évident qu’une telle maxime n’en pas moins toujours uniquement fondée sur les conséquences à craindre. Or c’est pourtant tout autre chose que d’être sincère par devoir, et de l’être par crainte des conséquences désavantageuses.
(…) Après tout, en ce qui concerne la réponse à cette question, si une promesse trompeuse est conforme au devoir, le moyen de m’instruire le plus rapide, tout en étant infaillible, c’est de me demander à moi-même : accepterais-je bien avec satisfaction que ma maxime (de me tirer d’embarras par une fausse promesse) dût valoir comme une loi universelle (aussi bien pour moi que pour les autres) ? Et pourrais-je bien me dire : tout homme peut faire une fausse promesse quand il se trouve dans l’embarras et qu’il n’a pas d’autre moyen d’en sortir ? Je m’aperçois bientôt ainsi que si je peux bien choisir de mentir, je ne peux en aucune manière vouloir une loi universelle qui commanderait de mentir ; en effet, selon une telle loi, il n’y aurait plus à proprement parler de promesse, car il serait vain de déclarer ma volonté concernant mes actions futures à d’autres hommes qui ne croiraient point à cette déclaration ou qui, s’ils y ajoutaient foi étourdiment, me payeraient exactement de la même monnaie8 : de telle sorte que ma maxime, du moment qu’elle serait érigée en loi universelle, se détruirait elle-même nécessairement.
Donc, pour ce que j’ai à faire afin que ma volonté soit moralement bonne, je n’ai pas besoin précisément d’une subtilité poussée très loin. Sans expérience quant au cours du monde, incapable de parer à tous les événements qui s’y produisent, il suffit que je demande : peux-tu vouloir aussi que ta maxime devienne une loi universelle ? Si tu ne le veux pas, la maxime est à rejeter, et cela en vérité non pas à cause d’un dommage qui peut en résulter pour toi ou même pour d’autres, mais parce qu’elle ne peut pas trouver place comme principe dans une législation universelle possible.
Fondements de la métaphysique des mœurs, Ière section.


Agir par obéissance extérieure au devoir n’est pas moral

Kant analyse la distinction entre une action conforme au devoir et une action faite par devoir. Il l’approfondit par des exemples : le commerçant qui agit selon la loi par intérêt, et l’homme désespéré qui résiste au suicide.

« Il est sans doute conforme au devoir que le commerçant n’aille pas proposer un prix exagéré au client inexpérimenté, et même c’est ce que ne fait jamais dans tout grand commerce le marchand avisé ; il établit au contraire un prix fixe, le même pour tout le monde (…). On est donc loyalement servi ; mais ce n’est pas du tout suffisant pour qu’on en retire cette conviction que le marchand s’est ainsi conduit par devoir et par des principes de probité9 ; son intérêt l’exigeait (…). Voilà donc une action qui était accomplie, non par devoir, ni par inclination immédiate, mais seulement dans une intention intéressée.
Au contraire, conserver sa vie est un devoir, et c’est en outre une chose pour laquelle chacun a une inclination10 immédiate. Or c’est pour cela que la sollicitude souvent inquiète des hommes est dépourvue de toute valeur interne et que leur maxime11 n’a aucun prix moral. Ils conservent la vie conformément au devoir sans doute, mais non par devoir. En revanche, que des contrariétés et un chagrin sans espoir aient enlevé à un homme tout goût de vivre, si le malheureux, à l’âme forte, est plus indigné de son sort qu’il n’est découragé ou abattu, s’il désire la mort et cependant conserve la vie sans l’aimer, non par inclination ni par crainte, mais par devoir, alors sa maxime a une valeur morale ».
Fondements de la métaphysique des mœurs, Ière section.
1 Qui dépend de la seule volonté sans être lié à l’observation de règles
2 Abjection, caractère dégradant et honteux.
3 Une règle d’action
4 « Faculté de se déterminer soi-même et agir conformément à la représentation de certaines lois » (Kant)
5 Formule du devoir qui ordonne sans condition.
6 Un principe subjectif d’action est la règle personnelle que je décide de suivre. Un principe objectif vaut pour tous, il est dicté par la raison qui permet à chacun de connaître son devoir.
7 Une règle adoptée par l’individu pour encadrer ses intentions et éclairer par avance ses décisions.
8 Se comporteraient exactement de la même façon à mon égard
9 La vertu est la capacité habituelle, voire constante, de faire le bien, par opposition au vice, qui est une tendance à faire le mal.
10 Préférence sensible
11 Principe d’action


Un autre texte peut donner des pistes, même s'il ne parle pas vraiment de la politesse au sens où nous l'entendons actuellement : Le 2e discours sur la condition des grands. PASCAL (1623-1662) y distingue le respect d'établissement, fondé sur un ordre humain conventionnel et arbitraire mais nécessaire (des "cérémonies"), et le respect naturel, qui s'adresse au mérite des individus et à leurs qualités réelles (l'estime). C'est un texte très court et stimulant  (je vous recommande l'édition Folio Plus; il est également publié aux 1001 nuits).

Vous trouverez le texte complet avec un bon commentaire ici et vous pouvez le télécharger ici.
"Il est bon, Monsieur, que vous sachiez ce que l’on vous doit, afin que vous ne prétendiez pas exiger des hommes ce qui ne vous est pas dû ; car c’est une injustice visible : et cependant elle est fort commune à ceux de votre condition, parce qu’ils en ignorent la nature.
Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs d’établissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d’établissement
dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en l’autre les roturiers ; en celui-ci
les aînés, en cet autre les cadets. Pourquoi cela ? Parce qu’il a plu aux hommes. La chose était indifférente avant l’établissement : après l’établissement elle devient juste, parce qu’il est injuste de la troubler.
Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce qu’elles consistent dans des qualités réelles et effectives de l’âme ou du corps, qui rendent l’une ou l’autre plus estimable, comme les sciences, la lumière de l’esprit, la vertu, la santé, la force.
Nous devons quelque chose à l’une et à l’autre de ces grandeurs ; mais comme elles sont d’une nature différente, nous leur devons aussi différents respects. Aux grandeurs d’établissement, nous leur devons des respects d’établissement, c’est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois à genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces devoirs.
Mais pour les respects naturels qui consistent dans l’estime, nous ne les devons qu’aux grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mépris et l’aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles. Il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l’une et à l’autre de ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l’estime que mérite celle d’honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extérieurs que l’ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit.
Voilà en quoi consiste la justice de ces devoirs. Et l’injustice consiste à attacher les respects naturels aux grandeurs d’établissement, ou à exiger les respects d’établissement pour les grandeurs naturelles. M. N. est un plus grand géomètre que moi ; en cette qualité il veut passer devant moi : je lui dirai qu’il n’y entend rien. La géométrie est une grandeur naturelle ; elle demande une préférence d’estime ; mais les hommes n’y ont attaché aucune préférence extérieure. Je passerai donc devant lui ; et l’estimerai plus que moi, en qualité de géomètre. De même si, étant duc et pair, vous ne vous contentiez pas que je me tinsse découvert devant vous, et que vous voulussiez encore que je vous estimasse, je vous prierais de me montrer les qualités qui méritent mon estime. Si vous le faisiez, elle vous est acquise, et je ne pourrais vous la refuser avec justice ; mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me la demander, et assurément vous n’y réussiriez pas, fussiez-vous le plus grand prince du monde."

On peut le rapprocher d'un fragment célèbre des Pensées (Br 100) sur la flatterie :
"La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi, et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misére. Il veut être grand, et il se voit petit. Il veut être heureux, et il se voit misérable. Il veut être parfait, et il se voit plein d’imperfections. Il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu’il soit possible de s’imaginer. Car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l’anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même, il la détruit autant qu’il peut dans sa connaissance et dans celle des autres ; c’est-à-dire qu’il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie.
C’est sans doute un mal que d’être plein de défauts, mais c’est encore un plus grand mal que d’en être plein et de ne les vouloir pas reconnaître, puisque c’est y ajouter encore celui d’une illusion volontaire. Nous ne voulons pas que les autres nous trompent, et nous ne trouvons pas juste qu’ils veuillent être estimés de nous plus qu’ils ne méritent. Il n’est donc pas juste aussi que nous les trompions et que nous voulions qu’ils nous estiment plus que nous ne méritons.
Ainsi, lorsqu’ils ne nous découvrent que des imperfections et des vices que nous avons en effet, il est visible qu’ils ne nous font point de tort, puisque ce ne sont pas eux qui en sont cause ; et qu’ils nous font un bien, puisqu’ils nous aident à nous délivrer d’un mal, qui est l’ignorance de ces imperfections. Nous ne devons pas être fâchés qu’ils les connaissent et qu’ils nous méprisent, étant juste, qu’ils nous connaissent pour ce que nous sommes, et qu’ils nous méprisent si nous sommes méprisables.
Voilà les sentiments qui naîtraient d’un cœur qui serait plein d’équité et de justice. Que devons-nous donc dire du nôtre en y voyant une disposition toute contraire ? Car n’est-il pas vrai que nous haïssons et  la vérité, et ceux qui nous la disent ; et que nous aimons qu’ils se trompent à notre avantage, et que nous voulons être estimés d’eux, autres que nous ne sommes en effet ?
En voici une preuve qui me fait horreur. La religion catholique n’oblige pas à découvrir ses péchés indifféremment à tout le monde. Elle souffre qu’on demeure caché à tous les autres hommes. Mais elle en excepte un seul, à qui elle commande de découvrir le fond de son cœur, et de se faire voir tel que l’on est. Il n’y a que ce seul homme au monde qu’elle nous ordonne de désabuser, et elle l’oblige à un secret inviolable, qui fait que cette connaissance est dans lui comme si elle n’y était pas. Peut-on s’imaginer rien de plus charitable et de plus doux ? Et néanmoins la corruption de l’homme est telle qu’il trouve encore de la dureté dans cette loi ; et c’est une des principales raisons qui a fait révolter contre l’Église une grande partie de l’Europe.
Que le cœur de l’homme est injuste et déraisonnable pour trouver mauvais qu’on l’oblige de faire à l’égard d’un homme, ce qu’il serait juste en quelque sorte qu’il fît à l’égard de tous les hommes ! Car est-il juste que nous les trompions ?
Il y a différents degrés dans cette aversion pour la vérité ; mais on peut dire qu’elle est dans tous en quelque degré, parce qu’elle est inséparable de l’amour propre. C’est cette mauvaise délicatesse qui oblige ceux qui sont dans la nécessité de reprendre les autres de choisir tant de détours et de tempéraments pour éviter de les choquer. Il faut qu’ils diminuent nos défauts, qu’ils fassent semblant de les excuser, qu’ils y mêlent des louanges et des témoignages d’affection et d’estime. Avec tout cela, cette médecine ne laisse pas d’être amère à l’amour propre. Il en prend le moins qu’il peut, et toujours avec dégoût, et souvent même avec un secret dépit contre ceux qui la lui présentent.
Il arrive de là que, si l’on a quelque intérêt d’être aimé de nous, on s’éloigne de nous rendre un office qu’on sait nous être désagréable : on nous traite comme nous voulons être traités. Nous haïssons la vérité, on nous la cache ; nous voulons être flattés, on nous flatte ; nous aimons à être trompés, on nous trompe.
C’est ce qui fait que chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans le monde nous éloigne davantage de la vérité, parce qu’on appréhende plus de blesser ceux dont l’affection est plus utile, et l’aversion plus dangereuse. Un Prince sera la fable de toute l’Europe, et lui seul n’en saura rien. Je ne m’en étonne pas : dire la vérité est utile à celui à qui on la dit, mais désavantageux à ceux qui la disent, parce qu’ils se font haïr. Or ceux qui vivent avec les princes aiment mieux leurs intérêts que celui du prince qu’ils servent, et ainsi ils n’ont garde de lui procurer un avantage en se nuisant à eux-mêmes.
Ce malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire dans les plus grandes fortunes ; mais les moindres n’en sont pas exemptes, parce qu’il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes. Ainsi la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle : on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L’union qui est entre les hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie ; et peu d’amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu’il n’y est pas, quoiqu’il en parle alors sincèrement et sans passion.
L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres. Il ne veut pas qu’on lui dise la vérité. Il évite de la dire aux autres. Et toutes ces dispositions si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur."

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