Atelier Philo#36 - Donner naissance : quel travail!

 

Que "donne-t-on" quand on "donne naissance" ? A quoi peut-on « donner naissance »?  Est-ce la même signification pour un enfant et une oeuvre, ou l'expression est-elle abusive? Et qui donne naissance? Pourquoi parle-t-on d'un "travail", aussi bien pour la naissance biologique que pour les créations de l'esprit? Dans ce travail, la mort est-elle conjurée ou menaçante?

En guise d'introduction, on peut écouter la rencontre PhiloMonaco ... "Ce que mettre au monde veut dire", une table ronde organisée par PhiloMonaco le jeudi 9 juin 2022 (1h30), avec Isabelle Alfandary (psychanalyste et professeur de littérature), Frédéric Spinhirny (directeur d'hopital et auteur de Naître et s'engager au monde. pour une philosophie de la naissance, 2020), Bruno Carbonne (gynécologue-obstétricien) et Chantal Birman (sage-femme clinicienne) lien ici




Photo : Elliott Erwitt.







Qu'est-ce que naître? Qu'est-ce qui naît?


Les questions : 

Qu'est-ce que naître? 
La naissance biologique est-elle la naissance par excellence ou seulement une de ses formes? Pour les hommes, la naissance est-elle seulement biologique? symbolique? culturelle? psychologique?
Qui ou quoi peut naître? 


Les textes : 

Dans Théétète, PLATON fait comparer à Socrate son activité avec celle de sa mère, sage-femme; elle fait accoucher les corps, lui les esprits. La philosophie est décrite comme une "maïeutique"

"SOCRATE. - Mon art de maïeutique a mêmes attributions générales que le leur. La différence est qu'il délivre les hommes et non les femmes et que c'est les âmes qu'il surveille en leur travail d'enfantement, non point les corps. Mais le plus grand privilège de l'art que, moi, je pratique est qu'il sait faire l'épreuve et discerner, en toute rigueur si c'est apparence vaine et mensongère qu'enfante la réflexion du jeune homme, ou si c'est fruit de vie et de vérité. J'ai, en effet, même impuissance que les accoucheuses. Enfanter en sagesse n'est point en mon pouvoir, et le blâme dont plusieurs déjà m'ont fait opprobre, qu'aux autres posant questions je ne donne jamais mon avis personnel sur aucun sujet et que la cause en est dans le néant de ma propre sagesse, est blâme véridique. La vraie cause, la voici : accoucher les autres est contrainte que le dieu m'impose ; procréer est puissance dont il m'a écarté. Je ne suis donc moi-même sage à aucun degré et je n'ai, par-devers moi, nulle trouvaille qui le soit et que mon âme à moi ait d'elle-même enfantée. Mais ceux qui viennent à mon commerce, à leur premier abord, semblent, quelques-uns même totalement, ne rien savoir. Or tous, à mesure qu'avance leur commerce et pour autant que le dieu leur en accorde faveur, merveilleuse est l'allure dont ils progressent, à leur propre jugement comme à celui des autres. Le fait est pourtant clair qu'ils n'ont jamais rien appris de moi, et qu'eux seuls ont, dans leur propre sein, conçu cette richesse de beaux penseurs qu'ils découvrent et mettent au jour."

Dans le Banquet, Socrate après avoir écouté tous les convives parler de l'amour, raconte la leçon que lui a faite Diotime : les hommes doivent, par une ascension philosophique, passer de l'amour des beaux corps à l'amour du Beau; à chaque étape, la rencontre de la beauté est liée à une forme d'enfantement

« Diotime — Quiconque veut aller à ce but [la contemplation de la beauté] par la vraie voie doit commencer dans sa jeunesse par rechercher les beaux corps. Tout d’abord, s’il est bien dirigé, il doit n’aimer qu’un seul corps et là enfanter de beaux discours. Puis il observera que la beauté d’un corps quelconque est sœur de la beauté d’un autre  en effet, s’il convient de rechercher la beauté de la forme, il faudrait être bien maladroit pour ne point voir que la beauté de tous les corps est une et identique. Quand il s’est convaincu de cette vérité, il doit se faire l’amant de tous les beaux corps, et relâcher cet amour violent d’un seul, comme une chose de peu de prix, qui ne mérite que dédain. Il faut ensuite qu’il considère la beauté des âmes comme plus précieuse que celle des corps, en sorte qu’une belle âme, même dans un corps médiocrement attrayant, lui suffise pour attirer son amour et ses soins, lui faire enfanter de beaux discours et en chercher qui puissent rendre la jeunesse meilleure. Par là il est amené à regarder la beauté qui est dans les actions et dans les lois, à voir que celle-ci est pareille à elle-même dans tous les cas, et conséquemment à regarder la beauté du corps comme peu de chose. Des actions des hommes, il passera aux sciences et il en reconnaîtra aussi la beauté  ainsi arrivé à une vue plus étendue de la beauté, il ne s’attachera plus à la beauté d’un seul objet et il cessera d’aimer, avec les sentiments étroits et mesquins d’un esclave, un enfant, un homme, une action. Tourné désormais vers l’Océan de la beauté et contemplant ses multiples aspects, il enfantera sans relâche de beaux et magnifiques discours et les pensées jailliront en abondance de son amour de la sagesse, jusqu’à ce qu’enfin son esprit fortifié et agrandi aperçoive une science unique, qui est celle du beau dont je vais parler."

Textes de Platon sur le sujet, dans un article de Philosophie Magazine, ici.
Pour ceux qui veulent réviser le Banquet avec Raphaël Enthoven, c'est ici.


Qui donne naissance et pourquoi est-ce un "don"?

Les questions : 

Les mères et les créateurs sont-ils les seuls concernés?
Pour la naissance biologique, elle est prise en charge par les institutions médicales et a lieu dans une société donnée : la naissance est-elle un événement individuel ou politique?
Pour la création, l'auteur est-il seul maître du résultat? Peut-il agir sans inspiration, collaborateurs? 

Si on "donne" naissance, ce don est-il gratuit? Implique-t-il en retour une dette ou un contre-don?
Par ailleurs, les générations actuelles semblent remettre en question l'évidence que c'est une chance de naître, une générosité de faire naître. Doit-on alors parler d'un cadeau empoisonné?
L'enfant ne se donne pas à lui-même la vie : qu'implique cette dépendance?

Les textes : 

Alana APFEL adopte une perspective féministe soucieuse des questions raciales (intersectionnelle) et met en avant, pour la naissance biologique, les approches populaires autour de la "naissance physiologique", avec le rôle controversé des "doulas", ces auxiliaires de naissances qui veulent intervenir de façon à la fois active et discrète, de façon reconnue mais avec une posture de retrait (dans Donner naissance. Doulas, sages-femmes et justice reproductive, Cambourakis, 2017, 2024; édition américaine de 2016 : Birth Work as Care Work : Stories form activist Birth Communities); elles cherchent à trouver leur place en restaurant les capacités des "personnes qui donnent naissance" ("birth givers", délibérément non genrés) et en mettant à distance les personnels médicaux consiédérés comme trop autoritaires et inféodés au patriarcat et au capitalisme.
Dans la même lignée, en France, Camille FROIDEVEAUX)-METTRIE a faire paraître récemment Un si gros ventre. Expériences vécues du corps enceint (2023). Dans la vidéo de 5 min présente sur le site de Philosophie Magazine, elle présente son travail et résume les grandes étapes des objets de la pensée féministe (ici). Selon elle, la réappropriation par les femmes de la grossesse et de l'accouchement est la question à l'ordre du jour dans la quête féministe.


Le travail est-il la condition de la naissance?

Les questions : 

On parle souvent de la naissance comme d'un "heureux événement", et pourtant elle a souvent lieu dans la douleur.
Si tout travail est effort et souffrance, faut-il chercher à l'éviter ou l'adoucir, ou bien se résigner à la considérer comme condition nécessaire à toute naissance? La généralisation, dans les sociétés occidentales, de machines qui permettent de surveiller l'état de santé de la mère et du bébé, et ainsi de diminuer considérablement la moralité, ainsi que des protocoles hospitaliers est-il une chance pour l'humanité ou une artificialisation inhumaine?
Avons-nous des raisons de minimiser ou cacher ce travail? 
Devons-nous le rémunérer pour l'honorer? Quel risque y a-t-il à le marchandiser?


Les textes : 

Dans notre imaginaire et notre culture, le travail est la punition attribuée par Dieu aux hommes après le péché originel. Le récit a lieu dans le livre de la Genèse 3, 14-19 : lorsque Dieu apprend qu'Adam et Eve, tentés par le serpent, ont mangé le fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, il s'adresse ainsi à chacun d'eux : 

"Le Seigneur Dieu dit au serpent: Puisque tu as fait cela, tu seras maudit entre tout le bétail et entre tous les animaux des champs, tu marcheras sur ton ventre, et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie. Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité: celle-ci t'écrasera la tête, et tu lui blesseras le talon.

Il dit à la femme: J'augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi.

Il dit à l'homme: Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l'arbre au sujet duquel je t'avais donné cet ordre: Tu n'en mangeras point! le sol sera maudit à cause de toi. C'est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, il te produira des épines et des ronces, et tu mangeras de l'herbe des champs. C'est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre, d'où tu as été pris; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière."

Les interprétations de cet extrait, sont diverses, engageant la valeur conférée au travail. Par exemple ici, dans La Croix; chez les dirigeants chrétiens ici; ou encore ici.


Henri BERGSON souligne le lien entre effort et création, souffrance et joie, dans sa conférence "La conscience et la vie", publiée dans L'énergie spirituelle. La souffrance et la patience ne semblent pas pouvoir (ou devoir) être économisées, car elles accompagnent inévitablement la création de quelque chose d'absolument inédit, pourquoi? Et de quoi pouvons-nous véritablement nous réjouir alors?

"L’effort est pénible, mais il est aussi précieux, plus précieux encore que l’œuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus qu’il n’y avait, on s’est haussé au-dessus de soi-même. Or, cet effort n’eût pas été possible sans la matière : par la résistance qu’elle oppose et par la docilité où nous pouvons l’amener, elle est à la fois l’obstacle, l’instrument et le stimulant ; elle éprouve notre force, en garde l’empreinte et en appelle l’intensification. Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie.

Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, physiquement et moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d’usine qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en raison de l’argent qu’il gagne et de la notoriété qu’il acquiert ?

Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu’il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir monté une entreprise qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie. Prenez des joies exceptionnelles, celle de l’artiste qui a réalisé sa pensée, celle du savant qui a découvert ou inventé. Vous entendrez dire que ces hommes travaillent pour la gloire et qu’ils tirent leurs joies les plus vives de l’admiration qu’ils inspirent. Erreur profonde ! On tient à l’éloge et aux honneurs dans l’exacte mesure où l’on n’est pas sûr d’avoir réussi.

[…] Si donc, dans tous les domaines, le triomphe de la vie est la création, ne devons-nous pas supposer que la vie humaine a sa raison d’être dans une création qui peut, à la différence de celle de l’artiste et du savant, se poursuivre à tout moment chez tous les hommes : la création de soi par soi, l’agrandissement de la personnalité par un effort qui tire beaucoup de peu, quelque chose de rien, et ajoute sans cesse à ce qu’il y avait de richesse dans le monde ?

Réflexions sur Bergson avec Frédéric Worms et Raphaël Enthoven, "Bergson et l'expérience de la joie", 2014, 1h, ici.



Dans Humain trop humain, publié en 1878, Friedrich NIETZSCHE critique la "croyance" au génie (§162). Pourquoi ne voulons-nous pas comprendre et expliquer la naissance des oeuvres artistiques ou philosophiques? Pourquoi aimons-nous nous représenter leurs créations comme des miracles?

"L’activité du génie ne paraît vraiment pas quelque chose de foncièrement différent de l’activité de l’inventeur mécanicien, du savant astronome ou historien, du maître en tactique ; toutes ces activités s’expliquent si l’on se représente des hommes dont la pensée s’exerce dans une seule direction, à qui toutes choses servent de matière, qui observent toujours avec la même diligence leur vie intérieure et celle des autres, qui voient partout des modèles, des incitations, qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens. Le génie ne fait rien non plus que d’apprendre d’abord à poser des pierres, puis à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de toujours les travailler; toute activité de l’homme est une merveille de complication, pas seulement celle du génie : mais aucune n’est un « miracle ».

D’où vient alors cette croyance qu’il n’y a de génie que chez l’artiste, l’orateur et le philosophe ? Qu’eux seuls ont de l’« intuition » ? (Ce qui revient à leur attribuer une sorte de lorgnette merveilleuse qui leur permet de voir directement dans l’« être » !) Manifestement, les hommes ne parlent de génie que là où ils trouvent le plus de plaisir aux effets d’une grande intelligence et où, d’autre part, ils ne veulent pas éprouver d’envie. Dire quelqu’un « divin » signifie : « Ici, nous n’avons pas à rivaliser. » Autre chose : on admire tout ce qui est achevé, parfait, on sous-estime toute chose en train de se faire ; or, personne ne peut voir dans l’oeuvre de l’artiste comment elle s’est faite ; c’est là son avantage car, partout où l’on peut observer une genèse, on est quelque peu refroidi ; l’art achevé de l’expression écarte toute idée de devenir ; c’est la tyrannie de la perfection présente. Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l’expression qui passent pour géniaux, et non pas les hommes de science ; en vérité, cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu’un enfantillage de la raison."

Explication du texte par Simone Manon ici; texte replacé dans le contexte de la polémique avec Kant ici, par Caroline Vincent

Commentaires