Les ateliers philo de Clotilde #7 : Comment rester maîtres de nos machines? (lundi 12 novembre 2018)





Simone WEIL (1909-1943), Lettres à Albertine Thévenon, 1935
« Tuer son âme » devant sa machine, le sort des ouvriers
sommes-nous si différents?


Simone Weil, jeune professeur de philosophie, se fait embaucher dans une usine pour comprendre et partager le sort des ouvriers, pour l’éprouver afin de mieux le comprendre ; en congé pour cause de maladie, elle écrit à une amie


“ C’est inhumain[…] L’attention, privée d’objets dignes d’elle, est par contre contrainte à se concentrer seconde par seconde sur un problème mesquin, toujours le même, avec des variantes : faire 50 pièces en 5 minutes au lieu de 6, ou quoi que ce soit de cet ordre […]

La tentation la plus difficile à repousser, dans une pareille vie, c’est celle de renoncer tout à fait à penser : on sent si bien que c’est l’unique moyen de ne plus souffrir ! D’abord, de ne plus souffrir moralement. Car la situation même efface automatiquement les sentiments de révolte. […] Ainsi il ne reste pas d’autre sentiment possible à l’égard de son propre sort que la tristesse. Alors on est tenté de perdre purement et simplement conscience de tout ce qui n’est pas le train-train vulgaire et quotidien de la vie. Physiquement aussi, sombrer, en dehors des heures de travail, dans une demi-somnolence est une grande tentation. […] ”
“ Pour moi, moi personnellement, voici ce que ça a voulu dire, travailler en usine. Ca a voulu dire que toutes les raisons extérieures (je les avais crues intérieures auparavant) sur lesquelles s’appuyaient pour moi le sentiment de ma dignité, le respect de moi-même, ont été en deux ou trois semaines radicalement brisées sous le coup d’une contrainte brutale et quotidienne. Et ne crois pas qu’il s’en soit résulté en moi des sentiments de révolte. Non, mais au contraire, la chose du monde que j’attendais le moins de moi-même – la docilité. Une docilité de bête de somme résignée. Il me semblait que j’étais née pour attendre, pour recevoir, pour exécuter des ordres – que je n’avais jamais fait que ça – que je ne ferais jamais que ça. Je ne suis pas fière d’avouer ça. C’est le genre de souffrances dont aucun ouvrier ne parle : ça fait trop mal d’y penser. Quand la maladie m’a contrainte à m’arrêter, j’ai pris pleinement conscience de l’abaissement où je tombais, je me suis juré de subir cette existence jusqu’au jour où je parviendrais, en dépit d’elle, à me ressaisir. Je me suis tenu parole. Lentement, dans la souffrance, j’ai reconquis à travers l’esclavage le sentiment de ma dignité d’être humain, un sentiment qui ne s’appuyait sur rien d’extérieur cette fois, et toujours accompagné de la conscience que je n’avais aucun droit à rien, que chaque instant libre de souffrances et d’humiliations devait être reçu comme une grâce, comme le simple effet de hasards favorables.
Il y a deux facteurs, dans cet esclavage. La vitesse : pour “ y arriver ” il faut répéter mouvement après mouvement à une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours, non seulement à la réflexion, mais même à la rêverie. Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour 8 heures par jour, sa pensée, ses sentiments, tout. Est-on irrité, triste ou dégoûté, il faut ravaler, refouler tout au fond de soi irritation, tristesse ou dégoût : ils ralentiraient la cadence. Les ordres […] : toujours il faut se taire et obéir. L’ordre peut être pénible ou dangereux à exécuter, ou même inexécutable ; ou bien deux chefs donner deux ordres contradictoires ; ça ne fait rien : se taire et plier […] Quant à ses propres accès d’énervement et de mauvaise humeur, il faut les ravaler ; ils ne peuvent se traduire ni en paroles ni en gestes, car les gestes sont à chaque instant déterminés par le travail. Cette situation fait que la pensée se recroqueville, se rétracte, comme la chair se rétracte devant un bistouri. On ne peut pas être “ conscient ”. ”




DESCARTES, Discours de la méthode, VI  (1637):
La technique doit nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature »
à nous de maîtriser les choses par la rationalité ?


“ Au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on y jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. ”




Henri BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion (1932)
Pour diriger nos machines, il faudrait un « supplément d’âme »
la spiritualité plutôt que la rationalité ?




“ Si nos organes sont des instrument naturels, nos instruments sont par là même des organes artificiels. L'outil de l'ouvrier continue son bras ; l'outillage de l'humanité est donc un prolongement de son corps. La nature, en nous dotant d’une intelligence essentiellement fabricatrice, avait ainsi préparé pour nous un certain agrandissement. Mais des machines qui marchent au pétrole, au charbon, (...) sont venues donner à notre organisme une extension si vaste et une puissance si formidable, si disproportionnée à sa dimension et à sa force, que sûrement il n'en avait rien été prévu dans le plan de structure de notre espèce : ce fut une chance unique, la plus grande réussite matérielle de l'homme sur la planète.
Or, dans ce corps démesurément grossi, l'âme reste ce qu'elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. D'où le vide entre lui et elle. D'où les redoutables problèmes sociaux, politiques, internationaux, qui sont autant de définitions de ce vide et qui, pour le combler, provoquent aujourd'hui tant d'efforts désordonnés et inefficaces : il y faudrait de nouvelles réserves d'énergie potentielle, cette fois morale. (…) Ce corps agrandi attend un supplément d’âme. ”




Commentaires

  1. Trouvé juste après l’atelier, un article du CNRS « le smartphone, poison ou remède?»... avec un jeu de mots platoncien (le pharmacien c’est cette chose qui peut servir de remède ou de poison comme l’opium par rapport à la santé et la douleur, ou l’ecriture Par rapport à la mémoire, https://lejournal.cnrs.fr/articles/le-smartphone-poison-ou-remede

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