Elargissant la perspective à tous les vivants, les naissances semblent plutôt s'inscrire dans le continuum de la vie, dans lequel "rien ne se crée, rien ne se part, tout se transforme" comme le dit Lavoisier
Carole WIDMEIER dans Naître et renaître (dirigé par Claire Marin et Frédéric Worms) : la naissance comme événement se détache par opposition au processus de vie (p. 48); si zoé participe au cycle de la nature, la bios relève d'une temporalité linéaire et fait l'objet d'un récit (p. 49); Hannah Arendt, qui insiste sur la bios, a été influencée par le Messie de Haendel et la Cité de Dieu de saint Augustin (XII, 20) : "Afin que le commencement fût, l'homme a été créé, avant qui nul n'était".
Du côté de la zoé....
Plus largement, pour un vivant, n'importe lequel, être vivant, c'est "persévérer dans son être" selon la formule de SPINOZA, dans l'élan, au sens d'être toujours au-delà de soi, être en mouvement, et être pris dans un mouvement qui nous dépasse, dans l'interaction avec ce que DELEUZE appelle ensuite des "agencements".
Pour les hommes et mammifères : la naissance nous fait passer du monde aquatique vers monde aérien, mais pour insectes, reptiles... il y a des métamorphoses, puis des mues.
A l'opposé, du côté de la bios...
On voit bien le besoin d'assigner un début, la naissance de l'humanité, qu'il s'agisse d'un récit religieux, ou bien de des "premiers hommes" dont la découverte scientifique paraît fondamentale. Cf. étonnement quand on constate que nous sommes issus d'un mélange de sapiens et néanderthal!
Le Déluge. Dans cet épisode de "L'histoire fait dates" (sur Arte.tv, 20 min, ici), Patrick BOUCHERON raconte l'histoire du Déluge, présente non seulement dans la Genèse mais aussi dans le Coran et dans l'épopée de Gilgamesh (récit de Mésopotamie, datant du 18e ou 17e s. av. JC). Il y avait un monde de monstres où tout était mélangé et où les êtres vivaient très longtemps, et puis Dieu a voulu effacer la méchanceté créée et tout recommencer à partir d'un homme et son arche; "la fin du monde a déjà eu lieu... elle n'est donc ni fatale ni inéluctable, elle peut avoir lieu à nouveau, nous vivons dans un recommencement, et dans la menace d'un recommencement de la catastrophe". L'arc en ciel à interpréter comme signe d'alliance ou comme rappel que cela peut recommencer???
== Est-ce que c'est vraiment in-humain ou non-humain de sentir, de percevoir notre inscription dans ce flux ininterrompu de métamorphoses qu'est la vie biologique?
A l'époque des Lumières, une autre période de renaissance, c'est avec Denis DIDEROT que s'exprime le plus nettement la formulation philosophique des intuitions biologiques qui se développement à son époque.
En particulier dans Entretien avec d'Alembert - on a fait une émission du Thé avec Pythagore avec Emmanuelle en janvier 2025 (à réécouter ici), ou si vous préférez France Culture, le texte est présenté dans les Chemins de la philosophie , à écouter ici, Il s'interroge : quand commence la vie de d'Alembert??? et mort... tout n'est que organisation, désorganisation, réorganisation; qu'est-ce que l'individu???
N'y aurait -t-il pas une continuité entre la matière inerte, la matière vivant, et la matière pensante? :
"Dans cet Entretien, le premier des trois dialogues imaginaires qui composent le Rêve de d’Alembert, les fondateurs de l’Encyclopédie, d’Alembert le scientifique et Diderot le philosophe, discutent l’hypothèse audacieuse, avancée par Diderot, d’un monde créé sans créateur, d’une « chaîne des êtres » constituée d’une même matière en mouvement, sensible et plurielle.
D’ALEMBERT. — J’avoue qu’un Être qui existe quelque part et qui ne correspond à aucun point de l’espace ; un Être qui est inétendu et qui occupe de l’étendue ; qui est tout entier sous chaque partie de cette étendue ; qui diffère essentiellement de la matière et qui lui est uni ; qui la suit et qui la meut sans se mouvoir ; qui agit sur elle et qui en subit toutes les vicissitudes ; un Être dont je n’ai pas la moindre idée ; un Être d’une nature aussi contradictoire est difficile à admettre. Mais d’autres obscurités attendent celui qui le rejette ; car enfin cette sensibilité que vous lui substituez, si c’est une qualité générale et essentielle de la matière, il faut que la pierre sente. DIDEROT. — Pourquoi non ?
D’ALEMBERT. — Cela est dur à croire.
DIDEROT. — Oui, pour celui qui la coupe, la taille, la broie et qui ne l’entend pas crier.
D’ALEMBERT. — Je voudrais bien que vous me disiez quelle différence vous mettez entre l’homme et la statue, entre le marbre et la chair.
DIDEROT. — Assez peu. On fait du marbre avec de la chair, et de la chair avec du marbre.
D’ALEMBERT. — Mais l’un n’est pas l’autre.
DIDEROT. — Comme ce que vous appelez la force vive n’est pas la force morte.
D’ALEMBERT. — Je ne vous entends pas.
DIDEROT. — Je m’explique. Le transport d’un corps d’un lieu dans un autre n’est pas le mouvement, ce n’en est que l’effet. Le mouvement est également et dans le corps transféré et dans le corps immobile.
D’ALEMBERT. — Cette façon de voir est nouvelle.
DIDEROT. — Elle n’en est pas moins vraie. Ôtez l’obstacle qui s’oppose au transport local du corps immobile, et il sera transféré. Supprimez par une raréfaction subite l’air qui environne cet énorme tronc de chêne, et l’eau qu’il contient, entrant tout à coup en expansion, le dispersera en cent mille éclats. J’en dis autant de votre propre corps.
D’ALEMBERT. — Soit. Mais quel rapport y a-t-il entre le mouvement et la sensibilité ? Serait-ce par hasard que vous reconnaîtriez une sensibilité active et une sensibilité inerte, comme il y a une force vive et une force morte ? Une force vive qui se manifeste par la translation, une force morte qui se manifeste par la pression ; une sensibilité active qui se caractérise par certaines actions remarquables dans l’animal et peut-être dans la plante ; et une sensibilité inerte dont on serait assuré par le passage à l’état de sensibilité active.
DIDEROT. — À merveille. Vous l’avez dit.
D’ALEMBERT. — Ainsi la statue n’a qu’une sensibilité inerte ; et l’homme, l’animal, la plante même peut-être, sont doués d’une sensibilité active.
DIDEROT. — Il y a sans doute cette différence entre le bloc de marbre et le tissu de chair ; mais vous concevez bien que ce n’est pas la seule.
D’ALEMBERT. — Assurément. Quelque ressemblance qu’il y ait entre la forme extérieure de l’homme et de la statue, il n’y a point de rapport entre leur organisation intérieure. Le ciseau du plus habile statuaire ne fait pas même un épiderme. Mais il y a un procédé fort simple pour faire passer une force morte à l’état de force vive ; c’est une expérience qui se répète sous nos yeux cent fois par jour ; au lieu que je ne vois pas trop comment on fait passer un corps de l’état de sensibilité inerte à l’état de sensibilité active.
DIDEROT. — C’est que vous ne voulez pas le voir. C’est un phénomène aussi commun."
(source ici, extrait plus long ici)
Suite à l'Entretien, D'Alembert fait un rêve délirant.. Dans Le Rêve de d'Alembert, Diderot lui fait déclarer : "Tous les êtres circulent les uns dans les autres". Il poursuit : “Tout est un flux perpétuel, tout animal est plus ou moins homme, tout minéral est plus ou moins une plante, toute plante est plus ou moins animale, il n’y a rien de précis dans la nature”
Voir Chemins de la philosophie ici.
On pourrait aussi évoquer Friedrich NIETZSCHE (mais pour cette fois je renonce par nécessité de faire un choix), qui a cherché à critique la notion d'individu, de volonté consciente et de libre arbitre, tout comme celle d'un temps linéaire.
J'aimerais qu'on explore un peu, pour élargir notre horizon, une perspective orientale. Se pourrait-il que l'idée d'un "individu", qui se détache par sa vie entre sa naissance et sa mort, soit une fabrication de l'esprit, artificielle et trompeuse?
Je propose de cheminer avec ZHUANGZI ou TCHOUANG-TSEU (deux transcriptions différentes du chinois). En réalité cela signifie "Maitre Zhuang" ou "Maitre Tchouang", c'est un livre qu'on attribue à Zhuangzi (dont le vrai nom est Zhouang Zhou), donc Zhuangzi désigne l'auteur et le Zhuangzi le livre qui est son enseignement. Zhuangzi a vécu de -369 à -286, et fait partie des fondateurs du taoïsme (voie du Tao ou Dao - l'autre est Lao-Tseu ou Laozi).Le texte est disponible en version intégrale sur Wikisource, dans une traduction de 1913 par Léon Wieger, ici; plusieurs extraits intéressants sur une site personnel Cautre L'autre (ici)
Jean-François BILLETER me semble simple pour aider à entrer dans la compréhension de cire auteur (simple dans le sens où il nous emmène de façon claire et modeste, avec sa réflexion sur la traduction, sa position assumée, et un choix de textes qui sont inspirants et stimulants pour la pensée). Je viens de finir Leçons sur Tchouang-Tseu, publées en 2023 aux Editions Allia, qui me semble une excellente introduction.
Dans le dernier chapitre, il oppose
- la tradition cartésienne dualiste, qui sépare le corps de l'esprit, les objets des sujets conscients, le monde des individus qui l'habitent et y agissent,
- à la perspective dans lequel "ce que nous appelons le sujet oui a subjectivité y apparaît comme un va-et-vient entre le vide et les choses. De ces deux termes, c'est le premier - le vide ou la confusion - qui est considéré comme fondamental. C'est par ce vide que nous avons la capacité, essentielle, de changer, de nous renouveler, de redéfinir (quand c'est nécessaire) notre rapport à nous-mêmes, aux autres et aux choses. C'est de lui que nous tenons la faculté de donner des significations, de signifier." (p. 141)
Voici donc une sélection de vidéos de JF BILLETER (je n'ai pas encore eu le temps de les visionner) :
- "Notes sur le Tchouang Tseu" ici. - "Le propre du sujet" ici - France Culture, "une vie une oeuvre", émission du 7 Nov 2004 ici
Selon son interprétation, la "voie du tao" ne doit pas s'entendre seulement de façon cosmique. Il s'agit surtout de comprendre par le corps, par l'attention mais non par l'esprit ou la conscience. " Le paradigme de Tchouang-Tseu acquiert une dimension supplémentaire quand nous nous apercevons que le lieu du vide, ou de la confusion, n'est autre que le corps - à la condition d'entendre par là, non le corps objet ou la machine de Descartes, mais, selon ma proposition, l'ensemble des facultés, des ressources et des forces, connues et inconnues, que nous avons à notre disposition ou qui nous déterminent. Cela, Tchouang-Tseu ne le dit pas, du moins pas dans ces termes, mais le montre. De vingt façons différentes et souvent de manière déconcertante, il nous fait comprendre que c'est en laissant agir le corps, ainsi conçu, que nous pouvons assurer notre autonomie. Cet enseignement est paradoxal pour nous qui sommes tellement accoutumés à chercher l'autonomie dans la maîtrise consciente de nos actes" (p. 142).
Le livre s'ouvre sur la métamorphose fantastique du K'ouen en P'eng, qui inaugure le cycle des transformations de la vie :
"Il est dans les brumes de l’océan Septentrional un immense poisson, long de je ne sais combien de milliers de lieues, nommé K’ouen. Le K’ouen se métamorphose en un oiseau appelé P’eng, dont le dos mesure des milliers et des milliers de lieues. Le P’eng, dans un élan furieux, prend son essor, déployant des ailes plus vastes que les nuages qui flottent dans le firmament. Profitant de la marée, il s’élance pour migrer jusqu’aux confins de l’océan Méridional ― l’Étang Céleste." (source https://journals.openedition.org/ideo/1386)
Plusieurs passages, concernant la mort, nous permettent aussi de relativiser, ou diluer le moment de la naissance :
"Lorsque la femme de Tchouang Tseu mourut, et que Houei Che vint présenter ses condoléances, Tchouang-Tseu était assis par terre les jambes écartées et chantait en tambourinant sur une jarre.
Houei Che lui dit : "Elle a été votre compagne, elle a élevé vos enfants, elle a vieilli avec vous. Il serait déjà choquant que vous ne pleuriez pas sa mort. Mais que vous chantiez en vous accompagnant sur une jarre, cela passe la mesure!"
Tchouang-Tseu répondit : "Nullement. Lorsqu'elle est morte, croyez-vous donc que j'en ai pas été affligé. Mais je me suis rendu compte qu'il fut un temps où sa vie n'était pas encore, où même aucun souffle ne s'était manifesté; que quelque chose qui a avait d'abord existé dans l'indistinction première s'était transformé en souffle, que ce souffle s'était transformé et avait pris forme, que cette forme s'était transformée et avait donné lieu à la vie et que maintenant, par une nouvelle transformation elle avait passé dans la mort, exactement comme se suivent les quatre saisons, le printemps et l'automne, l'hiver et l'été. Elle repose en paix dans un caveau immense et moi, je sanglotais bruyamment auprès d'elle. Je me suis aperçu que c'était ne rien comprendre à la nécessité et je me suis arrêté." (ch. XVIII, La joie suprême)
Même chose ch VI, dans lequel la mort est décrite comme une désintégration fantastique et burlesque : 4 amis assistent à la mort du 5e, dont tous les membres et les orifices de mélangent; il revient au chaos primitif... dont il était venu.
Pour comprendre les progrès qui pourraient être les nôtres, un long récit que je viens de découvrir, et dont Billeter dit qu'il n'est pas très connu, et qui s'ouvre sur une dimension esthétique avec la musique.
"Pei-men Tch'eng interrogeait l'Empereur Jaune. Vous entendant jouer de la musique de Sien-tch'e au milieu de la nature sauvage, lui dit-il, j'ai d'abord été saisi d'effroi, puis je me suis senti défait, à la fin j'étais égaré, désemparé, incapable de me ressaisir."
« C’est ce que tu devais ressentir, répondit l’Empereur Jaune. Car, bien que jouant de manière toute humaine, j’ai tout de suite réglé mon jeu sur l’action du Ciel ; j’ai tout de suite puisé dans l’énergie pure. Sous mes doigts, les saisons alternaient, les êtres naissaient et mouraient, l’épanouissement entraînait le déclin et le déclin l’épanouissement, le déploiement des formes amenait leur destruction et cette destruction leur redéploiement. J’alternais les timbres purs et impurs ; les sons coulaient, s’étendaient ; je réveillais les animaux hibernants comme le font le tonnerre et la foudre au printemps. J’achevais sans conclure, j’ouvrais sans ouverture, ma musique mourait et renaissait, tombait et reprenait son essor, constante seulement dans ses infinies métamorphoses et constamment imprévisible. Tu ne pouvais qu’être saisi d’effroi.
J’ai ensuite joué de l’équilibre du yin et du yang, de la splendeur combinée du soleil et de la lune. Mêlant les longues et les brèves, les douces et les fortes, j’ai unifié les métamorphoses, mais sans jamais me lier. S’il y avait vallée, je remplissais la vallée ; s’il y avait ravin, je m’insinuais dans le ravin. Je ne laissais intervenir ni mes sens, ni mon esprit et me coulais ainsi dans les choses. Sous le charme de mes mélodies et de mes rythmes, les esprits se terraient dans l’obscurité et les astres suivaient leur cours au plus juste. Je m’arrêtais aux limites du fini, mais ma musique déroulait à l’infini ses effets. C’est en vain que tu cherchais à comprendre, que tu cherchais à voir, que tu cherchais à suivre. Tu étais là, confondu, sur une voie qui ne menait nulle part. Tu avais l’esprit limité par ce que tu cherchais à comprendre, la vue bornée par ce que tu cherchais à voir et tes efforts n’allaient pas au-delà de ce que tu poursuivais toi-même, de sorte que tu n’avais aucune chance de me rejoindre. Ton corps a cependant commencé à se dissoudre et tu t’es mis à épouser le mouvement. C’est pour cela que tu t’es senti défait. Puis j’ai aboli toute inertie, j’ai laissé aller les rythmes. Il y eut comme un surgissement primitif, une polyphonie sans forme, un déploiement continu sortant d’une obscurité silencieuse. Cela se mouvait dans l’illimité tout en se maintenant dans un abîme ombreux. On eût dit la mort, on eût dit la vie. Cela semblait devenir fruit, puis finir en fleur – allant, coulant, s’épandant, se déplaçant en dehors de toute norme. Les esprits communs reprochent au Sage ce jeu qui les déroute. Car le Sage entre dans les mouvements de la nature et leur obéit tout entier. Il ne laisse pas son esprit s’échapper, ni ses sens s’égarer. Il ne dit pas un mot mais, dans son for intérieur, il exulte.
Tu as voulu m’écouter, mais ma musique ne t’a offert aucune prise et tu ne pouvais donc que te sentir perdu.
Par la musique, j’ai commencé par te jeter dans l’effroi, et tu t’es cru la victime de quelque maléfice. J’ai relâché mon jeu, et tu as commencé à perdre pied. J’ai joué l’égarement et tu as sombré dans l’abêtissement. Par cet abêtissement, tu as rejoint la Grande activité. C’est en se laissant porter qu’on entre dans la Grande activité.(tao) » (chapitre XVI, "Le ciel tourne")
Sur l'activité, le cuisinier et la découpe du boeuf (Ch. III, "Nourrir en soi la vie, Billeter p. 15); le charron - artisan spécialiste du bois et du métal (Ch. XIII, "La voix du ciel", Billeter p. 21), et du nageur (CH. XIX, "Comprendre la vie", Billeter p. 28) sont à méditer....
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