Les ateliers philo de Clotilde #10 : Sommes-nous prisonniers de nos habitudes? (lundi 24 juin 2019)

Pour cet atelier, je vous propose de réutiliser des textes que nous avons déjà vus...

Petit exercice pratique d'ici lundi : identifier les habitudes que nous avons, celles dont nous avons conscience, mais aussi certaines que nous ignorons. On pourra s'interroger d'une part sur les effets de nos habitudes, mais aussi sur la façon dont elles se sont mises en place.

Pour l'habitude qui nous enferme, d'un point de vue intellectuel, nous pouvons relire l'allégorie de la caverne de PLATON et les deux textes de BERGSON de l'atelier #6 (Pour penser librement, faut-il penser sans cadre?). On pourra faire le lien avec la notion d'étonnement dont on avait parlé à l'atelier #1 (Et si les doutes de la philosophie pouvaient m'éclairer?): comment s'étonner quand les habitudes de penser nous font voir de la normalité partout? Nous avions aussi vu à l'atelier #8 que le fait d'être habitué aux coutumes de nos sociétés nous enferment dans des préjugés (texte de MONTAIGNE sur les cannibales, photocopié)
A élargir bien sûr avec les habitudes de notre quotidien : notre façon de commencer la journée, d'organiser les vacances, de répartir les tâches dans la famille...
On peut aussi faire le lien avec l'habitude de vivre, dont nous avions parlé à l'atelier #5 (Peut-on avoir envie de vivre quand on sait qu'on est mortel?) et avec la façon dont l'habitude de nous servir des machines nous en rendait esclaves : atelier #7 (Comment maîtriser nos machines?)

Si nous y réfléchissons bien, nous voyons aussi que nous nous appuyons sur nos habitudes et même que nous avons délibérément installé certaines : si nous cherchons à installer des habitudes, c'est un signe qu'elles nous aident à agir. Comment? Cela est flagrant probablement dans l'éducation que nous avons reçue et celle que nous transmettons. On pourrait réfléchir à donner un sens finalement positif à l'idée de dressage, en se demandant ce qu'il rend possible.
On trouve chez ARISTOTE toute une analyse de l'habitude comme une "seconde nature" (une expression à méditer...), au début du Livre II de l'Ethique à Nicomaque. Vous pouvez écouter une présentation très intéressante dans les Chemins de la philosophie, le premier d'une semaine sur la "force de l'habitude"  (les suivants sont très bien aussi)
De ce point de vue, on peut relire autrement le texte de BERGSON qui décrit l'apprentissage d'un exercice (atelier #6) : il y a bien des habitudes que nous cherchons délibérément à prendre, et qui facilitent notre action, voire même notre créativité? ou qui au moins rendent un certain nombre d'actions moins pénibles.
On peut aussi chercher à dégager les rôles des rituels religieux...



Voici les textes


I- Comment nos habitudes en viennent-elles à nous enfermer dans des schémas de pensée et d’action qui sont en réalité des contraintes pour nous
HENRI BERGSON, La conscience et la vie
"Qu’arrive-t-il quand une de nos actions cesse d’être spontanée pour devenir automatique ? La conscience s’en retire. Dans l’apprentissage d’un exercice, par exemple, nous commençons par être conscients de chacun des mouvements que nous exécutons, parce qu’il vient de nous, parce qu’il résulte d’une décision et implique un choix, puis, à mesure que ces mouvements s’enchaînent davantage entre eux et se déterminent plus mécaniquement les uns des autres, nous dispensant ainsi de nous décider et de choisir, la conscience que nous en avons diminue et disparaît. Quels sont, d’autre part, les moments où notre conscience atteint le plus de vivacité ? Ne sont-ce pas les moments de crise intérieure, où nous hésitons entre deux ou plusieurs partis à prendre, où nous sentons que notre avenir sera ce que nous l’aurons fait ? Les variations d’intensité de notre conscience semblent donc bien correspondre à la somme plus ou moins considérable de choix ou, si vous voulez, de création, que nous distribuons sur notre conduite. Tout porte à croire qu’il en est ainsi de la conscience en général. Si conscience signifie mémoire et anticipation, c’est que conscience est synonyme de choix."
Simone WEIL, Lettre à Albertine Théveno
Voir atelier #7
MONTAIGNE, Essais , I, 31
« Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. Comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et l’idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses   »
PLATON, La République, l’allégorie de la caverne
Voir atelier #6


II- Comment l’habitude nous permet-elle d’accroître nos meilleures dispositions et ainsi de se présenter comme auxiliaire de notre propre volonté ?
ARISTOTE, Ethique à Nicomaque 
« II,1 : Rien de ce qui existe par nature ne peut être rendu autre par l’habitude (…) Ainsi donc ce n’est ni par nature ni contrairement à la nature que naissent en nous les vertus, mais la nature nous a donné la capacité de les recevoir, et cette capacité est amenée à maturité par l’habitude. (…) »
Pour les vertus comme pour l’acquisition des autres arts, c’est « c’est en les faisant que nous les apprenons : par exemple c’est en construisant qu’on devient constructeur ; et en jouant de la cithare qu’on devient cithariste ; ainsi encore c’est en pratiquant les actions justes que nous devenons justes, les actions modérées que nous devenons modérés, et les actions courageuses que nous devenons courageux. Cette vérité est encore attestée par ce qui se passe dans les cités, où les législateurs rendent bons les citoyens en leur faisant contracter certaines habitudes (…) » : c’est en agissant que nous acquérons les capacités, ce qui est en nous en puissance existe par ce que advient en acte – alors que les facultés sensibles sont d’abord présentes en puissance et c’est à nous de les utiliser (les faire exister en acte).
« De plus, les actions qui comme causes ou comme moyens, sont à l’origine de la production d’une vertu quelconque, sont les mêmes que celles qui amènent à sa destruction, tout comme dans le cas d’un art : en effet, jouer de la cithare forme indifféremment les bons et les mauvais citharistes (…), le fait de bien construire donnera de bons constructeurs, et le fait de mal construire, de mauvais. En effet, s’il n’en était pas ainsi, on n’aurait aucun besoin du maître, mais on serait toujours de naissance bon ou mauvais dans son art. Il en est dès lors de même pour les vertus : c’est en accomplissant tels ou tels actes dans notre commerce avec les autres hommes que nous devenons, les uns justes, les autres injustes ; c’est en accomplissant de même telles ou telles actions dans les dangers, et en prenant des habitudes de crainte ou de hardiesse que nous devenons, les uns courageux, les autres poltrons. Les choses se passent de la même façon en ce qui concerne les appétits et les impulsions : certains hommes deviennent modérés et doux, d’autres déréglés et emportés, pour s’être conduits, dans des circonstances identiques, soit d’une manière, soit de l’autre. En un mot, les dispositions morales proviennent d’actes qui leur sont semblables. C’est pourquoi nous devons orienter nos activités dans un certain sens, car la diversité qui les caractérise entraine les différences correspondantes dans nos dispositions. Ce n’est donc pas une œuvre négligeable de contracter dès la plus tendre enfance telle ou telle habitude, c’est au contraire d’une importance majeure, disons mieux, totale. »
« II, 3 : Les productions de l’art ont leur valeur en elles-mêmes (…) Au contraire, pour les actions faites selon la vertu, ce n’est pas par la présence en elles de certains caractères intrinsèques qu’elles sont faites d’une façon juste ou modérée : il faut encore que l’agent lui-même soit dans une certaine disposition quand il les accomplit : en premier lieu, il doit savoir ce qu’il fait ; ensuite choisir librement l’acte en question et le choisir en vue de cet acte lui-même ; et en troisième lieu l’accomplir dans une disposition d’esprit ferme et inébranlable »
II, 4 : la vertu n’est ni un état affectif, ni une faculté, mais une disposition acquise (habitus)


III- Comment articuler la dimension passive et active de l’éducation, en particulier pour les enfants, mais également pour nous dans les activités que nous pratiquons ?
KANT, Réflexions sur l’éducation , Introduction
      « La discipline transforme l’animalité en humanité. Par son instinct, l’animal est déjà tout ce qu’il peut être ; une raison étrangère a déjà pris soin de tout pour lui. Mais l’homme doit user de sa propre raison. Il n’a point d’instinct et doit se fixer lui-même le plan de sa conduite. Or puisqu’il n’est pas immédiatement capable de le faire, mais au contraire vient au monde pour ainsi dire à l’état brut, il faut que d’autres le fassent pour lui-même (...)
L’état sauvage est l’indépendance envers les lois. La discipline soumet l’homme aux lois de l’humanité et commence à lui faire sentir la contrainte des lois. Mais cela doit avoir lieu de bonne heure. C’est ainsi par exemple qu’on envoie d’abord les enfant à l’école non dans l’intention qu’ils apprennent quelque chose, mais afin qu’ils s’habituent à demeurer tranquillement assis et à observer ponctuellement ce qu’on leur ordonne, en sorte que par la suite ils puissent ne pas mettre réellement et sur le champ leurs idées à exécution.
Cependant l’homme, par nature, a un si grand penchant pour la liberté, que, s’il commence par s’habituer à elle quelque temps, il lui sacrifie tout. C’est pourquoi, comme on l’a dit, il faut avoir très tôt recours à la discipline, car s’il n’en est pas ainsi, il est par la suite très difficile de transformer l’homme. Il suivra alors tous ses caprices (…) Aussi l’homme doit-il de bonne heure être habitué à se soumettre aux prescriptions de la raison. Si en sa jeunesse on laisse l’homme n’en faire qu’à sa volonté et que rien ne lui est opposé, ils conserve durant sa vie entière une certaine sauvagerie (...)
L’homme a besoin de soins et de culture. La culture comprend la discipline et l’instruction. (…) L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation.. (…)
Le défaut de discipline est un mal bien plus grand que le défaut de culture, car celui-ci peut se réparer plus tard ; mais la sauvagerie ne peut plus être chassée et une erreur dans la discipline ne peut plus être comblée. (…)
Dans l’éducation l’homme doit 1 ) être discipliné. Discipliner signifie : chercher à empêcher que l’animalité ne soit la perte de l’humanité, aussi bien dans l’homme privé que dans l’homme social. La discipline ne consiste qu’à dompter la sauvagerie. 2) L’homme doit être cultivé. La culture comprend l’instruction et les divers enseignements. Elle procure l’habileté ; cette dernière est la possession d’une faculté suffisante pour toutes les fins que l’on peut se proposer. (…) 3) Il faut aussi veiller à ce que l’homme devienne prudent, qu’il s’adapte à la société humaine, qu’il soit aimé, qu’il ait de l’influence (…). 4) On doit veiller à la moralisation. L’homme ne doit pas simplement être apte à toutes sortes de fins, mais il doit également acquérir une disposition à ne choisir que des fins bonnes (...)
L’homme peut ou bien être simplement dressé, dirigé, mécaniquement instruit, ou bien être réellement éclairé. On dresse des chiens, des chevaux ; on peut aussi dresser des hommes (le mot « dressiren » vient de l’anglais « to dress », qui signifie : habiller»). L’éducation n’est pas encore à son terme avec le dressage ; en effet, il importe que les enfants apprennent à penser.(…)
Education et instruction ne doivent pas être simplement mécaniques : il faut qu’elles reposent sur des principes.Pourtant elles ne doivent pas non plus n’être que « raisonnantes », il faut aussi d’une certaine manière qu’elles soient un mécanisme.









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