les termes de la question
sensibilité : vulnérabilité, réceptivité... faiblesse ou force? rappelons-nous qu'on englobe tout ce qui est de l'ordre de la sensation, des émotions, et du rapport à l'oeuvre, pas seulement l'émotivité. Pourtant quand on entend "trop sensible", on pense tout de suite à ceux qui se vexent vite, qui souffrent de ce qu'on leur dit ou des situations vécues comme agressives : pourquoi?
-> trop sensible : idée d'un excès... alors que le "sensibilité" renvoie déjà à une capacité extrême à être affecté; aujourd'hui, on parle d'hypersensibilité, mais où placer la limite : y a-t-il une normalité en cette matière?
Est-ce notre sensibilité ou les jugements qui accompagnent notre sensibilité qui nous font souffrir?
Sur l'hypersensibilité : quelques liens :
Un article de Philo Mag reproduit en version intégrale ici; c'est le sujet des publications récentes de de Fabrice Midal (par exemple dans Psychologies Magazine ici); les enjeux sont souvent moins de juger que de gérer, voir par exemple l'émission de Nacer Boubekeur sur France Inter : comment gérer son hypersensiblité (ici)
Du côté de la littérature, on a vu l'apparition de "sensitivity readers"... : il existe aujourd'hui tout un mouvement qui cherche à censurer les oeuvres au caractère choquant, immoral. Voir par exemple dans le Figaro ici et dans les Midis de France Culture ici.
pouvoir : n'oublions pas les deux sens du mot!
- capacité (nous renvoie ici à une puissance vitale)... la sensibilité nous permet d'inter-agir avec notre milieu; à quel moment la réceptivité est-elle destructrice? et l'excès de réceptivité peut-il aboutir à un effet bouclier de sur-protection?
- droit (autorisation, au yeux des autres, en fonction des mentalités et des normes)
premier axe : dompter la sensibilité pour produire des jugements droits,
pour ne pas se laisser emporter par ses émotions?
les stoïciens :
la raison doit l'emporter sur la sensibilité pour nous permettre d'être heureux et libres
EPICTETE, Manuel 3
"I 1. Parmi les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d'autres non. De nous, dépendent la pensée, l'impulsion, le désir, l'aversion, bref, tout ce en quoi c'est nous qui agissons; ne dépendent pas de nous le corps, l'argent, la réputation, les charges publiques, tout ce en quoi ce n'est pas nous qui agissons.
II 1. Souviens-toi que le désir est tendu vers son objet tandis que le but de l'aversion, c'est de ne pas tomber dans ce qu'on redoute. Si l'on est infortuné en manquant l'objet de son désir, on est malheureux en tombant dans ce qu'on voulait éviter. Donc, si tu ne cherches à fuir que ce qui est dépendant de toi et contraire à la nature, il ne t'arrivera rien que tu aies voulu fuir. Mais si tu cherches à éviter la maladie, la mort ou la misère, tu seras malheureux.
2. Supprime donc en toi toute aversion pour ce qui ne dépend pas de nous et, cette aversion, reporte-la sur ce qui dépend de nous et n'est pas en accord avec la nature. Quant au désir, pour le moment, supprime-le complètement. Car si tu désires une chose qui ne dépend pas de nous, tu ne pourras qu'échouer, sans compter que tu te mettras dans l'impossibilité d'atteindre ce qui est à notre portée et qu'il est plus sage de désirer. Borne-toi à suivre tes impulsions, tes répulsions, mais fais-le avec légèreté, de façon non systématique et sans effort excessif.
III Pour tout objet qui t'attire, te sert ou te plaît, représente-toi bien ce qu'il est, en commençant par les choses les plus petites. Si tu aimes un pot de terre, dis-toi: «J'aime un pot de terre.» S'il se casse, tu n'en feras pas une maladie. En serrant dans tes bras ton enfant ou ta femme, dis-toi: «J'embrasse un être humain.» S'ils viennent à mourir, tu n'en seras pas autrement bouleversé. "
"Pas bouleversé" : indifférent? ou touché mais pas rendu fou?
Comment va-t-on articuler ici les deux sens de pouvoir : la capacité et l'autorisation?
La position d'Epicète est brutale... Faut-il la tempérer avec Marc Aurèle et Sénèque, qui semblent plus humains ?
Peut-on néanmoins la justifier? Que permet-elle de valoriser? Le courage, la victoire de l'esprit.
Dans ce registre on peut la comparer avec un certain nombre de rituels de type "rite de passage" ou "bizutage". Dans ces rituels, il s'agit bien toujours de prouver qu'on est un homme - un humain - en supportant sans broncher douleur ou humiliation.
"on" : des personnes individuelles, en entier? des individus par un certain côté? une sensibilité générale, collective?
et du côté du droit?
dans un registre complètement différent, suggéré par Emmanuel après l'atelier de février : Badinter, le peuple est trop dans ses émotions, il ne peut pas rendre justice; cf Hegel justice et vengeance;
pour aller avec les stoïciens : sensibilité aveugle le jugement droit, nous emporte dans n'importe quoi, toujours risque de violence contre soi ou contre les autres
Hegel, Esthétique,
l'homme veut se prouver la puissance de son esprit en résistant à la douleur
Pour Hegel c'est un trait universel de l'humanité de chercher à s'assurer de la présence son esprit, de sa conscience, de sa capacité à transcender son animalité, à dompter son corps naturel. Il passe naturellement des ornements à ce qu'il appelle des "pratiques barbares".
"(L'être humain) ne se contente pas de rester lui-même tel qu’il est : il se couvre d’ornements. Le barbare pratique des incisions à ses lèvres, à ses oreilles ; il se tatoue. Toutes ces aberrations, quelque barbares et absurdes et contraires au bon goût qu’elles soient, déformantes ou même pernicieuses, comme le supplice qu’on inflige aux pieds des femmes chinoises n’ont qu’un but : l’homme ne veut pas rester tel que la nature l’a fait "
Paradoxalement l'affirmation de l'humanité passe par une pratique "barbare"!
Difficile à accepter... la sensibilité n'est-elle pas ce qui fait notre humanité?
2e axe : comment être humain sans être sensible?
Je vous propose d'écouter, même si ce n'est pas très réjouissant, une émission d'Antoine Garapon et Nicole Sironi sur Douch, directeur du camp S-21 des des Khmers Rouges : la psychologue explique comment il a dû se couper de sa conscience, de sa sensibilité, pour pouvoir survivre à ce qu'il faisait... : ici (France Culture, Matière à penser, août 2017, 50 minutes). L'indifférence à la souffrance de l'autre est résolument monstrueuse, bien qu'elle ait pu être perçue comme de l'héroïsme.
Chez Eichmann, le responsable nazi jugé à Jérusalem en 1962, la philosophe Hannah Arendt a repéré également une réflexion purement technique, oublieuse des vraies fins et de la sensibilité.
Dans une veine plus quotidienne, de nombreux philosophes, psychologues et sociologues soulignent actuellement la lâcheté qu'il y a à se défausser sur les travailleurs qui souffrent de conditions de travail inacceptable : en culpabilisant ceux qui sont en burn-out ou pas assez résistants, on cultive l'idée que c'est la responsabilité de chacun de survivre à un environnement nocif, de ne pas souffrir de ce qui est... objectivement insupportable.
3e axe : orienter sa sensibilité?
la sensibilité demeure un guide, nous avertit que quelque chose nous met en danger; d'un autre côté, il y a des situations qu'on ne peut pas éviter; on ne peut pas renoncer à notre sensibilité, mais on ne veut pas non plus être anéanti... comment faire, pour ne pas se laisser attaquer par ce qui nous rend vulnérable?
L'évitement / fuite.. sans lâcheté... : plutôt choisir d'aller vers ce qui nourrit notre sensibilité, et éviter si possible les situations qu'on a expérimentées comme mauvaises pour nous (sans forcément juger qu'elles sont mauvaises en soi); il s'agirait peut-être moins de fuir systématiquement que de s'assurer de se mettre en contact de ce qui nous inspire. D'ailleurs, l'idée de toujours faire face à la réalité doit-elle toujours s'imposer? Ne cache-t-elle pas parfois quelque chose de morbide?
L'éducation progressive; le secret, disent les stoïciens, c'est de commencer par les toutes petites choses, et de s'entraîner (par ex d'abord avec une marmite).
La stratégie du biais, du théâtre : Descartes; car il y a une certaine mise à distance, qui n'est pas de l'indifférence. Lorsque j'assiste à un spectacle ou qu'on me raconte une histoire, je vis les émotions, mais pas en première personne; je les ressens, vraiment, mais je sais que ce n'est pas mon histoire. Il faudrait, de la même manière, pouvoir, dans notre vie, être capable de ressentir les choses, sans pour autant tout ramener à nos inquiétudes, notre intérêt : laisser les émotions nous traverser, positives et négatives,
Il y a un philosophe peu connu dont on vient de me parler, qui s'appelle Powys, et qui se demande dans L'art de résister au malheur, comment les personnes sensibles - dont il n'est pas question qu'elles deviennent insensibles, peuvent chercher à être heureuse, à ne pas succomber sous les agressions du monde hostile, matériel, concurrentiel. Comment survivre aux "impressions destructrices" qui nous assaillent? (présentation du livre ici)
En effet, selon lui, ceux qui sont enchantés par la religion ou enveloppés de certitudes matérialistes ne souffrent pas : ils sont rassurés par leur croyance, leur dogmatisme, et ils se sentent du côté de la vie et de la victoire.
"La plus infime présence, le plus léger mouvement de dogmatisme, qu'il soit matérialiste ou idéaliste, peut écraser sous son poids un milliers de ces légères et délicates révélations, jeunes pousses fortuitement sorties de terre sous l'effet répété de la pluie et du soleil. Car ce ne peut être qu'à la faveur d'un certain attentisme, flottant, hésitant, incertain, que ces timides enfants des conjonctions hasardeuses de l'existence peuvent exprimer leur magie mélancolique. Il n'est pas donné aux pragmatiques adeptes des systèmes rigides de laisser mûrir le fin terreau donnant naissance à ces subtiles évocations!" (p. 31)
Il insiste sur le fait que le monde cruel n'est pas plus vrai que le monde des âmes sensibles. "Cette idée que notre environnement est un monde objectif, extérieur à nous et impénétrable, complètement indépendant de notre subjectivité, est une pure fiction. Un tel monde n'existe pas! Toute chose que nous percevons a été créée par un esprit ou un autre, ou transformée et déformée par un esprit ou un autre. Tout ce que nous voyons est chargé de sentiment et saturé d'une émotion très ancienne, antérieure à notre propre perception; et nous-mêmes, dans notre acte de vision, colorons cet objet avec la passion de notre tempérament." (p. 45). Lorsque nous ressentons et agissons en fonction de nos émotions, cela fait aussi partie de la réalité; lorsque. nous choisissons de nous entourer de personnes bienveillantes, elles sont aussi réelles - même si elles ne sont pas nombreuses - que les être hypocrites ou intéressés que nous ne pouvons manquer de croiser.
Vers la fin du livre, au moment de synthétiser sa réponse, il propose la fuite : «Il n’existe qu’une seule échappatoire face à la ruine qui menace vos instants de bonheur, et c’est celle que vous avez dû utiliser encore et encore dans d’autres difficultés psychologiques. Prendre la fuite! C’est là tout le secret, le grand, libérateur, sage, éternel secret pour réagir à cette situation délicate. Prenez la fuite!»
Puis il nuance et complexifie un peu, il s'agirait aussi de se concentrer sur les infirmes plaisirs, les petites fleurs fragiles, les lumières inattendues; et d'organiser des rituels dans sa vie, par rapport auxquels ces instants de beauté nous apparaîtraient plus nettement.
restent quelques pistes en vrac pour l'instant...
https://institut-rousseau.fr/rousseau-et-la-sensibilite/
http://arts-plastiques.ac-besancon.fr/wp-content/uploads/sites/95/2018/12/2015-2015-Zombie-article-Coulombe.pdf ; traumatisme : survigilance, épuisement; modification des perceptions > changement de personnalité (Malabou);
être victime... : quelque chose d'objectif? Revoir la question du discours victimaire, et la nécessité de confronter les points de vue, de tester le lien à la réalité, tout en gardant à l'esprit la pertinence de la perception propre de chacun.
Claire Marin que faire de son intimité (ici) qqch doit rester secret; dans intimité notion de sensibilité qu'il n'y a pas dans intériorité (c'est pas de la pure pensée, mais un rapport au monde, avec nos affects... cf son livre sur la douleur)
François Xavier Bellamy "pourquoi pleurons-nous?" ici (2020, 1h30)
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