Face à l’injustice, utopie et parodie 1
L’utopie et la parodie : pour critiquer le réel
et penser l’idéal
En lien avec l'Opera de Quat'Sous de Brecht (MCB°)
En lien avec l'Opera de Quat'Sous de Brecht (MCB°)
Introduction /
Depuis le rêve chrétien de
bâtir un monde de justice, à l’idéal marxiste présent en creux dans l’Opéra
de Quat’Sous, jusqu’à des films récents
comme Demain et En quête de
Sens, l’utopie se présente comme le
rêve d’un monde meilleur.
Pourtant l’utopie c’est
un monde idéal qui n’existe pas… pourquoi alors en parler ?
Critiquer, c’est soumettre à l’examen. Nous allons chercher à
montrer que l’utopie et la parodie remplissent cette fonction ; en effet,
grâce à elles, nous pouvons prendre du recul et ainsi porter un jugement sur
notre réalité, plutôt que de considérer les situations comme allant de soi.
Mais l’idéal qu’elles nous permettent de penser en nous détachant de l’évidence
des faits réels doit-il être réalisé ? Dénoncer l’injustice et présenter
le visage idéal de la justice à la place suffit-il pour savoir comment réaliser
plus de justice ?
L’utopie, un idéal
inaccessible : « je le souhaite plutôt que je ne l’espère »
(Thomas More) /
« L’utopie » c’est
le nom du livre de More, paru en 1516, intitulé aussi « Discours du très sage Raphaël Hythlodée sur
la meilleure forme de gouvernement, par l’illustre Thomas More, citoyen et vice
sheriff de Londres, célèbre cité anglaise. »
More y décrit une société
parfaite, rationalisée, avec une organisation artificielle inspirée de
l’harmonie naturelle, un projet communautaire, une condamnation de la propriété
privée et une dimension spirituelle.
Utopie c’est à la fois
eu-topie (lieu parfait) et ou-topie (nulle part). C’est bien une fiction, avec un narrateur, un lieu
impossible à trouver, une société impossible à mettre en place en Europe :
un idéal qui n’a pas vocation à être réalisé. « La philosophie n’a pas d’accès auprès des
princes » déclare Hythlodée, et
More conclut en parlant de la réalisation de cet Etat idéal : « je le souhaite plutôt que je ne
l’espère ».
Quel est donc le rôle de
l’utopie, si ce n’est pas de donner un modèle ? Notre hypothèse :
nous permettre de changer notre regard sur le réel, notre rapport au réel, c’est-à-dire nous extirper
de l’aliénation qui nous fait penser que l’ordre en place est évident et
légitime.
Quel sens donner à nos
idéaux, et en particulier à l’idéal de justice ? /
L’utopie nous fait articuler
le réel (les choses telles
qu’elles sont) et l’idéal (le
modèle parfait tel qu’il se présente pour la pensée).
On oppose souvent les
réalistes et les idéalistes. Les
premiers, derrière Machiavel par exemple, sont volontiers cyniques et
désabusés, mais au moins ne sont pas d’illusions. Les seconds semblent plus
généreux, mais peut-être au prix d’un déni de réalité.
Selon la perspective
réaliste, on se réfère à la réalité objective, qui finalement nous apprend
qu’au mieux la norme est la norme légale, et que celle-ci entérine souvent des
rapports de force ; que de toute façon c’est l’intérêt financier qui prime
et qui motive les hommes – c’est la leçon qui semble émerger de l’Opéra de Quat-Sous, et la situation initiale de Blockbuster, c’est l’argument qu’invoquent toutes les politiques
d’austérité, les plans sociaux…
Mais il reste en beaucoup un
cri de révolte : « ce n’est pas juste ! », celui qui a
nourri le manifeste Indignez-vous de Stéphane Hessel, et le mouvement des Indignés.
L’étonnement :
s’autoriser à penser autrement, à questionner les évidences /
Mais en réalité, cette
capacité à s’indigner ne va pas de soi, n’est pas la facilité par opposition au
courage prétendu de ceux qui disent regarder la réalité en face – d’ailleurs,
qui peut vraiment dire ce qu’est la réalité ? qui peut être sûr de ne pas
la déformer à travers une idéologie dont il n’est même pas conscient ? les
« réalistes » décrivent-ils le réel si objectivement ?
L’étonnement
philosophique nous permet de penser : les faits semblent toujours évidents, et le premier
pas philosophique consiste à s’étonner, à se rendre compte que l’on peut se
poser des questions (Aristote, Métaphysique), et aussi à nommer le juste et l’injuste (Aristote, Politique) : penser non seulement en fait, mais aussi en
droit.
Dès lors que nous nous
autorisons à juger, et non pas seulement à répéter, nous devenons des sujets
pensants, autonomies (Kant, Qu’est-ce
que les lumières ? « Aie
le courage de te servir de ton propre entendement ») ; juger : ni tout savoir, ni se contenter de
donner son avis.
L’étonnement politique nous permet de penser l’idée de justice et de porter un jugement sur le contexte dans lequel
nous vivons.
Le livre de More comporte
deux parties, la deuxième, la plus connue, décrit l’île d’Utopie, mais la
première dénonce les injustices de l’Angleterre du 16e s :
c’est le monde réel qui marche sur la tête avec des pauvres qui deviennent des
voleurs, des moutons qui sont mieux traités que des hommes, des nobles qui ne
travaillent pas… c’est bien le procès de la dérive des échanges monétarisés qui
dresse More. L’industrie drapière, comme aujourd’hui le capitalisme
libéral, se présente comme une réalité totale aux conséquences funestes.
L’utopie et la dénonciation font apparaître l’idéologie : le discours de la classe dominante qui
présente sa vision particulière comme une nécessité universelle (Ricoeur, Bussy) ; la pensée et la
parole sont alors libérées,
peuvent se différencier, s’écarter de la pensée unique.
L’étonnement
littéraire : la distanciation de Brecht pour désaliéner le spectateur.
« Une reproduction
distanciée est une reproduction qui certes, fait reconnaître l’objet, mais qui
le fait en même temps paraître étrange » : la distanciation
(dépaysement, étrangeté) doit forcer le spectateur à se questionner, adopter un
regard critique sur ce qu’il voit sur scène, produire une désaliénation. Avec
le théâtre épique, l’homme qu’est le spectateur doit se transformer, pour mieux
agir.
Conclusion /
Brecht voulait qu’on se
divertisse… et qu’on réfléchisse.
Si nous réfléchissons :
qu’est-ce qui aujourd’hui chercher à s’imposer comme une évidence, comme une
réalité objective ? qui est brandi comme du réalisme alors que c’est
peut-être une idéologie ? c’est que l’argent serait neutre, que prendre
des décisions avec pour priorité la contrainte budgétaire est la seule
solution. C’est toute cette idéologie du new management. Nous ne sommes pas
obligés d’être dupes de ce discours de l’exploitation et de la consommation
(même si nous ne savons pas exactement encore comme faire autrement) :
nous pouvons être lucides sur les rapports de force et ne pas le prendre pour
de la légitimité.
Annexe : les extraits cités dans la conférence /
Thomas more, L’Utopie (éd. GF-Flammarion)
Lettre-préface à Pierre Gilles, GF-Flammarion, p. 73 et suivantes.
« Ce n’est pas sans quelque honte, mon cher Pierre Gilles, que je vous envoie ce petit livre sur la république d’Utopie après vous l’avoir fait attendre près d’une année alors que certainement vous comptiez le recevoir dans les six semaines. Vous saviez en effet que, pour le rédiger, j’étais dispensé de tout effort d’invention et de composition, n’ayant qu’à répéter ce qu’en votre compagnie j’avais entendu exposer par Raphaël. (…)
J’ai terminé L’Utopie et je vous l’envoie, cher Pierre, afin que vous la lisiez, et que si j’ai oublié quelque chose, vous m’en fassiez souvenir (…) Me voici en effet plongé dans une grande perplexité par mon compagnon John Clement (…) Si je me rappelle bien, Hythlodée nous a dit que le pont d’Amaurote, qui franchit le fleuve Anhydre, a cinq cents pas de long. Notre John prétend qu’il faut en rabattre eux cents, que la largeur du fleuve ne dépasse pas trois cents pas à cet endroit. Faites, je vous prie, un effort de mémoire. Si vous êtes d’accord avec lui, je me rangerai à votre avis et je me déclarerai dans l’erreur. Si vous n’en savez plus rien, je m’en tiendrai à ce dont je crois me rappeler. Car mon principal souci est qu’il n’y ait dans ce livre aucune imposture. (…)
D’autre part, un homme pieux de chez nous, théologien de profession, brûle, et il n’est pas seul, d’un vif désir d’aller en Utopie (…)
C’est pourquoi je vous requiers, mon cher Pierre, de presser Hythlodée, oralement si vous le pouvez aisément, sinon par lettres, afin d’obtenir de lui qu’il ne laisse subsister dans mon œuvre rien qui soit inexact, qu’il n’y laisse manquer rien qui soit véritable »
I-
More : "Ce que Raphaël nous a raconté avoir vu dans chaque région, serait trop long à rapporter (...). Peut-être en parlerons-nous ailleurs, et notamment des choses qu'il est utile de ne pas ignorer, par exemple en premier lieu, les sages institutions qu'il a observées chez des peuples vivant en sociétés civilisées. C'est sur ces questions que nous l'interrogions le plus avidement, et qu'il nous répondait le plus volontiers, sans s'attarder à nous décrire des monstres, qui sont ce qu'il y a de plus démodé. Des Scyllas, des Célènes et des Harpyes voraces, et des Lestrygons cannibales et autres prodiges affreux du même genre, où n'en trouve-t-on pas? Mais des hommes vivant en cités sagement réglées, voilà ce qu'on ne rencontre pas n'importe où.
Assurément il a relevé parmi ces peuples beaucoup de coutumes absurdes, mais aussi d'autres, assez nombreuses, que l'on pourrait prendre comme modèles pour corriger des erreurs commises dans nos villes, nos pays, nos royaumes. Tout cela, je le répète, j'en parlerai ailleurs. Ma seule intention aujourd'hui est de rapporter ce qu'il a dit des moeurs et des institutions des Utopiens." (p. 89)
Raphaël Hythlodée s’indigne du sort sévère fait aux voleurs : « on décrète contre les voleurs des peines dures et terribles alors qu’on ferait mieux de leur chercher des moyens de vivre ».(p95)
« Il existe une foule de nobles qui passent leur vie à ne rien faire, frelons nourris du labeur d’autrui, et qui, de plus, pour accroître leurs revenus, tondent jusqu’au vif les métayers de leurs terres ». (p96)
L’Angleterre devient un pays drapier, et les entreprises familiales font place à des industries de type capitaliste : « Ainsi donc, afin qu’un seul goinfre à l’appétit insatiable, redoutable fléau pour sa patrie, puisse entourer d’une seule clôture quelques milliers d’arpents d’un seul tenant, des fermiers seront chassés de chez eux, souvent dépouillés de tout ce qu’ils possédaient, circonvenus par des tromperies, ou contraints par des actes de violence. A moins qu’à force de tracasserie on ne les amène par lassitude à vendre leurs biens. Le résultat est le même. Ils partent misérablement, hommes, femmes, couples, orphelins, veuves, parents avec de petits enfants, toute une maisonnée plus nombreuse que riche, alors que la terre a besoin de travailleurs… » (p. 100) : ils deviennent vagabonds, puis voleurs. « Si bien que l’avidité sans scrupule d’une minorité de citoyens transforme en une calamité ce qui paraissait être l’élément majeur de la prospérité de votre île ».(p. 102). Pire : « Cette lamentable misère se double fâcheusement du goût de la dépense » (p. 102) : vêtements, taverne, bordels, jeux, etc. « Si vous ne remédiez à ces maux-là, c’est en vain que vous vanterez votre façon de réprimer le vol (…) Que faites-vous d’autres, je vous le demande, que de fabriquer vous-mêmes les voleurs que vous pendez ensuite ? » (p.103)
Hythlodée déclare : « Platon a vu juste : si les rois en personne ne sont pas philosophes, jamais ils ne se rangeront aux leçons des philosophes, imbus qu’ils sont depuis l’enfance d’idées fausses et profondément empoisonnés par elles. Lui-même en a fait l’expérience à la cour de Denys. Et moi, si je proposais à un roi, quel qu’il soit, des mesures saines, si je tentais d’arracher de son cœur la pernicieuse semence jetée par les mauvais conseillers, ne comprenez-vous pas que je serais aussitôt en situation d’être chassé sur le champ ou traité comme un bouffon ? » (p. 116)
« La philosophie n’a pas d’accès auprès des princes » (p. 125)
More : « Comment toutes choses seraient-elles parfaites si les hommes ne le sont pas ? »
Hythlodée annonce : « C’est pourquoi je réfléchis à la constitution si sage, si moralement irréprochable des Utopiens chez qui, avec un minimum de lois, tout est réglé pour le bien de tous, de telle sorte que le mérite soit récompensé, et qu’avec une répartition dont personne n’est exclu, chacun ait cependant une large part » (p. 129)
« Je suis donc convaincu que les ressources ne peuvent être réparties également et justement, que les affaires des hommes ne peuvent être heureusement gérées si l’on ne supprime la propriété privée. Aussi longtemps qu’elle subsistera, la partie la plus nombreuse et la meilleure de l’humanité portera un lourd et inévitable fardeau de misère et de soucis »
II-, p. 234 (les derniers mots du texte)
« Sans pouvoir donner mon adhésion à tout ce qu’a dit cet homme, très savant sans contredit et riche d’une particulière expérience des choses humaines, je reconnais bien volontiers qu’il y a dans la république utopienne bien des choses que je souhaiterais voir dans nos cités. Je le souhaite, plutôt que je ne l’espère. »
Berthold BRECHT, Petit organon pour le théâtre, L'arche.
§42
« (…) Une reproduction qui distancie est une reproduction qui, certes, fait reconnaître l'objet, mais qui le fait en même temps paraître étranger (…)
§44
« Ce qui est resté longtemps inchangé paraît en effet inchangeable. Partout nous rencontrons des choses qui se comprennent trop bien toute seules pour que nous soyons obligés de prendre la peine de les comprendre. Ce dont ils font l'expérience ensemble paraît être aux hommes l'expérience donnée de l'humanité. L'enfant, vivant dans le monde des vieillards, apprend comment les choses s'y passent. Tel est précisément le cours des choses qu'elles lui deviennent courantes. Quelqu'un est-il assez hardi pour désirer quelque chose de plus, il ne le désirerait qu'à titre d'exception. Même s'il reconnaissait ce que la « Providence » fait peser sur lui pour ce que la société a prévu pour lui, la société, ce puissant rassemblement d'êtres pareils à lui devrait nécessairement, tel un tout qui est plus grand que la somme des parties, lui paraître absolument non influençable, - et pourtant ce non-influençable lui serait familier, et qui se méfie de ce qui lui est familier ? Pour que toutes ces choses données puissent lui apparaître comme autant de choses douteuses, il lui faudrait développer ce regard étranger avec lequel Galilée observa un lustre qui s'était mis à osciller. Lui, ces oscillations l'étonnèrent, comme s'il ne se les était pas imaginées et ne pouvait pas se les expliquer, ce qui lui fit comprendre leurs lois. C'est ce regard aussi difficile que productif, que le théâtre doit provoquer par ses reproductions de la vie en commun des hommes. Il doit amener son public à s'étonner, et cela se fait à l'aide d'une technique de distanciation du familier. »
§46
« C'est un plaisir de notre ère, qui effectue de si nombreuses et multiples transformations de la nature, que de saisir toute chose de telle sorte que nous puissions intervenir. Il y a beaucoup de choses dans l'homme, disons-nous, on peut faire de lui beaucoup de choses. Tel qu'il est, il n'est pas obligé de rester ; on a le droit de le considérer non seulement tel qu'il est, mais encore tel qu'il doit être. Nous n'avons pas à le prendre comme point de départ, mais comme but. C'est dire du même coup que je ne doit pas simplement me mettre à sa place, mais que, représentant de nous tous, je dois prendre position face à lui. Voilà pourquoi, ce qu'il montre, le théâtre doit le distancer. »
Additifs
« Un emploi authentique, profond, intervenant des effets de distanciation implique que la distanciation considère son état comme historique et améliorable. Les effets de distanciation authentiques ont un caractère combatif. »
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