Les ateliers philo de Clotilde #6 : Pour penser librement faut-il refuser tous les cadres? (lundi 1er octobre 2018)

Voici quelques suggestions de lecture avant de venir :






PLATON, La République, l'allégorie de la caverne 

Sous forme de fable, Platon, cherche à nous faire comprendre que tant que nous restons dans la pensée facile, spontanée, l'opinion, nous sommes en réalité manipulés par ceux qui savent influencer nos représentations, et nous proposent un cadre de pensée tout prêt; penser librement passerait plutôt par l'effort de celui qui se hisse au niveau de la connaissance

“ Socrate : -- Après cela, compare notre nature, sous le rapport de l’éducation et de l’absence d’éducation, à un état du genre de celui que je vais te décrire. Représente-toi ceci : des hommes vivant dans une demeure souterraine en forme de caverne ; elle possède une entrée ouverte à la lumière et s’étendant sur toute la longueur de la caverne. Ces hommes y séjournent depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu’ils restent là et qu’ils peuvent seulement voir ce qui est en face d’eux car, étant enchaînés ils sont impuissants à tourner la tête ; une lumière leur est dispensée, celle d’un feu brûlant loin derrière eux et au-dessus d’eux. Entre le feu et les prisonniers, représente-toi à une certaine hauteur un chemin le long duquel un petit mur a été construit, pareils à ces panneaux que les montreurs de marionnettes interposent entre eux et les spectateurs, et au-dessus desquels ils montrent leurs tours prestigieux.
Glaucon : – Je vois.
-- Alors vois aussi, défilant le long de ce petit mur, des hommes portant toutes sortes d’objets fabriqués qui dépassent du mur, statues de forme humaine et aussi animaux en pierre ou en bois et choses façonnées dans toutes les formes possibles ; comme on pouvait s’y attendre, parmi ces porteurs qui défilent, certains parlent et d’autres se taisent.
-- L’étrange image, et les étranges prisonniers que tu nous présentes là !
-- Ils nous sont semblables. Tout d’abord, crois-tu en effet que de tels hommes aient vu d’eux-mêmes et les uns les autres autre chose que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ?
-- Comment l’auraient-ils pu, puisqu’ils sont contraints toute leur vie de garder la tête immobile ?
-- Et pour les objets qui défilent ? N’en va-t-il pas de même ?
-- Bien sur que si.
-- Cela étant, s’ils étaient capables de dialoguer entre eux, ne crois-tu pas qu’en donnant un nom à ce qu’ils voient, ils penseraient nommer les réalités elles-mêmes ?
-- Nécessairement.
-- Et de plus, s’il y avait dans la prison un écho renvoyé par la paroi qui leur fait face ? Toutes les fois que l’un des porteurs se mettrait à parler, à quoi, je te le demande, pourraient-ils rapporter cette voix si ce n’est à l’ombre en train de défiler ?
-- C’est certainement ce qu’ils feraient, à mon avis.
-- Il est donc certain que des hommes dans cette situation ne tiendraient absolument rien d’autre pour vrai que les ombres des objets fabriqués.
-- Très nécessairement.
-- Examine alors ce qui arriverait s’ils étaient délivrés de leurs chaînes et guéris de leur égarement. Quelle forme cette délivrance et cette guérison prendraient-elles, si ce que je vais dire leur arrivait en vertu de leur naturel ? Chaque fois que l’un d’eux serait délié et contraint soudainement de se lever, de tourner la tête, de marcher et de lever son regard vers la lumière, il souffrirait en accomplissant tous ces actes et, en raison de la lumière éblouissante, il serait incapable de regarder les objets dont il voyait tout à l’heure les ombres. Que déclarerait-il, à ton avis, si on lui disait qu’il n’a vu auparavant que balivernes, et que maintenant, plus proche dans une certaine mesure de la réalité et tourné vers les choses ayant plus d’être, il a une vision plus correcte – et en particulier si, lui montrant chacun des objets qui défilent, on le contraignait par des questions à répondre sur ce qu’est chacun d’eux ? Ne crois-tu pas qu’il serait embarrassé et qu’il jugerait que les choses qu’il voyait tout à l’heure sont plus vraies que les objets qu’on lui montre à présent ?
-- Beaucoup plus vraies, à coup sûr.
-- Et si on le forçait alors à regarder la lumière elle-même, ses yeux ne le feraient-ils pas souffrir et ne se détournerait-il pas pour chercher refuge du côté des choses qu’il a la force de regarder ? Ne les jugerait-il pas réellement plus claires que celles qu’on lui montre ?
-- Oui.
-- Et si quelqu’un, usant de violence, le tirait de là où il se trouve au long de la montée rude et escarpée et ne le lâchait pas avant de l’avoir traîné dehors, à la lumière du soleil, à ton avis, ne souffrirait-il pas, ne
s’indignerait-il pas d’être ainsi traîné ? Une fois parvenu à la lumière et les yeux remplis de son éclat, ne lui serait-il pas impossible de voir même un seul de ces objets que nous disons maintenant véritables ?
-- Il ne le pourrait pas, du moins pas tout de suite.
-- Une accoutumance, je pense, serait nécessaire pour qu’il soit capable de discerner les objets d’en haut. Ce qu’il discernerait plus facilement, ce serait d’abord les ombres, puis les reflets dans l’eau des hommes et de toutes les autres réalités, enfin les réalités elles-mêmes. A partir de là, en ce qui concerne les corps célestes et le ciel lui-même, il aurait moins de mal les contempler pendant la nuit, en tournant son regard vers la lumière des astres et de la lune, qu’il n’en aurait à contempler, de jour, le soleil et la lumière du soleil.
-- Certainement.
-- Pour finir, je suppose, il aurait enfin la force de regarder le soleil, non pas reflété dans l’eau ou sur quelque autre surface, mais lui-même en lui-même, en son lieu propre, il le verrait tel qu’il est.
-- Nécessairement.
-- Après cela, il pourrait, réfléchissant à son propos, conclure que c’est lui qui produit les saisons et les années, lui qui administre tout ce qui existe dans le lieu visible et que, de toutes les choses que les prisonniers voyaient, il est d’une certaine façon la cause.
-- Il est évident que c’est là qu’il en viendrait au terme de toutes ces expériences.
-- Mais alors, s’il venait à se souvenir de sa première demeure, et du “ savoir ” qu’on y avait, et de ceux qui y étaient enchaînés avec lui, ne crois-tu pas qu’il trouverait du bonheur à son propre changement et qu’il prendrait les autres en pitié ?
-- Certes.
-- Quant aux honneurs et aux louanges qu’ils se distribuaient naguère entre eux, et aux privilèges accordés au prisonnier capable de discerner le plus finement les ombres défilant sur la paroi, doué de la mémoire concernant celles qui passent habituellement les premières, ou à la suite, ou ensemble, et qui, à partir de ces observations, serait le plus apte à prévoir ce qui doit arriver, penses-tu que cet homme jugerait ces honneurs dignes d’envie et qu’il voudrait rivaliser avec les plus honorés et les plus puissants des prisonniers ? Ou bien n’éprouverait-il pas ce qu’exprime Homère et ne préférerait-il pas absolument “ n’être qu’un valet de bœufs en service chez un pauvre fermier ”, et ne serait-il pas prêt à supporter n’importe quoi plutôt que de retomber dans ses anciennes opinions et de vivre à la façon de là-bas ?
-- Moi, du moins, je le crois : il accepterait de tout subir plutôt que de vivre à la façon de là-bas.
-- Eh bien, réfléchis encore à ceci : suppose un tel homme redescendu dans la caverne pour s’y asseoir à nouveau à son ancienne place. N’aurait-il pas les yeux tout emplis d’obscurité, lui qui viendrait brutalement de quitter le soleil ?
-- Absolument.
-- S’il lui fallait recommencer à énoncer des jugements concernant les ombres de là-bas et à se mesurer avec ceux qui ont toujours été enchaînés, et cela dans le moment même où sa vue est brouillée, avant que ses yeux se soient accoutumés à l’obscurité (ce qui demande un temps considérable), ne prêterait-il pas à rire, et ne dirait-on pas à son sujet qu’en étant monté là-haut il en est revenu avec la vue gâtée, et que cela ne valait vraiment pas la peine de tenter seulement cette ascension ? Et celui qui entreprendrait de libérer les prisonniers et de les conduire vers le haut, à supposer qu’ils puissent mettre la main sur lui et le tuer, ne le tueraient-ils pas ?
-- Ils le tueront certainement. ”



PLATON, Gorgias : Socrate et la lyre
Plutôt penser juste seul contre tous que d’être en désaccord avec soi

"Or, je pense, moi, excellent ami, que mieux vaudrait pour moi avoir une lyre mal accordée et dissonante, diriger un chœur discordant et me trouver en opposition et en contradiction avec la plupart des hommes que d’être seul en désaccord avec moi-même et de me contredire"


DESCARTES, Discours de la méthode, Les règles de la méthode
Il faut s’imposer une discipline intellectuelle pour penser sans croire

“  … Au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j’aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer.
Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle; c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute.
Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour mieux les résoudre.
Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés, et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.




Henri BERGSON
L'artiste incarne le modèle de la pensée libre, créatrice.

 “ Qu’est-ce que l’artiste ? C’est un homme qui voit mieux que les autres car il regarde la réalité nue et sans voiles. Voir avec des yeux de peintre, c’est voir mieux que le commun des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d’habitude, nous ne le voyons pas, parce que ce que nous voyons, ce sont des conventions interposées entre l’objet et nous ; ce que nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l’objet et de le distinguer pratiquement d’un autre, pour la commodité de la vie. Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l’usage pratique et les commodités de la vie et s’efforcera de voir directement la réalité même, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste ”

"Qu’arrive-t-il quand une de nos actions cesse d’être spontanée pour devenir automatique ? La conscience s’en retire. Dans l’apprentissage d’un exercice, par exemple, nous commençons par être conscients de chacun des mouvements que nous exécutons, parce qu’il vient de nous, parce qu’il résulte d’une décision et implique un choix, puis, à mesure que ces mouvements s’enchaînent davantage entre eux et se déterminent plus mécaniquement les uns des autres, nous dispensant ainsi de nous décider et de choisir, la conscience que nous en avons diminue et disparaît. Quels sont, d’autre part, les moments où notre conscience atteint le plus de vivacité ? Ne sont-ce pas les moments de crise intérieure, où nous hésitons entre deux ou plusieurs partis à prendre, où nous sentons que notre avenir sera ce que nous l’aurons fait ? Les variations d’intensité de notre conscience semblent donc bien correspondre à la somme plus ou moins considérable de choix ou, si vous voulez, de création, que nous distribuons sur notre conduite. Tout porte à croire qu’il en est ainsi de la conscience en général. Si conscience signifie mémoire et anticipation, c’est que conscience est synonyme de choix." (Conscience et vie)

"À quoi vise l'art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l'esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience? Le poète et le romancier qui expriment un état d'âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n'observions en nous, jusqu'à un certain point, ce qu'ils nous disent d'autrui. Au fur et à mesure qu'ils nous parlent, des nuances d'émotion et de pensée nous apparaissent, qui pouvaient être représentés en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle l'image photographique qui n'a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. Mais nulle part la fonction de l'artiste ne se montre aussi clairement que dans celui des arts qui fait la plus large place à l'imitation, je veux dire la peinture ; les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas. - Dira-t-on qu'ils n'ont pas vu, mais créé, qu'ils nous ont livré des produits de leur imagination, que nous adoptons leurs inventions parce qu'elles nous plaisent, et que nous nous amusons simplement à regarder la nature à travers l'image que les grands peintres nous en ont tracée ? - C'est vrai dans une certaine mesure; mais, s'il en était uniquement ainsi, pourquoi dirions-nous de certaines oeuvres - celles des maîtres - qu'elles sont vraies? Où serait la différence entre le grand art et la pure fantaisie? Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que si nous les acceptons et les admirons, c'est que nous avions déjà perçu quelque chose de ce qu'ils nous montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir. C'était, pour nous, une vision brillante et évanouissante, perdue dans la foule de ces visions également brillantes, également évanouissantes, qui se recouvrent dans notre expérience comme des dissolving views et qui constituent par leur interférence réciproque, la vision pâle et décolorée que nous avons habituellement des choses. Le peintre l'a isolée ; il l'a si bien fixée sur la toile que, désormais, nous ne pourrons nous empêcher d'apercevoir dans la réalité ce qu'il y a vu lui-même".(Matière et mémoire)

« Radicale est la différence entre la conscience de l’animal, même le plus intelligent, et la conscience humaine. Car la conscience correspond exactement à la puissance de choix dont l’être vivant dispose ; elle est coextensive à la frange d’action possible qui entoure l’action réelle : conscience est synonyme d’invention et de liberté. Or, chez l’animal, l’invention n’est jamais qu’une variation sur le thème de la routine. Enfermé dans les habitudes de l’espèce, il arrivera sans doute à les élargir par son initiative individuelle ; mais il n’échappe à l’automatisme que pour un instant, juste le temps de créer un automatisme nouveau : les portes de sa prison se referment aussitôt ouvertes ; en tirant sur sa chaîne il ne réussit qu’à l’allonger. Avec l’homme, la conscience brise la chaîne. Chez l’homme, et chez l’homme seulement, elle se libère. » (Evolution créatrice.)

« Si je parcours des yeux une route tracée sur la carte, rien ne m’empêche de rebrousser chemin et de chercher si elle bifurque par endroits. Mais le temps n’est pas une ligne sur laquelle on repasse. Certes, une fois qu’il est écoulé, nous avons le droit de nous en représenter les moments successifs comme extérieurs les uns aux autres, et de penser ainsi à une ligne qui traverse l’espace ; mais il demeurera entendu que cette ligne symbolise, non pas le temps qui s’écoule, mais le temps écoulé. C’est ce que défenseurs et adversaires du libre arbitre oublient également - les premiers quand ils affirment et les autres quand ils nient la possibilité d’agir autrement qu’on a fait. Les premiers raisonnent ainsi : « Le chemin n’est pas encore tracé, donc il peut prendre une direction quelconque. » A quoi l’on répondra : « Vous oubliez que l’on ne pourra parler de chemin qu’une fois l’action accomplie ; mais alors il aura été tracé. » - Les autres disent : « Le chemin a été tracé ainsi ; donc sa direction possible n’était pas une direction quelconque, mais bien cette direction même. » A quoi l’on répliquera : « Avant que le chemin fût tracé, il n’y avait pas de direction possible ni impossible, par la raison fort simple qu’il ne pouvait encore être question de chemin. » - Faites abstraction de ce symbolisme grossier, dont l’idée vous obsède à votre insu ; vous verrez que l’argumentation des déterministes revêt cette forme puérile : « L’acte, une fois accompli, est accompli » ; et que leurs adversaires répondent : « L’acte, avant d’être accompli, ne l’était pas encore. » En d’autres termes, la question de la liberté sort intacte de cette discussion ; et cela se comprend sans peine, puisqu’il faut chercher la liberté dans une certaine nuance ou qualité de l’action même, et non dans un rapport de cet acte avec ce qu’il n’est pas ou avec ce qu’il aurait pu être. Toute l’obscurité vient de ce que les uns et les autres se représentent la délibération sous forme d’oscillation dans l’espace, alors qu’elle consiste en un progrès dynamique où le moi et les motifs eux-mêmes sont dans un continuel devenir, comme de véritables êtres vivants. Le moi, infaillible dans ses constatations immédiates, se sent libre et le déclare ; mais dès qu’il cherche à s’expliquer sa liberté, il ne s’aperçoit plus que par une espèce de réfraction à travers l’espace. De là un symbolisme de réfraction à travers l’espace. De là un symbolisme de nature mécaniste, également impropre à prouver la thèse du libre arbitre, à la faire comprendre, et à la réfuter. » (Essai sur les données immédiates de la conscience.)

Vous pouvez trouver d'autres textes de Bergson sur la liberté ici. Il me semble que c’est une bonne piste de travailler l’exemple des artistes !




Si cela vous intéresse on peut aussi cibler un peu notre réflexion sur la laïcité : des lois encadrent l'expression religieuse en France : il y a un cadre, au nom de la liberté de penser, mais il est souvent ressenti comme une contrainte.


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