Atelier Philo #38 - Naître ou être né? (lundi 24 février 2025)

photo Elliott Erwitt, New York, 1953

Ma naissance, c'est mon origine... là où j'ai commencé, mais aussi ce qui me fonde (ce n'est pas seulement par souci de la chronologie qu'on commence par la naissance pour parler de la vie de quelqu'un!)... et pourtant ce n'est pas moi qui en suis l'auteur.

Lorsque nous fêtons notre anniversaire, que célébrons-nous exactement?


Car ma vie a commencé avant que "je" sois là

Claire MARIN reprend les analyses de Paul RICOEUR dans Les débuts, au chapitre "Ma vie avant moi"  (p. 83-84): 
    "Quand ma vie a-t-elle commencé? Plus exactement : à quel moment je commence? On comprend bien que ces deux commencements ne coïncident pas, même si les récits nous le font croire. Ma naissance m'échappe. Les origines disparaissent, elles "fuient" devant mes tentatives pour saisir le commencement d'une existence ou d'une subjectivité. (...) Je suis toujours en retard sur ma naissance, dépossédé du début et de la possession de mon existence. Je suis "déjà né", "toujours après ma naissance". J'arrive après..."

Comme Olivier ABEL - parmi d'autres dans cette même lignée - le rappelle, dans La naissance qu'est-ce que ça change? pour chacun d'entre nous, l'expérience de ma naissance m'échappe complètement : je ne m'en souviens pas, et je n'ai rien décidé.

    "La naissance dit le rattachement à une origine, l'extraction, la lignée et la ressemblance (...) La naissance raconte le milieu, la genèse, la suite des générations, la généalogie. (...). 
    Comment penser une condition natale aussi radicalement essentielle, mais qui ne correspond à aucune expérience, à aucun souvenir? Ce qui m'a rendu disponible au monde n'est pas à ma disposition. C'est une limite fuyante en deçà de mes plus anciens souvenirs, c'est un oublié où la vie, le mouvement, la douceur et la sensation, le désir, la parole, la pensée même me précèdent. Je suis toujours déjà après ma naissance, comme je suis avant ma mort. Ce n'était pas mon acte, je suis né, c'est juste arrivé sans que je le sache, sans que ce soit mon choix. Si ce n'était le récit des autres, de mes proches, rien ne me prouve que j'ai commencé d'exister un beau jour, et mon existence surgit simplement de cet effacement originaire. J'y perds ma trace. Et dans ce commencement de moi sans moi, le temps ne comptant plus pour moi, je touche comme immédiatement au commencement du monde " (p. 11-12)


Qu'est-ce que ce "commencement de moi sans moi"? Peut-être au sens le plus évident : je ne suis pour rien dans ma naissance... mais est-ce si sûr?

Et un "commencement" est seulement premier au sens temporel, tandis que l'idée d'"origine" renvoie plus à une sorte de principe. Ma naissance n'est-elle que le commencement de mon existence, ou bien ce qui la légitime et qui la conditionne?

Qui est ce "je" qui dit "je suis né"? Peut-on parler d'un "événement" sans "je" pour le vivre?


Naître ou ne pas naître : 

le foetus peut-il se poser la question?


Notre naissance, est-ce l'événement qui nous a fait exister, ou qui nous fait exister?

Peut-on "naître" ou seulement "être né"? La naissance n'est-elle qu'une expulsion sous l'effet de forces extérieures ou bien notre premier élan? 
Faut-il penser que je ne peux que constater mon existence comme un fait accompli, ou bien que le bébé fait déjà quelque chose en naissant?



Personne n'a choisi de naître : 
"je suis né", voilà le fait accompli

Le plus évident est sans doute que nous sommes nés, au sens passif, involontaire du terme.

Comme les existentialistes qui, derrière SARTRE, nous décrivent comme "jetés au monde", Paul RICOEUR considère que "j'ai été mis au monde une fois pour toutes et posé dans l'être avant de pouvoir poser aucun acte" (Philosophie de la volonté, t. I, Aubier, 1956, p. 407).

Frédéric WORMS : autant que l'embryon dans le ventre de sa mère, le nouveau né, une fois sorti est dépendant;  Worms insiste sur la "détresse du nouveau né" (émission "Naître et vivre avec Olivier Abel et Frédéric Worms, déjà indiquée à l'atelier 37 à réécouter ici + son livre La vie qu'est-ce que ça change?); nous avons une expérience du danger mortel au moment où nous naissons, nous ne pouvons survivre si quelqu'un ne vient à notre secours; selon WINNICOTT, à chaque danger nous revivons cette potentielle catastrophe initiale, qui est notre peur originaire. Le bébé crie et ce cri est un appel; cet appel est relationnel, nous place dans la relation aux autres.

C'est que naître, c'est avoir été approuvé par d'autres : d'autres ont souhaité notre vie. Et Worms rappelle que Ricoeur définissait "nos proches" comme "ceux qui ont approuvé notre existence". 


Cependant ils ont accepté une vie, sans savoir que ce serait nous. En ce sens eux aussi ont été mis devant notre existence comme devant un fait accompli.

De fait j'aurais pu ne pas naître - ou un autre aurait pu naître "à ma place". On a déjà croisé le texte de PASCAL qui nous rappelle que notre place dans la société est due à une "infinité de hasards" (atelier 37). Dans son Premier discours sur la condition des grands, il rappelle ainsi au jeune duc à qui il s'adresse la contingence de son existence, le comparant à un navigateur qui deviendrait roi par hasard, pour avoir accosté sur une île dont les indigènes auraient perdu leur véritable roi : 

    "Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous trouvez maître, que celui par lequel cet homme se trouvait roi. Vous n’y avez aucun droit de vous-même et par votre nature, non plus que lui : et non seulement vous ne vous trouvez fils d’un duc, mais vous ne vous trouvez au monde, que par une infinité de hasards. Votre naissance dépend d’un mariage, ou plutôt de tous les mariages de ceux dont vous descendez. Mais ces mariages, d’où dépendent-ils ? D’une visite faite par rencontre, d’un discours en l’air, de mille occasions imprévues. "

On en trouve un écho chez CIORAN  : 
    "Je sais que ma naissance est un hasard, un accident risible, et cependant, dès que je m'oublie, je me comporte comme si elle était un événement capital, indispensable à la marche et à l'équilibre du monde." (De l'inconvénient d'être né)

... qui de nous ne se réjouit pas pourtant de son anniversaire (au moins jusqu'à un certain âge)?

A moins, comme Gunter ANDERS d'en éprouver de la honte...  (cité par SPINHIRNY p. 52-53) : la "honte prométhéenne", c'est "la honte qui s'empare de l'homme devant l'humiliante qualité des choses qu'il a lui-même fabriquées", tandis que lui-même "a honte d'être devenu plutôt que d'avoir été fabriqué. Il a honte de devoir son existence - à la différence des produits qui eux sont irréprochables parce qu'ils ont été calculés dans les moindres détails - au processus aveugle, non calculé et ancestral de la procréation et de la naissance. Son déshonneur tient donc du fait d'être né; à sa naissance qu'il estime triviale, pour cette seule raison qu'elle est une naissance..." (L'obsolescence de l'homme, Ivrea, p. 37-38)


Olivier ABEL commente : "Si nul ne semble s'étonner d'être né, et si tous les humains semblent trouver cela tout naturel, dès qu'on y pense un peu un vertige nous prend, celui de notre absurde contingence : pourquoi moi dans l'infinie combinatoire des possibles? J'aurais pu ne pas exister." (p. 13)
Et pour tout ce qui me détermine : " Là où la naissance peut être la plus révoltante, c'est par son caractère inégalitaire. C'est par la place où elle nous situe dans la société, dans le partage de l'avoir, du pouvoir, du savoir, du valoir, des avantages et des désavantages du corps, de l'esprit, de la santé, des affections, des bénédictions. Les expressions le disent bien : "être né avec une cuillère d'argent dans la bouche", "être né coiffé", "être né sous une bonne étoile"...." (p. 74-75)


On trouve des analyses similaires dans le chapitre 1 "venir au monde, une expérience existentielle", de Frédéric SPINHIRNY, Naître et s'engager au monde. Il souligne que si beaucoup d'écrivains semblent en vouloir à leur naissance (Sartre, Cioran, Céline), c'est que nous n'avons pas choisi de naître, surtout pas choisi de naître ici ou là et tel ou tel; enfin, nous n'avons pas pu choisir de ne pas naître (p. 31-34)
Nous pouvons donc seulement choisir non pas d'être venus à la vie mais de ne plus vivre?!


Je ne peux m'empêcher de me demander si cette révolte et cette honte d'avoir été mis au monde n'est pas plus masculine qu'humaine???


Et tout cela à vrai dire s'applique plutôt à la conception dont l'accouchement et mes premières années découlent (ma naissance comme la conséquence de ce qui précède). Est-ce toujours vrai du moment même de la naissance, de l'accouchement ?

Et si l'enfant se faisait naitre?


Sur le site Ameli, l'accouchement est présenté comme un processus médicalisé, dans lequel les étapes s'enchaînent, et l'accent est mis sur les procédures médicale; pourtant à regarder la vidéo, on voit bien que le bébé doit s'engager... (ici).
Et une phrase m'a toujours frappée quand je lisais à mes enfants un petit livre de Catherine DOLTO sur La naissance : "l'enfant pousse pour se faire naître" (ici... lecture un peu cul cul la praline...., la page qui m'intéresse est à 3'13)
Aujourd'hui on s'intéresse plus au vécu du bébé pendant l'accouchement : si on veille à ne pas le brutaliser, ou à le rassurer, certains pensent qu'il dort pendant le début du processus (bercé par les contractions... ou bien pour ne pas trop se rendre compte?! Myriam SZEJER, psychiatre de l'enfant, et Benoît LE GOEDEC, sage-femme, interviewés dans le Magazine Parentsici); il est déjà sensible à la douleur depuis de nombreuses semaines ("nociception", dont la conscience est débattue, voir Institut Européen de Bioéthique ici, ou article de Véronique Houfflin-Debarge ici), et l'haptonomie montre aussi qu'il cherche le contact avant de naître.

Le psychologue Donald WINNICOTT écrit : "En se tortillant - peut-être avait-il besoin de respirer - le bébé a fait quelque chose, de sorte que, de son point de vue, c'est lui qui a déclenché l'accouchement"

A partir de cette remarque, et en s'appuyant sur les résultats de la recherche néonatale récente, Arnaud BOUANICHE propose de parler d'un "élan natal" : l"'enfant en train de naître" est bien "en train de faire quelque chose" ("L'élan natal", dans Naître et renaître, dirigé par Cl. Marin et Fr. Worms) : 

    "Les données empiriques de la recherche néonatale la plus récente  sont en effet nombreuses qui attestent des capacités d'initiative ultraprécoces du nouveau-né. Loin de nous réduire à cet être passif et fragile que nous nous représentons volontiers, nous venons au monde, sur le plan à la fois physique et psychique, à travers un engagement dynamique, une intelligence motrice et une "motivation innée pour l'action". Décrire et penser la naissance comme un "élan", c'est alors lui reconnaître cette valeur dynamique, expression d'une agentivité précoce. Mais c'est encore, et surtout, lui attribuer son juste dynamisme : non pas celui d'une force aveugle, purement instinctuelle, mais celui d'une intentionnalité, puisqu'il n'y a pas d'élan sans direction. Or, l'orientation de cette intentionnalité justifierait qu'on puisse en parler comme d'un "élan", non plus cette fois au sens moteur, mais affectif et psychique, d'un mouvement affectueux. Car l'activité précoce du nouveau-né témoigne, comme de nombreuses recherches psychologiques l'établissent, d'un véritable goût de l'autre, d'une ardeur et d'une compulsion à entrer en relation avec lui, d'un désir de partager ses états, de se synchroniser avec sa voix et avec ses gestes"


Et moi, une fois que je suis né, comment dois-je accepter ma vie? 


Mieux vaudrait n'être pas né?


Puisque je n'ai pas choisi je pourrais aussi maudire mes parents! C'est la position que résume Olivier ABEL : "Au fond, mieux vaudrait ne pas être né! C'est une lamentation du livre de Job et de l'Oedipe à Colonne, une malédiction de l'Evangile selon saint Matthieu, qu'on retrouve dans la terrible phrase pivot du film de Franck Capra La vie est belle." (p.12)

Oedipe déplore ainsi "Mieux vaut cent fois n'être pas né; mais s'il nous faut voir le jour, le moindre mal est de s'en retourner là d'où l'on vient". Ces êtres maudits par le sort des grandes tragédies ont trouvé un écho très contemporain dans des procès plus récents, mettant en avant le "préjudice d'être né", comme dans "l'affaire Perruche" (voir article P.-H Tavoillot dans PhiloMag n°59 de 2012 ici)

Soren KIERKEGAARD s'exclame dans La Reprise
    "Où suis-je? Que veut dire : le monde? Que signifie ce mot? Qui m'a joué le tour de me plonger dans le grand tout et de m'y laisser maintenant? Qui suis-je? Comment suis-je entré dans le monde; pourquoi n'ai-je pas été consulté?"


Emil CIORAN a quant à lui fait un livre entier sur le sujet : L'inconvénient d'être né. 
Il y déclare "N'être pas né, rien que d'y songer, quel bonheur, quelle liberté, quel espace !" . Raconté brillamment par François-Xavier Bellamy (extrait vidéo de Philia, 8min43 ici); analysé par Aurélien Demars et Adèle Van Reeth dans l'émission du 9 mai 2022 des Chemins de la Philosophie (50 min, radio, à réécouter ici). J'ai trouvé une édition lue (vidéo, mais plutôt à écouter, par Résidence incubatrice, c'est parti pour 4h ici ... ou, horreur, version condensée et mise en musique par une IA sur le site de M-Editer! ici). Texte intégral disponible sur le site Palimpsestes ici.
Voici un extrait : 

"Nous ne courons pas vers la mort, nous fuyons la catastrophe de la naissance, nous nous démenons, rescapés qui essaient de l'oublier. La peur de la mort n'est que la projection dans l'avenir d'une peur qui remonte à notre premier instant.

Il nous répugne, c'est certain, de traiter la naissance de fléau : ne nous a-t-on pas inculqué qu'elle était le souverain bien, que le pire se situait à la fin et non au début de notre carrière? Le mal, le vrai mal est pourtant derrière, non devant nous. C'est ce qui a échappé au Christ, c'est ce qu'a saisi le Bouddha : « Si trois choses n'existaient pas dans le monde, ô disciples, le Parfait n'apparaîtrait pas dans le monde... » Et, avant la vieillesse et la mort, il place le fait de naître, source de toutes les infirmités et de tous les désastres."

    "* Avoir commis tous les crimes, hormis celui d'être père."
    Petite nuance : "A la différence de Job, je n'ai pas maudit le jour de ma naissance; les autres jours en revanche, je les ai tous couverts d'anathèmes..."
    "J'aimerais être libre, éperdument libre. Libre comme un mort-né"

On peut aussi penser à la perplexité d'Hamlet "Etre ou ne pas être, telle est la question..." (tirade ici par exemple)... à laquelle fait écho Frédéric Worms dans sa chronique Le pourquoi du comment "Peut-on choisir d'être ou de ne pas être?" (à lire ou écouter ici)


Certes, pour moi, la naissance est un donné : "être né" est un fait, qui est déjà là, et avec lequel je n'ai plus qu'à composer. Je ne peux pas choisir de n'être pas né, de ne pas avoir été.
Je peux seulement choisir, une fois né, de ne pas rester en vie.


Consentir à ma naissance?


Mais ma naissance, qui inscrit ma vie dans la finitude, peut se révéler pour moi, adulte conscient, le rappel que ma vie est précieuse : "L'existence est la joie du oui dans la tristesse du fini", écrit Paul RICOEUR ... une affirmation, une approbation au coeur de la révolte. Il nous appartient réacquiescer à quelque chose que nous avons subi (cité par Abel p38)
Olivier ABEL définit la naissance de façon paradoxale, être enfermé dans un corps, né "dans la peau" d'un enfant norvégien ou français, c'est "la splendeur de l'incarnation" associée à "l'horreur de l'incarcération" (p. 24-25). Quelques lignes peu plus loin, "Chacun se trouve, dans les deux sens du terme, l'obligé de sa naissance" : comment l'entendre?
On ne peut pas seulement protester. "Le chemin du consentement s'effectue sur une ligne de crête, où le sujet ne cède qu'en protestant, n'accepte qu'en refusant, mais aussi bien ne refuse qu'en affirmant, ne conteste qu'en attestant" (p. 36-37)



D'autre part, si le nouveau-né a bien une certaine conscience, de fait notre conscience réflexive et notre capacité à nous exprimer semblent émerger bien après notre naissance, si bien qu'elle se présente toujours pour nous de façon rétrospective, et médiatisée par le récit des autres. Peut-on dire sa propre naissance? 


"je suis né" : 

un souvenir impossible ?



Comment construisons-nous notre identité à partir de notre naissance, ou plutôt du récit de notre naissance? Pouvons-nous nous le réapproprier et que dit-il de nos liens? Peut-on raconter sa propre naissance?
Est-il si vrai que nous n'en conservons pas le souvenir?

René-François de CHATEAUBRIAND décrit sa propre naissance au début du premier volume des Mémoires d'Outre-tombe, ainsi : 

    "La maison qu’habitaient alors mes parents est située dans une rue sombre et étroite de Saint-Malo, appelée la rue des Juifs : cette maison est aujourd’hui transformée en auberge. La chambre où ma mère accoucha domine une partie déserte des murs de la ville, et à travers les fenêtres de cette chambre on aperçoit une mer qui s’étend à perte de vue, en se brisant sur des écueils. J’eus pour parrain, comme on le voit dans mon extrait de baptême, mon frère, et pour marraine la comtesse de Plouër, fille du maréchal de Contades. J’étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevées par une bourrasque annonçant l’équinoxe d’automne, empêchait d’entendre mes cris : on m’a souvent conté ces détails ; leur tristesse ne s’est jamais effacée de ma mémoire. Il n’y a pas de jour où, rêvant à ce que j’ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m’infligea la vie, la tempête dont le bruit berça mon premier sommeil, le frère infortuné qui me donna un nom que j’ai presque toujours traîné dans le malheur. Le Ciel sembla réunir ces diverses circonstances pour placer dans mon berceau une image de mes destinées" 

(chapitre complet icianalyse littéraire expédiée ici)


Comment dire "je suis né" si "je" ne m'en souviens pas? S'il n'y avait pas encore en moi de subjectivité construite pour en garder une image consciente?

Cela peut-il être interprété autrement que comme une reconstruction?

Et lorsque je relis ma naissance depuis mon présent, ne suis-je pas voué à relire cet événement à la lumière de ce qui a suivi, à mettre en lumière certains aspects, à interpréter même des détails insignifiants ou contingents comme déclencheurs nécessaires?


Difficile, sans parole de dire "je nais" : pour nous aujourd'hui, l'expression possible est "Je suis né", "I was born...". Sur ma naissance, je regarde du présent vers le passé. Si on veut conjuguer le verbe au présent, ce ne sera pas à la première personne du singulier, mais vu de l'extérieur!
(voir SPINHIRNY p. 35-36, ou Olivier ABEL)

Cet impensé de la naissance est-il symétrique de l'impensé de la mort, dont je ne peux pas non plus faire l'expérience?

Il y a même des légendes qui s'appuient sur l'absence de connaissance de l'enfant, comme si on l'avait forcé à tout oublier au moment de sa naissance : 
- on peut penser au mythe d'Er le Pamphilien dans la République, selon lequel nous choisissons des vies, puis buvons dans le fleuve Léthé juste avant de prendre notre nouvelle existence (rappelé par SPINHIRNY p. 43)...
- le bébé connaîtrait tous les mystères de la création, mais avant sa naissance un ange lui poserait le doit sur les lèvres : "chut!", laissant son empreinte dans le petit creux au centre de la lèvre supérieure, "l'empreinte de l'ange".


Alors, être né est-ce pour moi une origine insaisissable?

Pas de souvenirs ou pas de souvenirs conscients?

Pas de souvenirs conscients... mais certainement des souvenirs diffus, ancrés dans notre corps, ou notre inconscient?
On peut repenser ici à la remarque de Fr. WORMS sur le souvenir du danger de notre naissance.


Mais s'il m'est impossible de me souvenir moi-même, si chacun n'accède à sa naissance qu'à travers d'autres récits,.. alors je peux faire le récit pour les autres, pour mes enfants, pour les enfants que j'ai aidés à naître. Il ne s'agit pas seulement de donner des informations!


On me dit que je suis né : "Tu es né..."


Les psychologues ont depuis longtemps insisté sur la nécessité de raconter à un enfant sa naissance, même si elle a été difficile et même si l'enfant est adopté (voir par exemple une version simplifiée sur le site de Pomme d'Api ici). Pourquoi? 
Et de nombreux coachs en écriture proposent aujourd'hui d'aider les parents à rédiger pour leur enfant ou la postérité des récits de naissance, voir par exemple ici). Qu'est-ce qui se joue là-dedans, au-delà de l'effet de mode et de l'intérêt commercial?


Demander à d'autres de raconter sa propre naissance, c'est comprendre sa naissance comme relation, et placer sa vie sous le signe de la confiance.

La confiance dans le témoignage d'autrui est la condition de notre vie, et cela commence dans le récit de notre naissance... C'est ce que nous rappelle saint AUGUSTIN dans son sermon "De la foi dans les choses qu'on ne voit pas" (texte intégral disponible sur le site Maxence Caron ici). Pour répondre aux incroyants, Augustin rappelle que même dans les relations humaines, nous ne cessons de faire confiance : lorsque nous croyons que nos parents nous aiment ou qu'ils sont nos parents, nous nous fions à leurs serments, leurs paroles.

    "Que cette foi disparaisse de la société humaine, et il n’est personne qui ne voie quelle perturbation, quelle horrible confusion en sera la conséquence. S’il ne faut croire qu’à ce qu’on voit, que deviendra l’affection mutuelle puisque l’amour est invisible ? C’en sera donc fait de l’amitié, laquelle n’est autre chose que l’affection réciproque. En effet quel témoignage d’affection peut ou recevoir d’un homme, quand on ne croit pas qu’il en ait donné ? Or, l’amitié disparaissant, les liens du mariage, de la parenté ou de l’affinité disparaîtront aussi; car ils reposent également sur une affection réciproque. L’époux ne pourra plus aimer  son épouse, puisqu’il ne croira pas en être aimé. Vu que l’amour est invisible, ils ne désireront plus ni l’un ni l’autre avoir des enfants, convaincus d’avance qu’ils n’auraient rien à attendre. Que si des enfants naissent et grandissent, ils aimeront encore bien moins leurs parents : car ils ne verront pas l’amour caché au fond de leurs coeurs, parce qu’il est invisible, et que c’est, dit-on, non une foi digne d’éloge, mais une témérité blâmable de croire à ce qu’on ne voit pas. Que dire des autres relations de frères, de soeurs, de gendres, de beaux-pères, de consanguinité on d’affinité, si l’affection est incertaine, la bonne volonté douteuse, et chez les enfants envers les parents, et chez les parents, envers les enfants : si on ne rend pas bienveillance pour bienveillance, si on ne croit pas la devoir, vu qu’on n’admet pas son existence chez les autres dès lors qu’on ne la voit pas ? Or, croire qu’on n’est pas aimé parce qu’on ne voit pas l’amour, ne pas rendre affection pour affection parce qu’on s’en croit dispensé, ce n’est pas là un acte de sagesse, mais une réserve odieuse ; et si nous ne croyons pas à ce que nous ne voyons pas, si nous nions les volontés des hommes, parce qu’elles échappent à nos yeux, il en résultera un tel trouble dans la société que tout sera renversé de fond en comble. Je ne parle pas de tout ce que croient ceux qui nous reprochent de croire sans voir ; de ce qu’ils croient, sur la foi de la renommée, sur la foi de l’histoire, au sujet des lieux qu’ils n’ont jamais vus ; sans être tentés de dire: "Nous n’avons pas vu, nous ne croyons pas". S’ils le disaient, ils seraient forcés de douter même de leurs parents, puisqu’ici ils n’y croient que sur la foi des autres, qui ne sauraient leur montrer un fait passé, et dont eux-mêmes n’ont pas gardé le moindre souvenir. Et cependant ils n’élèvent aucun doute sur la parole, de ces témoins ; autrement, pour échapper à la témérité de croire sans voir, il faudrait montrer une incrédulité criminelle à l’égard de ses propres parents."

Cette piste est explorée par J.-L. CHRETIEN dans le chapitre "témoigner" de Saint Augustin et les actes de parole (extrait et chapitre disponibles ici) :
    "Nous vivons de témoignages. Chaque jour, dans la plus grande partie de nos échanges, de vive voix ou par écrit, nous ne cessons d’attester à autrui des événements, des circonstances, des lieux, des actions, des états de choses que nous avons vus ou constatés sans que ce soit le cas pour lui, et parfois sans que cela ait même pu l’être, s’il est par exemple plus jeune que nous. Et nous ne cessons pas non plus de recevoir d’autrui des attestations du même ordre. Si nous isolions, dans ce que nous pensons connaître du monde, des hommes et des choses, ce que nous avons par nous-mêmes observé ou découvert, cela ne formerait qu’une infime partie, lacunaire et discontinue, de ce dont nous parlons. Ce que nous appelons notre expérience est largement tissée de celles d’autrui. L’acte de croire un témoin sur parole, et seulement sur parole, loin d’être exceptionnel, se tient au centre de notre vie quotidienne, dans tous les domaines, y compris scientifiques. Si l’expérimentation, par sa répétabilité de principe, se distingue d’un événement unique auquel nous aurions assisté, il demeure que nul savant n’a la possibilité réelle de refaire toutes celles qui appartiennent à son domaine.
    Même si elle doit se garder de devenir crédulité, cette confiance dans le témoignage d’autrui forme un socle de l’existence humaine comme telle. Nous ne pouvons nous en dispenser sans nous arracher à l’humanité. Certes, cette confiance ne conduit qu’à une croyance, et non pas à un savoir absolument certain, mais la suspendre est impossible sans aboutir à la désorientation la plus complète et au chaos…"


"Je suis né...."


Une autre piste serait de se ressaisir, de façon littéraire ou personnelle, de sa propre naissance, de choisir de la raconter à notre manière, et ainsi de renaître dans nos mots?

Du côté de la littérature anglaise, un des monuments est le roman de Laurence STERNE, La vie et les opinions de Tristram Shandy, en 9 vol, qui donne la parole à l'embryon, le seul à se soucier, avec son oncle Toby Shandy, du foetus en devenir : "I wish either my father or my mother, or indeed both of them, had minded what they were about when they begot me", sont les premiers mots, prononcés par les cellules germinales.

Plus modestement, lorsque nous (nous) racontons notre vie, n'est-ce pas ce que nous faisons, en choisissant de mettre en lumière telle ou telle anecdote de notre arrivée au monde, en retenant certains détails comme significatifs?

Peut-être même - c'est l'hypothèse du psychanalyste François ANSERMET que ...
    "C'est sur la page manquante de son origine que le sujet peut se construire. C'est sur une origine manquante que paradoxalement il advient (...) Chacun devient l'interprète de cette part inaccessible. Chacun est ainsi à l'origine de ce qu'il va devenir" (Clinique de l'origine). 
Marqué au nombril, nous n'avons plus qu'à rester perplexes et nous décider. "Toute quête de l'origine but sur un ombilic, cicatrice laissée dans le corps après une première séparation, signe de l'entrée dans le temps, qui implique à la fois un futur indiscernable et une passé inaccessible"
Après avoir présenté ces textes, Claire Marin reformule dans Les débuts, chapitre "Ma vie avant moi" p. 87-89)  : 
    "Ce que je fais de ce manque, comment je l'habite, le peuple, l'anime, c'est une première manière de dire "je", de m'inscrire dans un processus que je conduis moi-même. Ce manque deivent un espace, une respiration où le sujet peut se réapproprier son histoire. Il échappe ainsi à une détermination trop marquée qu'une origine définie donnerait au développement de sa personnalité. C'est donc moi qui décide du commencement de mon histoire, éminemment subjective. Mais cette puissance est aussi ma vulnérabilité. Je peux malgré moi me laisser impressionner par un événement et l'instaurer inconsciemment comme principe de mon existence. Je peux relire celle-ci dans l'ombre d'un traumatisme, tout y référer, comme si tout avait commencé avec lui (...) Mon récit alors bégaye, encerclé par la souffrance traumatique."


Je sais que je suis né!


René DESCARTES, lorsqu'il décide de chercher la vérité, déplore que nous passions le tout le début de notre vie à croire : du fait que "nous avons tous été enfants avant que d'être hommes", nous sommes voués à nous être construits sur des préjugés, puisque nous avons commencé de penser avant de savoir raisonner (Discours de la méthode, II).

Est-ce si grave?
Tout d'abord, le plus important est d'en prendre conscience, pour avoir une chance de réexaminer nos idées, et les croyances sur lesquelles nous nous sommes construits.

Nous pouvons aussi laisser Nancy HUSTON nous inviter à considérer ce retour sur notre naissance comme essence de l'espèce humaine, "l'espèce fabulatrice"

    "Animaux nous sommes... (...)
    Mais nous sommes spéciaux / 
    Tous les animaux, diversement, constatent, enregistrent, réfléchissent (....)
    Notre spécialité, notre prérogative, notre manie, notre gloire, et notre chute, c'est le pourquoi.
    Pourquoi le pourquoi? D'où surgit-il? Le pourquoi surgit du temps. Et le temps, d'où vient-il? 
    De ce que, seuls de tous les vivants, les hommes savent qu'ils sont nés et qu'il vont mourir.
    Ces deux savoirs nous donnent ce que n'ont pas même nos plus proches parents, chimpanzés et bonobos : l'intuition de ce qu'est une vie entière.
    Nous seuls percevons notre existence sur terre comme une trajectoire dotée de sens (signification et direction). Un arc. Une courbe allant de la naissance à la mort. Une forme qui se déploie dans le temps, avec un début, des péripéties, et une fin. En d'autres termes, un récit
    "Au commencement était le verbe" veut dire cela : c'est le verbe (l'action dotée de sens) qui marque le commencement de notre espèce. 
    Le récit confère à notre vie une dimension de sens qu'ignorent les autres animaux. Pour cette raison, je mettrai dorénavant à ce sens-là une lettre majuscule. Le Sens humain se distingue du sens animal, en ce qu'il se construit à partir de récits, d'histoires, de fictions."

Ce qui compte ce n'est pas seulement "être né" mais "savoir qu'on est né", et chercher à cause de cela un sens pour notre vie.

    "On ne naît pas un soi, on le devient. Le soi est une construction, péniblement élaborée." Pour devenir soi, il ne suffit pas qu'on s'occupe de nous ni qu'on se fortifie, mais surtout il faut qu'on nous raconte des histoires.
    "Pour disposer d'un soi, il faut apprendre à fabuler. On l'oublie après, commodément, mais il nous a fallu du temps, et beaucoup d'aide, pour devenir quelqu'un. Il nous a fallu des couches et des couches et des couches d'impressions reliées en histoires. Chansons. Contes. Exclamations. Gestes. Règles. Socialisation. Propre. Sale. Dis pas ceci. Fais pas cela. Bing, bang, bong.(...)
    Ceux qui disent "comme c'est étrange" (ou "comme c'est regrettable", ou "comme c'est incroyable, ou "comme c'est injuste") que l'on ne se souvienne pas de la petit enfance... ne savent pas ce qu'est un être humain. 
    Pas de souvenir de la petite enfance car pas encore de soi sur qui accrocher des fictions. Notre façon d'enregistrer le monde était alors si différente, qu'elle est devenue, pour nous, adultes, illisible. On ne peut que la deviner à travers les traces fugitives qui en remontent.
    Notre mémoire est une fiction. Cela ne veut pas dire qu'elle est fausse, mais que, sans qu'on lui demande rien, elle passe son temps à ordonner, à associer, à articuler, à sélectionner, à exclure, à oublier, c'est-à-dire à construire, c'est-à-dire à fabuler."
(L'espèce fabulatrice, p. 13-14, 23-25), 


N'est-ce pas alors en redisant, ruminant, interrogeant notre naissance que nous naissons à nouveau, comme nous l'envisagerons la prochaine fois?














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