L'amitié dans la communauté / Noirlac le 21 mai 2017 / Résumé



Clotilde Lamy, L’amitié dans la communauté
Conférence du 21 mai 2017 dans le cadre des Matinales de l’abbaye de Noirlac

Les grandes lignes





le cloitre de l'abbaye de Noirlac (photo Clotilde Lamy mai 2014)
Introduction
Intuitivement, l’idée d’amitié fait plutôt penser à un sentiment sélectif, électif, qui unit deux personnes singulières (Montaigne : « parce que c’était lui, parce que c’était moi »). Ce sentiment fusionnel : eros.
Pourtant il existe aussi un lien, que les Grecs appelaient « philia », qui se forme entre les membres d’une communauté, dans lequel ce qui est premier c’est les valeurs du groupe et le groupe lui-même (Pythagore : « Entre amis tout est commun »).
En quoi consiste cette amitié communautaire au sein d’un monastère ? Comment est-elle instituée par des Règles ?
En quoi est-elle l’héritière de la philia des Grecs, intimement liée à l’idée d’une sagesse en acte ?
Quels sont les points de rupture de l’amitié chrétienne avec cette sagesse antique, et en particulier quelle ouverture et quelles difficultés fait émerger la notion de charité (amour universel du prochain : agapè) ?
Dans notre vie moderne, quelles sont les expériences qui s’approchent de cette amitié communautaire ?
Les réseaux sociaux permettent-ils de nourrir ces liens ou les mettent-ils en danger ?

l'enceinte de l'abbaye (photo Clotilde Lamy mai 2014)

En quoi consiste l’amitié dans la communauté monastique ? Qu’apprenons-nous dans les Règles et comment cela se traduit-il concrètement ?

Le monachisme apparaît au IVe s : des hommes se retirent du monde, ensemble, pour vivre pleinement selon leur foi, et réaliser (à l’écart) leur idéal.
La Règle de saint Augustin (397) se réfère explicitement à la vie des Apôtres. Son principe général : « Avant tout, vivez unanimes à la maison, ayant une seule âme et un seul cœur tendus vers Dieu. N’est-ce pas la raison même de votre rassemblement ? » (R. I,2). Il insiste sur la communauté des biens, la recherche de l’utilité commune et de la paix ; la discipline imposée aux moines est au service de leur liberté (paradoxe pour nous ?) : « Que le Seigneur vous accorde la grâce d’observer tous ces préceptes avec amour, comme des amants de la beauté spirituelle, répandant par votre vie la bonne odeur du Christ, non pas servilement, comme si nous étions encore sous la loi, mais librement puisque nous sommes établis dans la grâce. »
>> les moines de Tibbhirine dans le film Des hommes et des dieux ; le dépouillement initial des cisterciens.
La Règle de saint Benoît met l’accent sur l’obéissance à Dieu (et à l’abbé) et l’humilité dans les actes et les paroles. Pour assurer la cohésion du groupe, la préférence doit être écartée. « Avec l’aide du Seigneur, venons-en à organiser l’état des cénobites (la plus forte espèce de moines), c’est-à-dire de ceux qui vivent en commun et combattent sous une règle et un abbé » (R. 1).
Le monastère comme une « école » (Présentation Abbaye sainte Marie du Rivet).

le cloitre de l'abbaye de Noirlac (photo Clotilde Lamy mai 2014)

En quoi cette amitié communautaire des moines est-elle l’héritière de la philia antique ?

Le principe pythagoricien : « Entre amis tout est commun ».
La sagesse antique : la philosophie est un mode de vie (Pierre Hadot), qui se pratique dans des « écoles », dans le temps du « loisir ».
Cicéron : « L’amitié est un accord sur toutes les choses, humaines et divines, accompagné de bienveillance et de charité » (Lelius, ou de l’amitié).
Aristote distingue trois types d’amitié (Ethique à Nicomaque) : deux formes « accidentelles », l’amitié fondée sur le plaisir ou l’utilité, une forme « essentielle », l’amitié fondée sur la vertu (excellence). La vie en commun permet d’exercer l’amitié « en acte » plutôt que de la laisser « en puissance », et il faut du temps : « plusieurs boisseaux de sel » à partager. Les amis qui vivent en commun réalisent ainsi la perfection universelle de l’humanité à travers le groupe dans lequel ils pratiquent leur « vertu ».
Cela nous semble étrange qu’il ne soit pas question de sentiments…


l'allée des tilleuls de Noirlac (photo Clotilde Lamy mai 2014)



Quelle nouveauté apporte la dimension chrétienne à la philia? Comment la charité enrichit-elle et questionne-t-elle l'amitié entre les membres d'un groupe particulier?

La charité : l’amour sans mesure de Dieu pour les hommes et des hommes pour Dieu, l’amour du prochain.
La charité (agapè) comme élargissement. Le christianisme met l’accent sur l’intériorité (Saint Paul : la lettre et l’esprit, l’homme intérieur…).
La charité instaure une relation triangulaire entre les amis et Dieu, car Dieu n’est pas une valeur mais une personne. « Aimer en Dieu ». « Que deux ou trois soient réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux » (Evangile de Matthieu, 18, 20).
La charité apporte une dimension infinie à l’amour de l’autre : à l’intérieur de moi (intimité), à l’extérieur de moi (aimer jusqu’à ses ennemis : tout homme sans exception), en valeur (transcendance de la grâce).
L’amitié en Dieu serait donc « amitié véritable » (Aelred de Rievaulx, L’amitié spirituelle et Augustin s’adressant à Dieu dans les Confessions : « Il n’est de vraie amitié que celle que tu cimentes entre des êtres unis entre eux grâce à la charité répandue).

Le conflit entre la philia et la charité (général et universel). L’amitié qui s’arrête aux bornes de la communauté n’est-elle pas trop étroite ou trop facile, puisqu’elle semble dispenser d’aimer tout homme ?
Elle est difficile et passe par des exercices (la Règle…, voir Abbaye sainte Marie du Rivet).
Elle n’est pas forcément étroite car elle peut s’adresser aux ennemis (dans Des hommes et des dieux, Christian de Chergé s’adresse aux terroristes algériens avec fermeté et bienveillance à la fois, et comme les autres moines entretient des relations d’amitié et d’entraide avec les musulmans du village).

La crainte des « amitiés particulières » (singulier et général)
Imitation de Jésus Christ « Tout ce qui n’est pas Dieu n’est rien » : trop aimer l’homme ce ne serait pas assez aimer Dieu.
Saint Vincent de Paul : les inclinations particulières sont des « amours de bêtes », des « petits monopoles », des « pestes pour la communauté » ; elles sont interprétées comme des ferments de la discorde au sein de la communauté : Basile parle d’« esprit de querelle » (Grande Règle)
Il convient néanmoins de faire une place à l’amitié, en ordonnant les sentiments (Saint Augustin), en se rappelant que la conversion est toujours à réactualiser grâce aux autres membres en cultivant l’amitié, au point que la vie au monastère peut ressembler à un avant-goût de paradis : Aelred de Rievaulx « Avant-hier, je parcourais les cloîtres du monastère, plusieurs de mes frères étaient assis et je me trouvais comme au milieu des charmes du paradis : j’admirais les feuilles, les fleurs et les fruits de chacun de ces arbres. Dans le nombre je n’en découvris aucun que je n’aimais pas et je pouvais être sûr d’être aimé de chacun. Je fus inondé d’une joie si grande qu’elle passait tous les délices du monde… ».



les sculptures de Noirlac (photo Clotilde Lamy avril 2015)




Quelle forme peut prendre cette amitié communautaire dans notre vie quotidienne ? les expériences partielles de vie commune.

Les campus universitaires associent la vie commune et les études partagées.
Pour les croyants : la vie de la paroisse, les retraites, les pèlerinages, la messe célébrée en commun.
Pour chacun d’entre nous : la famille (que nous ne choisissons pas), le couple et les enfants.
Les groupes et associations : chorales, écoquartiers, villages artistes (Hérisson, La Borne, Morogues, la Bussière…).
L’exemple du club d’aviron et d’une équipe qui se prépare pour une compétition. Au départ le lien vient du choix d’une activité. Lorsque les membres du groupe s’investissent, ils dépassent leur intérêt personnel et acceptent de faire les choses pour le groupe : alors des valeurs communes fondent un lien entre les membres (qui restent séparés tant que chacun ne s’occupe que de son intérêt). S’il y a un projet commun (une compétition à la fin de l’année), chacun cherche à donner le meilleur de lui-même (l’excellence des Grecs), ce qui profite au groupe autant qu’à lui-même ; en se concentrant sur le projet commun, on va aussi au-delà des affinités immédiates : on cultive une relation dans laquelle on peut chercher le meilleur dans l’autre, et le découvrir à travers l’activité commune. On retrouve un sentiment (définition moderne de l’amitié), mais qui ne se limite pas au ressenti spontané ; la médiation du projet commun permet de revenir avec un regard neuf vers les personnes, et de mieux accepter leur altérité.

la porte vers le parc (photo Clotilde Lamy octobre 2015)
Les communautés numériques nourrissent-ils des amitiés virtuelles ou réelles ?
Nous permettent-ils de nous ouvrir à d’autres ou sont-ils le symptôme de l’incapacité des individus à se décentrer d’eux-mêmes ?

Des communautés « virtuelles » : échanges par l’intermédiaire de l’outil numérique ; des « amis » (Facebook), « abonnés » (Tweeter), « contacts » (LinkedIin). On peut échanger sans contact physique.
Qu’est-ce qui permet de parler d’amitié dans ces communautés ? D’une part souvent ce sont des personnes avec qui on est ami dans la « vraie vie », et avec qui on partage des photos du chat, du restau, « je suis là », etc… et la dimension « publique » de ce qu’on écrit va dans le sens du groupe et non pas de l’échange particulier (discussions affichées), très subjectif. D’autre part il y a cette dimension d’amitié communautaire, au-delà des sentiments dans les groupes qui se constituent autour d’une passion commune (un sport, un groupe de musique…), avec des personnes qu’on n’a jamais vues et qu’on ne verra peut-être jamais : quelque chose d’objectif.
Qu’est-ce qu’internet rend possible pour l’amitié et les communautés ? Un échange au-delà de l’éloignement physique : une extension qui semble infinie de la capacité de mettre en commun dans l’absence et dans le décalage temporel ; le temps et l’espace semblent abolis. 
Ce n’est pas complètement nouveau : les lettres et les « lettres vivantes », le téléphone…. Mais internet permet de partager des contenus très concrets, avec les liens, les photos au lieu de passer par la médiation de la parole. Donc un ancrage dans le réel.
Qu’est-ce qui peut sembler inquiétant ? La déréalisation, la confusion entre les mots et les actes véritables (voir le film Her), le manque de silence et la dispersion (alors que pour rencontrer l’autre il faut de la disponibilité et la capacité à se taire), l’immédiateté (alors que l’amitié demande du temps), l’aspect facilement sectaire des communautés (bien que les internautes se considèrent comme des gens ouverts), la confusion entre familiarité (je raconte ma vie) et intimité (je pense quelque chose de personnel)…
Finalement on risque de perdre l’objet (on ne parle que soi, on est limité par le format, les algorithmes nous imposent ce qu’on regarde), de se perdre soi-même (on s’éparpille, on répond, on se sent obligé d’aimer…), de perdre l’autre (on recherche la reconnaissance plus que l’ouverture, le même plutôt que l’altérité).
Le lien communautaire se trouve alors fragilisé : au lieu d’un groupe avec des relations véritables dans un projet commun, on a des « égoïstes grégaires » (Dany-Robert Dufour) qui vibrent ensemble pour se sentir exister.
… A moins de prendre conscience de ces dérives, ce qui n’est pas évident étant donné la « facilité » du format qui s’impose malgré nous

Noirlac (photo Clotilde Lamy mai 2014)

Conclusion
Eros / philia / agapé (André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus). La philia antique : une amitié « en acte » grâce à la pratique concrète d’un idéal commun au sein d’une vie commune > un lien fondé sur le projet commun et la mise en commun des efforts nécessaires pour ce projet. Amitié et communauté sont confondues.
L’amitié monastique ajoute la dimension de la charité, en questionnant la pertinence des limites du groupe fermé.
L’amitié associative comme forme moderne et plus souple de l’amitié communautaire.
L’amitié numérique, démultiplie les possibles mais au risque de laisser les algorithmes choisir pour nous avec qui nous échangeons et sur quoi.
L’abbaye de Noirlac, un ancien monastère devenu « centre culturel de rencontre » : de la vie communautaire des moines à une communauté culturelle, nourrie par des échanges réguliers…

Commentaires

  1. Réponse de Camille Lamy - 1 : sur l'isolement et le lien avec le reste de l'humanité.

    Les membres des communautés religieuses totalement isolées du monde extérieur n'oeuvrent-ils pas pour le salut de l'âme dans l'au-delà? En s'engageant totalement dans leur quête spirituelle durant leur état mortel, ne partagent-ils pas les "bénéfices" avec l'humanité tout entière?
    Certains ermites se retirent du monde, et parfois y retournent afin de partager le message qu'ils auront reçu durant leur isolement. Evidemment, cela dépend si l'on croit dans l'au-delà, la réincarnation et l'au-delà...

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    1. Effectivement, ce retrait du monde n'est pas envisagé uniquement comme une façon de se préserver des tentations qui existent pour vivre entre soi, de façon pure. Pour les communautés religieuses, cela s'accompagne de la croyance que le monde sera vraiment, concrètement meilleur, si quelques uns au moins prient, ou pratiquent la méditation. De fait, au-delà de cette croyance, qui n'est pas partagée par tous, on peut pas nier que ces personnes participent à leur façon à définir l'humanité, par leur façon de vivre : même si elles ne changent pas le monde autour d'elles, elles ont déjà changé, elles, et en ce sens le monde a un peu changé aussi.

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  2. Réponse de Camille Lamy -2 : qualités en puissance, pratique de la spiritualité, l'exemple du yoga.

    Le yoga a pour but de résorber les vagues, les fluctuations de l'âme (Patanjali Yoga Sutra I;2)
    Les règles qui organisent les communautés visent essentiellement à libérer l'humain de son ego, c'est-à-dire de ses réflexes reptiliens ou primitifs, qui l'enferment dans des actions de courte durée et l'empêchent de pratiquer sa spiritualité. C'est ce qu'on appelle la roue des souffrance et des désirs dans les philosophies orientales : la souffrance causée par le désir permanent et insatiable. Le réflexe immédiat étant de se soustraire à la souffrance le plus possible, et aller vers le plaisir le plus possible.
    On parle de pratique du yoga, cela désigne autant la pratique des postures que la pratique de la spiritualité, et l'application de la morale et d'un code de conduite dans toutes les actions et pensées.

    Deux notions clé expriment cette mise en pratique :
    - Abhyasa : la pratique ou l'étude constante et déterminée (idée de dévotion)
    - Vairagya : le détachement, le renoncement.

    Patanjali, dans les yoga sutras, exprime ces deux notions qui se complètent : "Both practive (Abhyasa) and non reactioin (Vairagya) are required to still the pattern of consciousness" (Sutra 1.12).

    Swami Prajnanpad dit à son disciple : "quand il n'y a pas de désir soit d'obtenir, soit de renoncer, c'est Vairagya. Le désir 'je veux quelque chose' et 'je ne veux pas quelque chose' n'est plus présent. (...) Si le mental est libre de cet adhésif nommé désir, vous n'avez ni le sentiment de posséder quelque chose, ni celui d'en être privé. Voici ce qu'est Vairagya.

    La pratique du yoga désigne les huit étapes du yoga, la 8e strate étant Samadhi, le but suprême, la réalisation de soi (l'illumination). Les deux premiers membres sont les yamas, les règles en société (la non-violence, la vérité, ne pas voler, le contrôle de la sensualité, l'absence de convoitise), et les niyamas, règles personnelles (purification du corps et de l'esprit, contentement, l'ascétisme et l'ardeur ou la volonté, l'étude de soi, la soumission à Dieu - ou à un pouvoir plus grand, l'effacement de soi). Ces deux membres sont les racines et le tronc de "l'arbre du yoga", la métaphore utilisée par B. K. S. Iyengar pour expliquer la philosophie du yoga et sa mise en pratique. Ensuite viennent la pratique des postures (asanas), les exercices de respiration (pranayama).

    On trouve l'amélioration de la société tout entière par l'amélioration de chaque individu : chacun travaillant avec ardeur, conviction et détachement à être une meilleure personne (dans le but de l'illumination, qui pourrait survenir plusieurs vies après), fait rejaillir ses qualités sur la société tout entière, et oeuvre ainsi pour la communauté. On présente souvent cela, avec humour, comme une sorte de produit dérivé, d'effet secondaire du chemin vers Samadhi. Ces bénéfices secondaires sont en effet non négligeables et bien réels. En ce sens le yoga n'a aucune portée s'il est vécu comme une pensée en puissance. c'est une philosophie en action et en pratique.

    Il me semble que "calmer les vagues de l'esprit" et se libérer de l'ego est un thème universel dans les sociétés humaines de toutes tailles, temps et espace. Et à chaque époque, tel ou tel penseur de dénoncer la corruption, la décadence de ses frères, la perte des valeurs. Bref, c'était toujours mieux 'avant'.

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    1. Je suis d'accord avec toi, il y a vraiment des points communs entre la sagesse antique et le yoga; le premier étant probablement qu'il s'agit d'une façon de penser qui est véritablement une façon de vivre - ce qui est aussi, originellement, le sens du christianisme et de toutes les religions : non pas des discours et des théories, mais une attitude face à la vie, la nature, aux autres.
      Tu connais le yoga bien mieux que moi, puisque tu le pratiques et tu l'enseignes, mais pour les souvenirs que j'ai des séances avec toi, si pendant une heure on respire et prend des postures, ce n'est pas pour que cette heure soit isolée hermétiquement du reste de notre vie, c'est pour qu'elle irrigue le reste de la vie. Ce moment de retour sur soi par la méditation et les postures n'a de sens que de nous permettre d'être disposés correctement dans la vie : dans une attitude de bienveillance mais aussi de stabilité face aux autres.

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  3. Réponse de Camille Lamy - 3 : la non-préférence

    J'aime à penser que l'on peut appliquer la non-préférence dans un groupe de manière positive : c'est une façon d'aller à la rencontre de ceux qu'on n'aurait pas élus au premier regard , et de donner sa chance à tout le monde. Et parfois, on fait de belles découvertes en grattant un peu la surface des êtres.

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    1. Sur ce point, je ne peux qu'aller dans ton sens, et c'était une des idées principales de la conférence, même si le manque de temps m'a conduite à l'écraser un peu. Pour ma part, c'est bien l'expérience que j'ai faite cette année dans mon club d'aviron, quand on a commencé la préparation pour les championnats de France vétéran : nous étions quatre femmes sur un bateau, et c'est bien ensemble que nous devions nous préparer pour la compétition. De la même façon, nous avions un entraîneur principal, et deux entraîneurs complémentaires, ainsi que des conseils occasionnels. Bien sûr, il y a des préférences personnelles, et des gens avec qui on s'entend mieux que d'autres, avec lesquels il est plus facile de travailler.
      Mais justement, dans le bateau, il y avait au-delà des affinités et parfois des agacement une solidarité qui nous a permis de supporter des attitudes que nous ne comprenions pas ou avec lesquels nous étions en franc désaccord. Et ce sentiment d'être une communauté m'a permis d'aller au-delà des réactions épidermiques, et d'apprendre à apprécier des qualités chez les autres que j'aurais ignorées si je m'étais contentée de mes sentiments naturels. Dans les moments de tensions (la compétition approchant, le stress a été bien souvent mauvais conseiller), c'est aussi à cette idée d'une espèce de communauté que je me suis raccrochée pour chercher comment redessiner un peu l'équilibre pour que nous puissions continuer de ramer ensemble, pas forcément avec plaisir, mais au moins sans perdre de l'énergie avec de l'animosité.
      Pour revenir plus précisément sur la non-préférence, là encore, il était inconcevable de se contenter de travailler avec ceux avec qui on s'entendait bien. Une fois qu'on est quatre sur un bateau, on ne va pas ramer seulement avec une personne choisie, mais avec les trois autres. C'est là où on retrouve cette notion de quelque chose "en acte" : on rame vraiment (dans tous les sens du terme) avec des coéquipiers, et cette pratique scelle une forme d'amitié concrète. Parce qu'en ramant, on devient meilleur rameur, et on permet aussi aux autres de le devenir, et on se rend compte de leurs progrès et de leurs qualités dans cette pratique.
      On a aussi appris à suivre les conseils avisés d'un coach qui nous froissait au début de l'année par sa façon de nous parler, pendant que lui a appris à apprécier notre détermination et notre sérieux : sans ce but commun (et sans une certaine médiation), nous aurions continué à nous toiser de loin; nous ne pouvions pas nous référer uniquement à notre coach, nous avons dû accepter cet entraîneur, et finalement, nous avons découvert une personne non seulement pertinente dans ses conseils techniques, mais également pleine de qualités humaines.

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  4. Réponse de Camille Lamy - 4 : les réseaux sociaux

    Il me semble que les réseaux sociaux "généraux" ne remplissent pas vraiment le rôle de communauté (en tout cas le fil d'actualité commun de Facebook) : les 'amis' provenant en réalité d'un cercle très large, et la multitude d'informations tous azimuts provoquant plutôt un brouhaha de comptoir qu'un réel partage de valeurs.
    En revanche, dans des groupes plus spécialisés, on retrouve bien la création de communautés, les membres se connaissant physiquement ou non, avec leurs règles de conduite, tabous, amitiés, fâcheries. Les membres peuvent être virtuellement présents de manière quotidienne, voire plusieurs heures par jour, et donc adapter leur rythme individuel au rythme du groupe.

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    1. Oui, pour les réseaux sociaux, je visais surtout Facebook, que je pratique, et sur lequel j'ai lu un certain nombre d'articles et écouté plusieurs émissions. Quand on ouvre sa page Facebook, on est submergé par les publications diverses, et les invitations de tout genre ("Untel est sur Messenger, faites-lui Hello", "Il pleut, restez chez vous", "Souhaitez son anniversaire à Un tel"...).
      Dans une des émissions que j'ai indiquées en biblio, le sociologue ramène effectivement ces conversations aux discussions de comptoir : selon lui ces discussions qui relèvent de l'opinion et sont un peu décousues ne sont pas nouvelles, ce qui est nouveau, c'est qu'elles aient une si large diffusion.
      Tu parles de "brouhaha de comptoir" et effectivement, avec Twitter ou Facebook, ce qui est là, c'est ce nombre de publications (et si on l'a programmé, notre téléphone peut nous avertir à chaque fois!), qui fait que si on a certain nombre d'"amis" ou d'"abonnés", on peut consulter en permanence son profil et toujours avoir quelque chose de nouveau à quoi réagir. Cela ne s'arrête jamais, et c'est le nombre qui est ahurissant.
      C'est pourquoi plusieurs disent qu'aujourd'hui le vrai luxe c'est le silence. Le fait d'éteindre son écran, de prendre le temps de parler à une seule personne à la fois, ou de partager une expérience concrète. Un prêtre de la région avec qui j'ai discuté en mars me disait que dans les communautés religieuses, le silence était une règle fondamentale, car si les gens discutent toute la journée, ils s'éparpillent et se disputent.
      Tu évoques des sites plus spécialisés, qu'à vrai dire je ne connais pas; mais il est évident qu'un site d'échange plus spécialisé, avec un code de conduite permettra des échanges plus féconds. C'est un peu ce que j'avais essayé de dire dans ma conclusion : les règles propres aux communautés, religieuses par exemple, peuvent être plus propices à la liberté réelle que l'absence de règles qui fait qu'on peut parler de n'importe quoi n'importe comment avec n'importe qui.
      De la même façon, c'était une tradition, il y a un certain temps, d'envoyer des lettres et de nourrir ainsi l'amitié dans l'absence. Cela n'empêchait pas une certaine familiarité (on le voit dans la correspondance de saint Augustin ou Descartes par exemple), mais on prenait soin d'aller à l'essentiel, de s'adresser vraiment à l'autre.
      A la fin de la conférence, des personnes sont aussi venues me parler d'un groupe de musique, qui échangeait des enregistrements par les réseaux sociaux, ne pouvant se rencontrer réellement que de façon occasionnelle. Là encore, c'est que le travail était la priorité, et non le fait de s'exprimer et provoquer des "j'aime". Dans ce contexte, le réseau social est bien un outil utile.

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