"Pouvoir" peut s'entendre comme capacité ou comme autorisation.
Le premier sens de pouvoir, celui de la capacité, renvoie à la question de l'indicible ou de l'ineffable : ce que l'on ne parvient pas dire car le langage n'est peut-être pas en mesure de tout exprimer. Qu'est-ce qui échappe à son pouvoir?
On se place ici du côté de l'émetteur, et de la distance potentielle entre sa pensée ou ses émotions et sa capacité à les formuler par la parole.
L'atelier précédent, confrontant l'expression humaine et les communications animales avait mis en avant la richesse infinie et les possibles apparemment illimités du langage humain.
Pourquoi le langage ne parvient-il pas malgré tout à tout exprimer? Quels sont les autres moyens de se faire comprendre ou de se comprendre soi-même? Peut-on apprendre à parler des choses "difficiles"? Si on ne peut pas en parler, peut-on les exprimer autrement? Schopenhauer ou Bergson par exemple affirment que c'est par la musique et l'art...
Le deuxième sens de pouvoir, celui de l'autorisation, renvoie à la loi, aux convenances et à la liberté d'expression : ce qu'on n'a pas le droit de dire car cela fait du mal d'une façon ou d'une autre. Quel bien supérieur peut autoriser à mettre en place une censure ou une modération? Et s'agira-t-il de restreindre le contenu ou la formulation?
Dans cette perspective, on se place plutôt du côté du récepteur, qui peut être heurté par ce qu'il entend, et on réfléchit plutôt en termes de valeurs, de norme : il s'agit de réguler l'usage de la parole. Qui est donc légitime pour le faire? sur quels critères?
Quand j'ai choisi le titre, cet été, je pensais au premier sens, à la question des limites intrinsèques du langage articulé, à la voie artistique ou intuitive pour combler ses défaillances. Le contexte actuel donne une résonance particulièrement forte au deuxième sens, que l'on ne peut pas négliger, et qu'il faut articuler avec le premier.
La deuxième question semble n'avoir de signification que si l'on répond positivement à la première.
Les deux peuvent être liées : je pense par exemple à la difficulté qu'ont eue les rescapés de génocides à témoigner, à la fois en raison de leur vécu propre et peut-être de l'incapacité des autres à entendre (Primo Levi, Jorge Semprun pour la deuxième guerre mondiale). Les deux questions se rejoignent peut-être lorsqu'il est question de regarder la mort ou la sexualité en face? Le refoulement inconscient n'est peut-être pas loin non plus, comme si ne pas nommer ou dire nous protégeait des choses menaçantes.
Vous trouverez quelques pistes, présentées de façon lumineuse mais assez rapide, dans l'émission de France Culture, les Nouveaux chemins de la connaissance : Raphael Enthoven et Patricia Lorca décortiquent le sujet de bac "ya-t-il des choses que le langage ne puisse dire? " ( ici ). L'échange se limite à la question de la capacité à dire, et creuse l'idée de bien dire (avril 2010)
Et le rabbin Delphine Horvilleur avec Adèle Van Reeth dans les Chemins de la Philosophie : "Quand la mort surgît, raconter la vie est tout ce qui nous reste" (Ici) (mars 2021)
Étienne Klein Ici
Et juste pour le plaisir de savourer une façon étonnante et stimulante de s’exprimer, Daniel Herrero invité par Adèle van Reeth, qui vient parler du rugby, de la violence et des règles Ici
Quelques textes pour la réflexion
Quelles sont les limites fixées par la loi?
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, 1789 : la liberté d'expression dans la loi française. Bien sûr ce sont les articles 10 et 11 qui nous intéressent principalement.
Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'Homme, afin que cette Déclaration, constamment présente à tous les Membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous.
En conséquence, l'Assemblée Nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Etre suprême, les droits suivants de l'Homme et du Citoyen.
Art. 1er. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune.
Art. 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression.
Art. 3. Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément.
Art. 4. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi.
Art. 10. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi.
Art. 11. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.
Art. 12. La garantie des droits de l'Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée.
On pourrait, dans la lignée des Lumières, creuser le lien entre la liberté d'expression et la liberté de penser.
Inversement, la censure, la progagande limitent l'expression.
Quelles sont les limites fixées par la morale? la politesse?
Nous pouvons nous rappeler ici Alceste et Philinthe dans le Misanthrope de Molière...
Pourquoi les mots semblent-ils impropres à exprimer ce qu'il y a de plus profond en nous?
BERGSON Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), PUF, “ Quadrige ”, 1991, p. 97-98 : le langage pétrifie la vie intérieure
“ Nous tendons instinctivement à solidifier nos impressions, pour les exprimer par le langage. De là vient que nous confondons le sentiment même, qui est dans un perpétuel devenir, avec son objet extérieur permanent, et surtout avec le mot qui exprime cet objet […]
[les sensations] Mais en réalité, il n’y a ni sensations identiques ni goûts multiples ; car sensations et goûts m’apparaissent comme des choses dès que je les isole et que je les nomme, et il n’y a guère dans l’âme humaine que des progrès. Ce qu’il faut dire, c’est que toute sensation se modifie en se répétant, et que si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain, c’est parce que je l’aperçois maintenant à travers l’objet qui est en cause, à travers le mot qui la traduit. Cette influence du langage sur la sensation est plus profonde qu’on ne le pense généralement. Non seulement le langage nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée. Ainsi quand je mange d’un mets réputé exquis, le nom qu’il porte, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrai croire que la saveur me plaît, alors qu’un léger effort d’attention me prouverait le contraire. Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun, et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. Pour lutter à armes égales, celles-ci devraient s’exprimer par des mots précis ; mais ces mots, à peine formés, se retourneraient contre la sensation qui leur donna naissance, et inventés pour témoigner que la sensation est instable, ils lui imposeraient leur propre stabilité.
[les sentiments] Nulle part cet écrasement de la conscience immédiate n’est aussi frappante que dans les phénomènes de sentiment. Un amour violent, une mélancolie profonde envahissent notre âme : ce sont mille éléments divers qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans la moindre tendance à s’extérioriser les uns par rapport aux autres ; leur originalité est à ce prix. Déjà ils se déforment quand nous démêlons dans leur masse confuse une multiplicité numérique : que sera-ce quand nous les déploierons, isolés les uns des autres, dans ce milieu homogène qu’on appellera maintenant, comme on voudra, temps ou espace ? […] Nous croyons avoir analysé le sentiment, nous lui avons substitué en réalité une juxtaposition d’états inertes, traduisibles en mots, et qui constituent chacun l’élément commun, le résidu par conséquent impersonnel, des impressions ressenties dans un cas donné par la société entière. Et c’est pourquoi nous raisonnons sur ces états et leur appliquons notre logique simple : les ayant érigés en genres par cela seul que nous les isolions les uns des autres, nous les avons préparés pour servir à une déduction future. Que si maintenant quelque romancier hardi, déchirant la toile habilement tissée de notre moi conventionnel, nous montre sous cette logique apparente une absurdité fondamentale, sous cette juxtaposition d’états simples une pénétration infinie de mille impressions diverses qui ont déjà cessé d’être au moment où nous les nommons, nous le louons de nous avoir mieux connus que nous ne nous connaissons nous-mêmes. Il n’en est rien cependant, et par cela même qu’il déroule notre sentiment dans un temps homogène, et en exprime les éléments par des mots, il ne nous en présente qu’une ombre à son tour : seulement, il a disposé cette ombre de manière à nous faire soupçonner la nature extraordinaire et illogique de l’objet qui la projette ; il nous a invités à la réflexion en mettant dans l’expression extérieure quelque chose de cette contradiction, de cette pénétration mutuelle, qui constitue l’essence même des éléments exprimés. Encouragés par lui, nous avons écarté pour un instant le voile que nous interposions entre notre conscience et nous. Il nous a remis en présence de nous-mêmes. ”
Henri BERGSON, Le rire (1900) (un des textes incontournables de Bergson)
Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous […]. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d’autres forces ; et, fascinés par l’action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes.
Quelles ressources pour résoudre ces difficultés, une fois que nous en avons pris conscience?
Dans les deux extraits précédents, Bergson évoque le travail des romanciers et on peut, comme il le fait d'ailleurs lui-même, envisager l'expression artistique comme une exception ou un remède à cet écran, ce voile que les mots interposent entre nous-mêmes et la réalité intérieure et extérieure.
La conscience et la vie, 1911, (paru dans le recueil L'énergie spirituelle, 1919)
“ Pour que la pensée devienne distincte, il faut bien qu’elle s’éparpille en mots : nous ne nous rendons bien compte de ce que nous avons dans l’esprit que lorsque nous avons pris une feuille de papier, et alignés les uns à côté des autres des termes qui s’entrepénétraient. (…) La pensée qui n’est que pensée, l’œuvre d’art qui n’est que conçue, le poème qui n’est que rêvé, ne coûtent pas encore de la peine ; c’est la réalisation matérielle du poème en mots, de la conception artistique en statue ou en tableau, qui demande un effort. L’effort est pénible, mais il est aussi précieux, plus précieux encore que l’œuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus qu’il n’y avait, on s’est haussé au-dessus de soi-même. Or, cet effort n’eût pas été possible sans la matière : par la résistance qu’elle oppose et par la docilité où nous pouvons l’amener, elle est à la fois l’obstacle, l’instrument et le stimulant ; elle éprouve notre force, en garde l’empreinte et en appelle l’intensification. Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, physiquement et moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d’usine qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en — raison de l’argent qu’il gagne et de la notoriété qu’il acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu’il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir monté une entreprise qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie. Prenez des joies exceptionnelles, celle de l’artiste qui a réalisé sa pensée, celle du savant qui a découvert ou inventé. Vous entendrez dire que ces hommes travaillent pour la gloire et qu’ils tirent leurs joies les plus vives de l’admiration qu’ils inspirent. Erreur profonde ! On tient à l’éloge et aux honneurs dans l’exacte mesure où l’on n’est pas sûr d’avoir réussi.
[…] Si donc, dans tous les domaines, le triomphe de la vie est la création, ne devons-nous pas supposer que la vie humaine a sa raison d’être dans une création qui peut, à la différence de celle de l’artiste et du savant, se poursuivre à tout moment chez tous les hommes : la création de soi par soi, l’agrandissement de la personnalité par un effort qui tire beaucoup de peu, quelque chose de rien, et ajoute sans cesse à ce qu’il y avait de richesse dans le monde ? »
On peut aussi, à la frontière entre les deux sens du mot "pouvoir" penser à la difficulté de raconter ce qui fait horreur, qu'il s'agisse des événements de la Deuxième Guerre mondiale (Jorge Semprun, Primo Levi par exemple), de la torture au Vietnam ou au Cambodge (les documentaires de Rithy Panh), peut-être parce que nous cherchons à échapper à ces représentations, à les penser, tout en éprouvant le besoin de mettre des mots dessus pour clarifier, nommer les émotions, les actes, les ressentis ; de ce point de vue l'expression pleine de clichés d'Eichmann analysée par Hannah Arendt est aussi parlante : comme si ces expressions toutes faites lui permettaient d'esquiver la réalité concrète de ses actes, que grâce à elle il pouvait "se raconter" qu'il faisait seulement son devoir, et qu'il n'avait rien à se reprocher.
Du côté de la psychanalyse, on explique la difficulté à articuler verbalement les émotions ou pulsions, traumatismes qui semblent trop menaçants pour la conscience et qui sont censurés, mais s'expriment tout de même de façon poétique, codée, à travers le corps, les actes manqués, les rêves. Ce qu'on ne peut ni dire ni penser consciemment se dit malgré nous. Pour creuser la question, on peut se référer aux textes de Freud qui sont d'une clarté pédagogique incomparable (Introduction à la psychanalyse, ou Cinq leçons sur la psychanalyse par exemple), à l'excellente présentation de Stephan Zweig (Sigmund Freud, la guérison par l'esprit) ou d'une façon plus romancée à la très bonne série "En thérapie" sur Arte.
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