Atelier philo # 22 : homme, femme : est-ce inscrit dans mon corps? (initialement prévu le lundi 10 janvier 2022)

 






Pour tout ce qui est "sexe" (mâle / femelle), c'est-à-dire différence binaire physiologique, c'est une question de biologie. Cet aspect renvoie à la sexualité comme mode de reproduction du vivant, ou à une différence perçue comme un fait de nature. Pourtant il se pourrait qu'il y ait aussi une dimension politique et sociale...


Du côté de la question du "genre" (féminin / masculin), impossible de faire l'impasse sur Simone de BEAUVOIR ("on ne nait pas femme, on le devient"). Les Américains sont plus offensifs sur la question. L'approche classique consiste à revaloriser les femmes en travaillant sur la construction idéologique de la différence homme/femme accusée de construire une place de choix pour les hommes et une place inférieure pour les femmes. Présentation résumée en 4,39 (archives INA ici), avec des textes qui précisent le rôle de l'éducation ici.

Voici le célèbre passage du Deuxième sexe (1949) d'où est tirée la citation célèbre : 

 "On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c'est l'ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu'on qualifie de féminin. Seule la médiation d'autrui peut constituer un individu comme un Autre. En tant qu'il existe pour soi, l'enfant ne saurait se saisir comme sexuellement différencié. Chez les filles et les garçons, le corps est d'abord le rayonnement d'une subjectivité, l'instrument qui effectue la compréhension du monde : c'est à travers les yeux, les mains, non par les parties sexuelles qu'ils appréhendent l'univers. Le drame de la naissance, celui du sevrage se déroulent de la même manière pour les nourrissons des deux sexes ; ils ont les mêmes intérêts et les mêmes plaisirs ; la succion est d'abord la source de leurs sensations les plus agréables ; puis ils passent par une phase anale où ils tirent leurs plus grandes satisfactions des fonctions excrétoires qui leur sont communes ; leur développement génital est analogue ; ils explorent leur corps avec la même curiosité et la même indifférence ; du clitoris et du pénis ils tirent un même plaisir incertain ; dans la mesure où déjà leur sensibilité s'objective, elle se tourne vers la mère : c'est la chair féminine douce, lisse élastique qui suscite des désirs sexuels et ces désirs sont préhensifs ; c'est d'une manière agressive que la fille, comme le garçon, embrasse sa mère, la palpe, la caresse ; ils ont la même jalousie s'il naît un nouvel enfant ; ils la manifestent par les mêmes conduites : colères, bouderie, troubles urinaires ; ils recourent aux mêmes coquetteries pour capter l'amour des adultes. Jusqu'à douze ans la fillette est aussi robuste que ses frères, elle manifeste les mêmes capacités intellectuelles ; il n'y a aucun domaine où il lui soit interdit de rivaliser avec eux. Si, bien avant la puberté, et parfois même dès sa toute petite enfance, elle nous apparaît déjà comme sexuellement spécifiée, ce n'est pas que de mystérieux instincts immédiatement la vouent à la passivité, à la coquetterie, à la maternité : c'est que l'intervention d'autrui dans la vie de l'enfant est presque originelle et que dès ses premières années sa vocation lui est impérieusement insufflée."


Côté américain, c'est Judith BUTLER qui a mis la question du genre sur le devant du débat, avec son livre désormais référence : Trouble dans le genre. Documentaire Judith Butler, philosophe en tout genre (2006) iciSérie "Avoir raison avec Judith Butler", France Culture, juillet 2020, ici. A partir de ses travaux émerge l'idée qu'en réalité l'assignation de genre est première, et que le sexe est lui-même une construction (au sens où on lui donne de l'importance). Que "la femme" n'existe pas.

Citations extraites de Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l'identité (1990): 

Nous ne pouvons pas faire comme si la colonisation n'avait pas eu lieu et comme s'il n'existait pas des représentations raciales. De même, à propos du genre, nous ne pouvons pas ignorer la sédimentation des normes sexuelles. Nous avons besoin de normes pour que le monde fonctionne, mais nous pouvons chercher des normes qui nous conviennent mieux.

La philosophie et le féminisme ont bien étudié les associations culturelles entre l'esprit et le masculin, entre le corps et le féminin. Aussi, chaque fois que la distinction entre l'esprit et le corps est reproduite sans esprit critique, n'oublions jamais la hiérarchie de genre que cette distinction a traditionnellement servi à produire, à maintenir et à rationaliser.

Tenter d’identifier l’ennemi comme s’il se présentait sous une forme unique n’aboutit qu’à inverser l’argument et à imiter, sans aucun esprit critique, la stratégie de l’oppresseur au lieu de proposer autre chose. Si la tactique fonctionne dans des communautés aussi bien féministes qu’antiféministes, c’est que le geste colonisateur n’est ni essentiellement ni irrémédiablement masculiniste. Pareille tactique peut fonctionner pour installer d’autres rapports de subordination selon la race, la classe et l’hétérosexisme, pour n’en citer que quelques-uns.

Lorsqu'on théorise le genre comme une construction qui n'a rien à voir avec le sexe, le genre devient lui-même un artefact affranchi du biologique, ce qui implique que homme et masculin pourraient tout aussi bien désigner un corps féminin qu'un corps masculin et femme et féminin un corps masculin ou féminin. 
Ce clivage radical au cœur du sujet genré soulève encore toute une série de questions. Pouvons-nous faire référence à un sexe "donné" ou à un genre "donné" sans d'abord nous demander comment, par quels moyens le sexe et/ou le genre est donné?

Nous n'avons jamais une relation simple, transparente, indéniable au sexe biologique

"Les individus transsexuels revendiquent souvent une discontinuité radicale entre les plaisirs sexuels et les parties du corps.Très souvent, la recherche du plaisir requiert d'investir par l'imagination les parties du corps-appendices ou orifices- qu'il n'est pas nécessaire de posséder en propre; il se peut également que le plaisir requière d'imaginer toutes sortes de parties exagérément grandes ou petites. Bien sûr, le statut imaginaire du désir ne se limite pas l'identité transsexuelle; la nature fantasmatique du désir révèle que le corps n'en est ni le fondement ni la cause, mais qu'il en est l'occasion et l'objet. La stratégie du du désir consiste en partie à transfigurer le corps désirant lui-même. En réalité, pour pouvoir désirer tout simplement, il est peut-être nécessaire de croire en un moi corporel transformé qui, selon les règles genrées de l'imaginaire, pourrait remplir les exigences d'un corps capable de désirer. Cette condition imaginaire du désir excède toujours le corps physique à travers ou sur lequel il travaille."p166

La construction de la catégorie "femme" comme un sujet cohérent et stable n'est-elle pas, à son insu, une régulation et une réification des rapports de genre? Or une telle réification n'est-elle pas précisément contraire aux dessins féministes? Dans quelle mesure la catégorie "femmes" ne parvient-elle à la stabilité et à la cohérence que dans le cadre de la matrice hétérosexuelle? Si une notion stable du genre n'est plus de fait la prémisse fondatrice de la politique féministe, il est peut-être souhaitable que cette politique renouvelle sa forme pour contester les réifications mêmes du genre et de l'identité, une forme qui ferait de la variabilité dans la construction de l'identité une exigence tant méthodologique que normative, pour ne pas dire un but politique.

Mis à part les mythes fondateurs qui cimentent l'idée du sujet, il n'en reste pas moins que le féminisme bute sur le même problème politique chaque fois que le terme femme est supposé dénoter une seule et même identité. Plutôt qu'un signifiant stable qui exige l'assentiment de celles qu'il prétend décrire et représenter, femme, même au pluriel, est devenu un terme qui fait problème, un terrain de dispute, une source d'angoisse.

La manière dont je me propose d'analyser le drag dans Trouble dans le genre me permet d'expliquer la dimension construite et performative du genre, mais il ne faudrait pas y voir un exemple de subversion. Il serait erroné de voir le drag comme le paradigme de l'action subversive ou encore un modèle pour la capacité d'agir en politique. La question est ailleurs. Si l'on pense voir un homme habillé en femme ou une femme habillée en homme, c'est qu'on prend le premier terme perçu pour la réalité du genre: le genre qui est introduit par le biais de la comparaison manque de "réalité", et on y voit une apparence trompeuse.

Même si la morphologie et la constitution des corps paraissent confirmer l'existence de deux et seulement deux sexes (ce qu'on viendra à questionner plus tard), rien ne nous autorise à penser que les genres devraient aussi s'en tenir au nombre de deux...

En France Manon GARCIA et Elsa DORLIN ont contribué à développer sa pensée, côté philosophie, Sam BOURCIER pour la sociologie (Sam Bourcier depuis 2017, avant Marie-Hélène Bourcier, puis Marie-Hélène/Sam Bourcier, puis MH/Sam Boucier). 

Sélection féminisme et pensée queer ici.


A vrai dire, la "virilité" est elle aussi potentiellement difficile à assumer... Page France culture autour de la publication de l'excellent livre d'Olivia GAZALEE, Le mythe de la virilité, un piège pour les deux sexes (2017), ici. Elle était l'invitée des Chemins de la philosophie pour présenter ses thèses, en octobre 2017, à réécouter ici. Pour ceux qui sont pressés, une présentation en 4 minutes sur la plateforme konbini ici. Une très intéressante discussion animée par Audrey Souriau, journaliste de RCF Méditerranée, avec Olivia Gazalée, Jérémy Beschon (metteur en scène de la Domination masculine), Daniel Herrero (ancien rugbyman, coach, journaliste, écrivain):  ici. Olivia Gazalée oppose "la virilité", un mythe mis en place depuis l'Antiquité, et "les masculinités", qui sont les différents façons d'être un homme (le "mal du mâle" consiste à souffrir du modèle viril). Jérémy Beschon a adapté le livre de Pierre Bourdieu, La domination masculine de 2014, qui a travaillé sur les violences symboliques exercées contre les femmes. Daniel Herrero, vient avec bonne humeur renverser les convenances et conforts, mais peut-être sans écouter complètement non plus!

Le mythe viriliste se serait construit historiquement, installant une relation de domination qui piège les deux sexes : l'homme, le vrai, doit être celui qui domine (les autres hommes, la nature, les femmes, lui-même), sommé de toujours prouver qu'il est un homme; les femmes de leur côté, assignées à l'impuissance, l'irrationalité, l'infériorité. Le modèle viriliste, inséparable de la domination et de la ségrégation, serait appelé à être déconstruit, pour réinventer des masculinités et des féminités capables de coopérer dans le respect. Mais comment?


L'opposition entre deux genres est elle-même remise en question dans certains milieux (LGBTQIA+) : de nombreuses personnes se revendiquent "non-binaires". "La binarité, c'est pas mon genre", par Antonin Le Mée, présentation TEDX ici. 

Voir par exemple l'artiste Kae TEMPEST (initialement Kate TEMPEST), slammeuse (slammeur?) britannique 

Paul B. PRECIADO (anciennement Beatriz PRECIADO), philosophe espagnol, revendique de son côté l'abolition entre les sexes, les genres et les sexualités.

Au sujet des "trans" (transsexuel et/ou transgenre), article Philosophie Magazine, Emmanuel BEAUBATIE, sociologue : les personnes trans' sont perçues comme une menace pour la hiérarchie Ici

Dans PhiloMag aussi, dialogue houleux entre Claude HABIB, qui vient de publier La question trans, et Camille Froidevaux-Mettrie ici






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