Atelier Philo #40 - La naissance est-elle un véritable commencement? (lundi 30 juin 2025)... page en construction...

Elliott Erwitt, New York



Ma naissance : l'événement primordial de ma vie ou la reconstruction de mon origine impossible à assigner? 



Qu'est-ce que cela me dit de moi-même quand je dis "je suis né" ou quand j'entends "tu es né"? 

(bilan des 3 premiers ateliers de l'année)


Dans le premier atelier, on avait défini la naissance comme le fait de venir au monde, comme passer de "être caché" à "apparaître" : naître serait donc se manifester alors qu'on était déjà là, au moins en promesse. Si la naissance est l'événement primordial au cours d'une vie individuelle, devons-nous la considérer comme un commencement absolu pour nous et nos parents?
Pour rappel, la 1ère définition du dictionnaire est "commencer à exister", et plus loin "apparaître, se montrer".


Olivier ABEL, dans son article "la grâce d'être né" (à lire ici... plus tard, le site semble indisponible pour le moment) décrit la naissance comme le fait pour un être caché de se montrer. Il y a donc bien une discontinuité mais pas apparition ex nihilo.
Pour autant, naître, c'est bien pour les mammifère, comme le dit Bruno CARBONNE dans la table ronde indiquée à la première séance, changer de monde, passer d'un monde aquatique à un monde aérien; ajoutons : d'un monde fermé à un monde ouvert, dans lequel nous avons la liberté d'agir, de faire des rencontres, de nous définir...
Ici, nous pouvons repenser à tout ce qu'on a dit dans le 2e atelier avec Hannah ARENDT, et le sens non pas seulement individuel mais aussi politique de la naissance pour les hommes.


Quand commence la vie d'un enfant, d'un point de vue objectif : à la naissance, à un certain degré de maturation de l'embryon, à la certitude de la grossesse, à la conception, au désir d'enfant, à la rencontre? Si un enfant a été attendu longtemps, le désir fait-il de lui ce qu'il est, ou seulement la possibilité de son existence?
C'est l'histoire des contes de fées, qui commencent par le récit de la naissance, incluant l'attente aussi : Raiponce, ou Blanche Neige par exemple.


Et pour nous, en tant que sujets, quel est notre véritable début dans la vie : l'accouchement, les premiers souvenirs, la première décision, la crise d'adolescence, le départ du nid familial?


On peut ré écouter Claire MARIN, sur son livre Les Débuts, en version courte (15 min, sur France Inter ici), moyenne avec Raphael Dupin (inégale, car il n'est pas très renseigné je trouve, ici) ou plus longue beaucoup plus intéressante (une heure en forme de questions réponses, à l'Institut d'études Avancées de Nantes en 2024 ici)... je m'en inspire pour ce qui suit : 
Son titre complet  "par où recommencer", nous rappelle que tout commencement est toujours une répétition d'un commencement; lorsque je nais, ma naissance s'inscrit dans l'histoire de toutes les autres naissances, et dans un monde déjà peuplé, avec une dette vis-à-vis de tous ceux qui ont permis ma naissance. On peut entrer dans la ronde et voir quelles variations on peut apporter ou se sentir asphyxié!

Elle propose de distinguer 3 points de départ dans le temps.
- "le début"  : coup de départ, début de partie, bal des débutantes, l'état du "débutant"; "les débuts" ont une connotation intime.
- "le commencement" : plus lent, plus progressif, peut-être plus souterrain.
- et "la première fois"  : qui va être suivie par d'autres, et qui peut être reconstituée rétrospectivement; elle peut être attendue, et rythmée par un agenda, des rituels, un ordre social...

En tant que nous avons une conscience et la notion du temps, la faculté de parler, nous faisons le récit, ou peut-être le roman de notre vie. N'ayant pas de mémoire parfaite, nous recomposons nécessairement notre passé, en particulier celui dont nous ne pouvons pas nous souvenir. Claire Marin en parle, en citant Bergson (sur la mémoire) et Ricoeur (le "je" est narratif). 

En philosophie, on distingue plusieurs façon de commencer quelque chose. Les philosophes (masculins) ont plutôt abordé la question de façon métaphysique, en ajoutant une teneur logique, causale...
Voici une esquisse de distinction
- l'origine : le point de départ d'un phénomène, la première apparition; l'origine est première, d'un point de vue surtout chronologique, elle appartient à la réalité historique ou mythologique. Elle se distingue du commencement ou du début, qui sont eux, seulement chronologiques, au sens où l'origine, en un sens, contient ce qui va suivre, est la cause de ce qui va se dérouler ensuite; c'est en ce sens qu'on peut parler de l'origine de la démocratie ou de la géométrie en Grèce, des origines de quelqu'un, des origines d'un conflit. L'origine peut faire partie d'un récit en partie mythologique.
- la cause : s'entend au sens scientifique; c'est un phénomène qui en précède un autre et le provoque nécessairement. La cause est ce qui entraine des conséquences ou des effets, elle existe dans la réalité (enfin certains philosophes comme Hume et Nietzsche disent que c'est notre esprit qui projette son besoin de logique dans le réel). Dans la cause, il n'y a pas la dimension de signification de l'origine; il y a l'affirmation d'une forme de déterminisme (les mêmes causes provoquent toujours les mêmes effets).
- le principe : le principe désigne une origine absolue, la raison d'être d'une chose. IL existe pour la pensée. Il est premier dans les deux sens : ce qui arrive en premier (first en anglais), et ce qui prime(prime en anglais).
- le fondement : il sert de base, de principe, de légitimation à quelque chose; c'est ce sur quoi repose quelque chose, comme les fondations d'une maison (Descartes utilise cette métaphore quand il cherche le fondement des connaissances); Kant cherche les fondements de la morale. Le fondement appartient à la pensée : il est logique, moral ou juridique.
Rousseau quant à lui s'interroge sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes : à la recherche, d'une part, de ce qui, historiquement a conduit à une inégalité de fait entre les hommes, c'est-à-dire l'origine comme ce qui donne lieu à quelque chose; et d'autre part d'une possible légitimation anthropologique de ces inégalités, c'est-à-dire le fondement, comme ce qui justifie quelque chose. Parfois le récit d'une origine peut servir de fondement (on parle d'un mythe fondateur, par exemple la fondation de Rome par Romulus et Rémus, ou chez nous "nos ancêtres les Gaulois). Pour donner un exemple de l'ordre des émotions, il peut arriver qu'une peur ait une origine sans être fondée.


== Quel mot allons-nous choisir pour désigner la naissance, notre naissance, celle de nos enfants? 


Renaître ou maturer? 

(retour sur le 4e atelier)



Si Hannah ARENDT définit la liberté humaine comme la capacité à faire surgir de l'inattendu, c'est bien une façon de dire qu'avec chaque homme commence potentiellement quelque chose d'absolument nouveau. Cela signifie que chacun est appelé à renaître ou se faire naître tout au long de sa vie.

== dans quelle mesure sommes-nous les auteurs de ces renaissances?

Quant aux renaissances qui ponctuent notre vie après la naissance, marquent-elles des tournants radicaux dans une existence ou sont-elles précédées de changements souterrains, plus ou moins volontaires?

On a oublié de parler de la "Renaissance"! Les artistes et les penseurs de la Renaissance n'ont pas prétendu tout inventer, ils ont voulu retrouver un élan créateur à la source de l'Antiquité, par delà la sclérose du Moyen Age et de la scolastique. A travers leur démarche, on a l'expression d'une volonté de se choisir en choisissant une origine à faire revivre.. : choisir un héritage pour en rejeter un autre. Cette origine permet de stabiliser un peu notre identité en la rattachant à un élan initial.

== Avons-nous notre mot à dire dans la définition de nos "ancêtres", biologiques ou spirituels, et dans la façon dont nous nous rapportons à eux?



Claire Marin (toujours elle!) rappelle le besoin que nous avons de commencer, recommencer au cours de notre vie, pour échapper à la fatigue ou l'ennui d'être soi, et aller voir ailleurs si on y est. Commencer une nouvelle activité professionnelle, artistique ou sportive, par exemple, même si on sait qu'il est trop tard pour espérer la maîtriser, signifie peut-être cette envie d'échapper à un soi qui est toujours le même, le plaisir de se découvrir un peu autre. Elle l'explique par exemple dans l'entretien avec Raphael Dupin à la librairie Mollinat en 2024 ici.

Dans les dernière lignes d'un entretien publié dans La Croix avec Marine Lamoureux en 2023 (pour les abonnés, lecture ici), intitulé "Dans la (re)naissance, il y a toujours une rencontre", Claire MARIN rappelle aussi que nous subissons une injonction à toujours nous renouveler alors que les maturations sont lentes....
D'un autre côté, commencer en permanence de nouvelles activités ou des nouvelles amours est plus de l'éparpillement que de l'épanouissement, le renouveau permanent serait alors plus vertige qu'élan.
Dans l'échange à Nantes, elle insiste aussi sur les bifurcations qui se présentent dans notre vie, et qui font qu'on s'engage dans tel parcours universitaire, telle relation, l'écriture de tel livre, laissant d'autres possibles à l'état de d'ébauche non aboutie ou de brouillon.

Dans les deux longues émissions et dans son livre, Claire Marin cite Gilles DELEUZE qui affirme "il faut commencer par le milieu"  même quand on début quelque chose, on arrive dans une situation qui est déjà installée, il faut se faire sa place. Frédéric WORMS s'est essayé à l'interprétation de la citation célèbre en 3 min dans "Le pourquoi du comment" sur France Culture en décembre 2022 (ici)


Faut-il aller jusqu'à l'idée que nous sommes tout le temps en train de nous métamorphoser et que, selon la formule de Paul ELUARD, plusieurs fois citée par Claire Marin "nous vivons dans l'oubli de nos métamorphoses"?

Nous vivons dans l'oubli de nos métamorphoses
Le jour est paresseux mais la nuit est active
Un bol d'air à midi la nuit le filtre et l'use
La nuit ne laisse pas de poussière sur nous

Mais cet écho qui roule tout le long du jour
Cet écho hors du temps d'angoisse ou de caresses
Cet enchaînement brut des mondes insipides
Et des mondes sensibles son soleil est double

Sommes-nous près ou loin de notre conscience
Où sont nos bornes nos racines notre but
Le long plaisir pourtant de nos métamorphoses
Squelettes s'animant dans les murs pourrissants

Les rendez-vous donnés aux formes insensées
À la chair ingénieuse aux aveugles voyants
Les rendez-vous donnés par la face au profil
Par la souffrance à la santé par la lumière

À la forêt par la montagne à la vallée
Par la mine à la fleur par la perle au soleil
Nous sommes corps à corps nous sommes terre à terre
Nous naissons de partout nous sommes sans limites
in Le dur désir de durer, 1946,
Œuvres complètes t.II © Gallimard, La Pléiade, p.83





La vie : naissances ou métamorphoses?


Elargissant la perspective à tous les vivants, les naissances semblent plutôt s'inscrire dans le continuum de la vie, dans lequel "rien ne se crée, rien ne se part, tout se transforme" comme le dit Lavoisier

Carole WIDMEIER dans Naître et renaître (dirigé par Claire Marin et Frédéric Worms) : la naissance comme événement se détache par opposition au processus de vie (p. 48); si zoé participe au cycle de la nature, la bios relève d'une temporalité linéaire et fait l'objet d'un récit (p. 49); Hannah Arendt, qui insiste sur la bios, a été influencée par le Messie de Haendel et la Cité de Dieu de saint Augustin (XII, 20) : "Afin que le commencement fût, l'homme a été créé, avant qui nul n'était".

Du côté de la zoé....
Plus largement, pour un vivant, n'importe lequel, être vivant, c'est "persévérer dans son être" selon la formule de SPINOZA, dans l'élan, au sens d'être toujours au-delà de soi, être en mouvement, et être pris dans un mouvement qui nous dépasse, dans l'interaction avec ce que DELEUZE appelle ensuite des "agencements".
Pour les hommes et mammifères : la naissance nous fait passer du monde aquatique vers monde aérien, mais pour insectes, reptiles... il y a des métamorphoses, puis des mues.

A l'opposé, du côté de la bios...
On voit bien le besoin d'assigner un début, la naissance de l'humanité, qu'il s'agisse d'un récit religieux, ou bien de des "premiers hommes" dont la découverte scientifique paraît fondamentale. Cf. étonnement quand on constate que nous sommes issus d'un mélange de sapiens et néanderthal!
Le Déluge. Dans cet épisode de "L'histoire fait dates" (sur Arte.tv, 20 min, ici), Patrick BOUCHERON raconte l'histoire du Déluge, présente non seulement dans la Genèse mais aussi dans le Coran et dans l'épopée de Gilgamesh (récit de Mésopotamie, datant du 18e ou 17e s. av. JC). Il y avait un monde de monstres où tout était mélangé et où les êtres vivaient très longtemps, et puis Dieu a voulu effacer la méchanceté créée et tout recommencer à partir d'un homme et son arche; "la fin du monde a déjà eu lieu... elle n'est donc ni fatale ni inéluctable, elle peut avoir lieu à nouveau, nous vivons dans un recommencement, et dans la menace d'un recommencement de la catastrophe". L'arc en ciel à interpréter comme signe d'alliance ou comme rappel que cela peut recommencer???


== Est-ce que c'est vraiment in-humain ou non-humain de sentir, de percevoir notre inscription dans ce flux ininterrompu de métamorphoses qu'est la vie biologique?





A l'époque des Lumières, une autre période de renaissance, c'est avec Denis DIDEROT que s'exprime  le plus nettement la formulation philosophique des intuitions biologiques qui se développement à son époque.
En particulier dans Entretien avec d'Alembert - on a fait une émission du Thé avec Pythagore avec Emmanuelle en janvier 2025 (à réécouter ici), ou si vous préférez France Culture, le texte est présenté dans les Chemins de la philosophie , à écouter ici
Il s'interroge : quand commence la vie de d'Alembert???  et mort... tout n'est que organisation, désorganisation, réorganisation; qu'est-ce que l'individu???
N'y aurait -t-il pas une continuité entre la matière inerte, la matière vivant, et la matière pensante?  :  

"Dans cet Entretien, le premier des trois dialogues imaginaires qui composent le Rêve de d’Alembert, les fondateurs de l’Encyclopédie, d’Alembert le scientifique et Diderot le philosophe, discutent l’hypothèse audacieuse, avancée par Diderot, d’un monde créé sans créateur, d’une « chaîne des êtres » constituée d’une même matière en mouvement, sensible et plurielle.

D’ALEMBERT. — J’avoue qu’un Être qui existe quelque part et qui ne correspond à aucun point de l’espace ; un Être qui est inétendu et qui occupe de l’étendue ; qui est tout entier sous chaque partie de cette étendue ; qui diffère essentiellement de la matière et qui lui est uni ; qui la suit et qui la meut sans se mouvoir ; qui agit sur elle et qui en subit toutes les vicissitudes ; un Être dont je n’ai pas la moindre idée ; un Être d’une nature aussi contradictoire est difficile à admettre. Mais d’autres obscurités attendent celui qui le rejette ; car enfin cette sensibilité que vous lui substituez, si c’est une qualité générale et essentielle de la matière, il faut que la pierre sente.                                                                                                                                                                                                                            DIDEROT. — Pourquoi non ?
D’ALEMBERT. — Cela est dur à croire.
DIDEROT. — Oui, pour celui qui la coupe, la taille, la broie et qui ne l’entend pas crier.
D’ALEMBERT. — Je voudrais bien que vous me disiez quelle différence vous mettez entre l’homme et la statue, entre le marbre et la chair.
DIDEROT. — Assez peu. On fait du marbre avec de la chair, et de la chair avec du marbre.
D’ALEMBERT. — Mais l’un n’est pas l’autre.
DIDEROT. — Comme ce que vous appelez la force vive n’est pas la force morte.
D’ALEMBERT. — Je ne vous entends pas.
DIDEROT. — Je m’explique. Le transport d’un corps d’un lieu dans un autre n’est pas le mouvement, ce n’en est que l’effet. Le mouvement est également et dans le corps transféré et dans le corps immobile.
D’ALEMBERT. — Cette façon de voir est nouvelle.
DIDEROT. — Elle n’en est pas moins vraie. Ôtez l’obstacle qui s’oppose au transport local du corps immobile, et il sera transféré. Supprimez par une raréfaction subite l’air qui environne cet énorme tronc de chêne, et l’eau qu’il contient, entrant tout à coup en expansion, le dispersera en cent mille éclats. J’en dis autant de votre propre corps.
D’ALEMBERT. — Soit. Mais quel rapport y a-t-il entre le mouvement et la sensibilité ? Serait-ce par hasard que vous reconnaîtriez une sensibilité active et une sensibilité inerte, comme il y a une force vive et une force morte ? Une force vive qui se manifeste par la translation, une force morte qui se manifeste par la pression ; une sensibilité active qui se caractérise par certaines actions remarquables dans l’animal et peut-être dans la plante ; et une sensibilité inerte dont on serait assuré par le passage à l’état de sensibilité active.
DIDEROT. — À merveille. Vous l’avez dit.
D’ALEMBERT. — Ainsi la statue n’a qu’une sensibilité inerte ; et l’homme, l’animal, la plante même peut-être, sont doués d’une sensibilité active.
DIDEROT. — Il y a sans doute cette différence entre le bloc de marbre et le tissu de chair ; mais vous concevez bien que ce n’est pas la seule.
D’ALEMBERT. — Assurément. Quelque ressemblance qu’il y ait entre la forme extérieure de l’homme et de la statue, il n’y a point de rapport entre leur organisation intérieure. Le ciseau du plus habile statuaire ne fait pas même un épiderme. Mais il y a un procédé fort simple pour faire passer une force morte à l’état de force vive ; c’est une expérience qui se répète sous nos yeux cent fois par jour ; au lieu que je ne vois pas trop comment on fait passer un corps de l’état de sensibilité inerte à l’état de sensibilité active.
DIDEROT. — C’est que vous ne voulez pas le voir. C’est un phénomène aussi commun."

(source ici, extrait plus long ici)

Suite à l'Entretien, D'Alembert fait un rêve délirant.. Dans Le Rêve de d'Alembert, Diderot lui fait déclarer  : "Tous les êtres circulent les uns dans les autres". Il poursuit : “Tout est un flux perpétuel, tout animal est plus ou moins homme, tout minéral est plus ou moins une plante, toute plante est plus ou moins animale, il n’y a rien de précis dans la nature”
Voir Chemins de la philosophie ici.



On pourrait aussi évoquer Friedrich NIETZSCHE (mais pour cette fois je renonce par nécessité de faire un choix), qui a cherché à critique la notion d'individu, de volonté consciente et de libre arbitre, tout comme celle d'un temps linéaire.



J'aimerais qu'on explore un peu, pour élargir notre horizon, une perspective orientale. Se pourrait-il que l'idée d'un "individu", qui se détache par sa vie entre sa naissance et sa mort, soit une fabrication de l'esprit, artificielle et trompeuse?
Je propose de cheminer avec ZHUANGZI ou TCHOUANG-TSEU (deux transcriptions différentes du chinois). En réalité cela signifie "Maitre Zhuang" ou "Maitre Tchouang", c'est un livre qu'on attribue à Zhuangzi (dont le vrai nom est Zhouang Zhou), donc Zhuangzi désigne l'auteur  et le Zhuangzi le livre qui est son enseignement. Zhuangzi a vécu de -369 à -286, et fait partie des fondateurs du taoïsme (voie du Tao ou Dao - l'autre est Lao-Tseu ou Laozi).Le texte est disponible en version intégrale sur Wikisource, dans une traduction de 1913 par Léon Wieger, ici; plusieurs extraits intéressants sur une site personnel Cautre L'autre (ici)


Jean-François BILLETER me semble simple pour aider à entrer dans la compréhension de cire auteur (simple dans le sens où il nous emmène de façon claire et modeste, avec sa réflexion sur la traduction, sa position assumée, et un choix de textes qui sont inspirants et stimulants pour la pensée). Je viens de finir Leçons sur Tchouang-Tseu, publées en 2023 aux Editions Allia, qui me semble une excellente introduction. 
Dans le dernier chapitre, il oppose 
- la tradition cartésienne dualiste, qui sépare le corps de l'esprit, les objets des sujets conscients, le monde des individus qui l'habitent et y agissent, 
- à la perspective dans lequel "ce que nous appelons le sujet oui a subjectivité  y apparaît comme un va-et-vient entre le vide et les choses. De ces deux termes, c'est le premier - le vide ou la confusion - qui est considéré comme fondamental. C'est par ce vide que nous avons la capacité, essentielle, de changer, de nous renouveler, de redéfinir (quand c'est nécessaire) notre rapport à nous-mêmes, aux autres et aux choses. C'est de lui que nous tenons la faculté de donner des significations, de signifier." (p. 141)

Voici donc une sélection de vidéos de JF BILLETER (je n'ai pas encore eu le temps de les visionner) : 
 "Notes sur le Tchouang Tseu" ici.
- "Le propre du sujet" ici
- France Culture, "une vie une oeuvre", émission du 7 Nov 2004 ici

Selon son interprétation, la "voie du tao" ne doit pas s'entendre seulement de façon cosmique. Il s'agit surtout de comprendre par le corps, par l'attention mais non par l'esprit ou la conscience. " Le paradigme de  Tchouang-Tseu acquiert une dimension supplémentaire quand nous nous apercevons que le lieu du vide, ou de la confusion, n'est autre que le corps - à la condition d'entendre par là, non le corps objet ou la machine de Descartes, mais, selon ma proposition, l'ensemble des facultés, des ressources et des forces, connues et inconnues, que nous avons à notre disposition ou qui nous déterminent. Cela, Tchouang-Tseu ne le dit pas, du moins pas dans ces termes, mais le montre. De vingt façons différentes et souvent de manière déconcertante, il nous fait comprendre que c'est en laissant agir le corps, ainsi conçu, que nous pouvons assurer notre autonomie. Cet enseignement est paradoxal pour nous qui sommes tellement accoutumés à chercher l'autonomie dans la maîtrise consciente de nos actes" (p. 142).

Le livre s'ouvre sur la métamorphose fantastique du K'ouen en P'eng, qui inaugure le cycle des transformations de la vie : 
"Il est dans les brumes de l’océan Septentrional un immense poisson, long de je ne sais combien de milliers de lieues, nommé K’ouen. Le K’ouen se métamorphose en un oiseau appelé P’eng, dont le dos mesure des milliers et des milliers de lieues. Le P’eng, dans un élan furieux, prend son essor, déployant des ailes plus vastes que les nuages qui flottent dans le firmament. Profitant de la marée, il s’élance pour migrer jusqu’aux confins de l’océan Méridional ― l’Étang Céleste." (source  https://journals.openedition.org/ideo/1386)


Plusieurs passages, concernant la mort, nous permettent aussi de relativiser, ou diluer le moment de la naissance : 
"Lorsque la femme de Tchouang Tseu mourut, et que Houei Che vint présenter ses condoléances, Tchouang-Tseu était assis par terre les jambes écartées et chantait en tambourinant sur une jarre.
Houei Che lui dit : "Elle a été votre compagne, elle a élevé vos enfants, elle a vieilli avec vous. Il serait déjà choquant que vous ne pleuriez pas sa mort. Mais que vous chantiez en vous accompagnant sur une jarre, cela passe la mesure!"
Tchouang-Tseu répondit : "Nullement. Lorsqu'elle est morte, croyez-vous donc que j'en ai pas été affligé. Mais je me suis rendu compte qu'il fut un temps où sa vie n'était pas encore, où même aucun souffle ne s'était manifesté; que quelque chose qui a avait d'abord existé dans l'indistinction première s'était transformé en souffle, que ce souffle s'était transformé et avait pris forme, que cette forme s'était transformée et avait donné lieu à la vie et que maintenant, par une nouvelle transformation elle avait passé dans la mort, exactement comme se suivent les quatre saisons, le printemps et l'automne, l'hiver et l'été. Elle repose en paix dans un caveau immense et moi, je sanglotais bruyamment auprès d'elle. Je me suis aperçu que c'était ne rien comprendre à la nécessité et je me suis arrêté." (ch. XVIII, La joie suprême)

Même chose ch VI, dans lequel la mort est décrite comme une désintégration fantastique et burlesque : 4 amis assistent à la mort du 5e, dont tous les membres et les orifices de mélangent; il revient au chaos primitif... dont il était venu.

Pour comprendre les progrès qui pourraient être les nôtres, un long récit que je viens de découvrir, et dont Billeter dit qu'il n'est pas très connu, et qui s'ouvre sur une dimension esthétique avec la musique.
"Pei-men Tch'eng interrogeait l'Empereur Jaune. Vous entendant jouer de la musique de Sien-tch'e au milieu de la nature sauvage, lui dit-il, j'ai d'abord été saisi d'effroi, puis je me suis senti défait, à la fin j'étais égaré, désemparé, incapable de me ressaisir."
« C’est ce que tu devais ressentir, répondit l’Empereur Jaune. Car, bien que jouant de manière toute humaine, j’ai tout de suite réglé mon jeu sur l’action du Ciel ; j’ai tout de suite puisé dans l’énergie pure. Sous mes doigts, les saisons alternaient, les êtres naissaient et mouraient, l’épanouissement entraînait le déclin et le déclin l’épanouissement, le déploiement des formes amenait leur destruction et cette destruction leur redéploiement. J’alternais les timbres purs et impurs ; les sons coulaient, s’étendaient ; je réveillais les animaux hibernants comme le font le tonnerre et la foudre au printemps. J’achevais sans conclure, j’ouvrais sans ouverture, ma musique mourait et renaissait, tombait et reprenait son essor, constante seulement dans ses infinies métamorphoses et constamment imprévisible. Tu ne pouvais qu’être saisi d’effroi.
J’ai ensuite joué de l’équilibre du yin et du yang, de la splendeur combinée du soleil et de la lune. Mêlant les longues et les brèves, les douces et les fortes, j’ai unifié les métamorphoses, mais sans jamais me lier. S’il y avait vallée,  je remplissais la vallée ; s’il y avait ravin, je m’insinuais dans le ravin. Je ne laissais intervenir ni mes sens, ni mon esprit et me coulais ainsi dans les choses. Sous le charme de mes mélodies et de mes rythmes, les esprits se terraient dans l’obscurité et les astres suivaient leur cours au plus juste. Je m’arrêtais aux limites du fini, mais ma musique déroulait à l’infini ses effets. C’est en vain que tu cherchais à comprendre, que tu cherchais à voir, que tu cherchais à suivre. Tu étais là, confondu, sur une voie qui ne menait nulle part. Tu avais l’esprit limité par ce que tu cherchais à comprendre, la vue bornée par ce que tu cherchais à voir et tes efforts n’allaient pas au-delà de ce que tu poursuivais toi-même, de sorte que tu n’avais aucune chance de me rejoindre. Ton corps a cependant commencé à se dissoudre et tu t’es mis à épouser le mouvement. C’est pour cela que tu t’es senti défait. Puis j’ai aboli toute inertie, j’ai laissé aller les rythmes. Il y eut comme un surgissement primitif, une polyphonie sans forme, un déploiement continu sortant d’une obscurité silencieuse. Cela se mouvait dans l’illimité tout en se maintenant dans un abîme ombreux. On eût dit la mort, on eût dit la vie. Cela semblait devenir fruit, puis finir en fleur – allant, coulant, s’épandant, se déplaçant en dehors de toute norme. Les esprits communs reprochent au Sage ce jeu qui les déroute. Car le Sage entre dans les mouvements de la nature et leur obéit tout entier. Il ne laisse pas son esprit s’échapper, ni ses sens s’égarer. Il ne dit pas un mot mais, dans son for intérieur, il exulte. 

Tu as voulu m’écouter, mais ma musique ne t’a offert aucune prise et tu ne pouvais donc que te sentir perdu.

Par la musique, j’ai commencé par te jeter dans l’effroi, et tu t’es cru la victime de quelque maléfice. J’ai relâché mon jeu, et tu as commencé à perdre pied. J’ai joué l’égarement et tu as sombré dans l’abêtissement. Par cet abêtissement, tu as rejoint la Grande activité. C’est en se laissant porter qu’on entre dans la Grande activité.(tao) » (chapitre XVI, "Le ciel tourne")



Sur l'activité, le cuisinier et la découpe du boeuf (Ch. III, "Nourrir en soi la vie, Billeter p. 15); le charron - artisan spécialiste du bois et du métal (Ch. XIII, "La voix du ciel", Billeter p. 21), et du nageur (CH. XIX, "Comprendre la vie", Billeter p. 28) sont à méditer....








 



















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Lien avec TCHOUANG TSEU; ce qui se montre et ce qui ne se voit pas; les changements imperceptibles; BERGSON la durée et la liberté (+ rôle des habitudes : Marin / Ricoeur)




Claire Marin les débuts : 

chapitre juste avant "je suis né" : elle explore le "je"...







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