atelier philo #31 : Faut-il éduquer la sensibilité? (lundi 15 janvier 2024)

 



Remarques sur les termes : 

- "éduquer" : discipliner? former? éveiller?... 

- donc "éduquer la sensibilité", c'est la dresser ou l'élever ? Ou les deux ? Voir définitions du CNRTL ici  Et  Robert ici 

- le contraire d'éduquer, c'est laisser à l'état naturel (précieux? authentique? sauvage? brutal?)

- on pense implicitement à "éduquer les autres" (le rôle des parents, des enseignants...), mais peut-être faut-il aussi penser à s'auto-éduquer? 






Préserver la sensibilité au nom de l'épanouissement ?


Jean-Jacques Rousseau (18es.) : 

l'éloge de la sensibilité naturelle, 

le paradoxe de l'éducation (comment éduquer sans intervenir?)


Pourquoi?

Parce que la société a produit un homme artificiel, déconnecté de ses besoins vitaux, de ses émotions, de sa capacité à se lier authentiquement à ses semblables...

C'est la thèse du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (qu'on appelle aussi Second Discours) : il y aurait une espèce de croûte qui cacherait l'homme authentique, présent en chacun de nous, mais inaccessible à la plupart d'entre nous. L'homme de l'état de nature sentirait ce qui lui fait du bien, éprouverait naturellement de la pitié pour ses semblables ce qui l'empêcherait de leur nuire.

Texte intégral ici.

Dans les Confessions, cette thèse est alliée à une conviction religieuse, que l'on trouve dans la bouche du "vicaire savoyard"

"Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu, c'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs à l'aide d'un entendement sans règle et d'une raison sans principe. Grâce au ciel, nous voilà délivrés de tout cet effrayant appareil de philosophie : nous pouvons être hommes sans être savants ; dispensés de consumer notre vie à l'étude de la morale, nous avons à moindres frais un guide plus assuré dans ce dédale immense des opinions humaines. Mais ce n'est pas assez que ce guide existe, il faut savoir le reconnaître et le suivre. S'il parle à tous les cœurs, pourquoi donc y en a-t-il si peu qui l'entendent ? Eh ! C’est qu'il parle la langue de la nature que tout nous a fait oublier. La conscience est timide, elle aime la retraite et la paix ; le monde et le bruit l'épouvantent ; les préjugés dont on l'a fait naître sont ses plus cruels ennemis [...], il en coûte autant de le rappeler qu’il en coûta de la bannir."


Comment? 

Définition de l'éducation, au début de l'Emile de Rousseau (18e s.): 

"On façonne les plantes par la culture, et les hommes par l’éducation. Si l’homme naissait grand et fort, sa taille et sa force lui seraient inutiles jusqu’à ce qu’il eût appris à s’en servir; elles lui seraient préjudiciables, en empêchant les autres de songer à l’assister; et, abandonné à lui-même, il mourrait de misère avant d’avoir connu ses besoins. On se plaint de l’état de l’enfance; on ne voit pas que la race humaine eût péri, si l’homme n’eût commencé par être enfant.
Nous naissons faibles, nous avons besoin de force; nous naissons dépourvus de tout, nous avons besoin d’assistance; nous naissons stupides, nous avons besoin de jugement. Tout ce que nous n’avons pas à notre naissance et dont nous avons besoin étant grands, nous est donné par l’éducation.


Cette éducation nous vient de la nature, ou des hommes ou des choses. Le développement interne de nos facultés et de nos organes est l’éducation de la nature; l’usage qu’on nous apprend à faire de ce développement est l’éducation des hommes; et l’acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est l’éducation des choses.
Chacun de nous est donc formé par trois sortes de maîtres.


Le disciple dans lequel leurs diverses leçons se contrarient est mal élevé, et ne sera jamais d’accord avec lui-même; celui dans lequel elles tombent toutes sur les mêmes points, et tendent aux mêmes fins, va seul à son but et vit conséquemment. Celui-là seul est bien élevé.
Or, de ces trois éducations différentes, celle de la nature ne dépend point de nous; celle des choses n’en dépend qu’à certains égards. Celle des hommes est la seule dont nous soyons vraiment les maîtres; encore ne le sommes-nous que par supposition; car qui est-ce qui peut espérer de diriger entièrement les discours et les actions de tous ceux qui environnent un enfant?
Sitôt donc que l’éducation est un art, il est presque impossible qu’elle réussisse, puisque le concours nécessaire à son succès ne dépend de personne. Tout ce qu’on peut faire à force de soins est d’approcher plus ou moins du but, mais il faut du bonheur pour l’atteindre.
Quel est ce but? c’est celui même de la nature; cela vient d’être prouvé. Puisque le concours des trois éducations est nécessaire à leur perfection, c’est sur celle à laquelle nous ne pouvons rien qu’il faut diriger les deux autres."



Chacun peut aussi retrouver la connexion avec lui-même dans la solitude, au contact de la nature : par exemple, trois passages cités par Frédéric Gros, dans Marcher, une philosophie.

"Je n'ai voyagé à pied que dans mes beaux jours, et toujours avec délices. Bientôt les devoirs, les affaires et les bagages à porter m'ont forcé de faire le Monsieur et de prendre des voitures, les soucis rongeant, les embarras, la gêne y sont montés avec moi, et dès lors, au lieu qu'auparavant dans mes voyages je ne sentais que le plaisir d'aller, je n'ai plus senti que le besoin d'arriver" (Confessions, II)

"Jamais je n'ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j'ose dire, que dans les voyages que j'ai faits seul et à pied (...); je dispose en maître de la nature entière; mon coeur errant d'objet en objet s'unit, s'identifie à ceux qui le flattent, s'entoure d'images charmantes, s'enivre de sentiments délicieux" (Confessions IV)

"Tout le reste de la journée, enfoncé dans la forêt, j'y cherchais, j'y trouvais l'image des premiers temps dont je traçais fièrement l'histoire; je faisais main basse sur les petits mensonges des hommes, j'osais dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès du temps et des choses qui l'ont défigurée, et comparant l'homme de l'homme avec l'homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable source de leur misère" (Confessions VIII).


C'est aussi le thème des Rêveries du Promeneur solitaire.... (texte complet ici, et pour la version audio c'est ici)



Mais n'est-ce pas un peu naïf? on peut penser à Victor de l'Aveyron et aux enfants sauvages...

Au 18e s., de nombreux philosophes et savants se sont passionnés pour le cas de "l'enfant sauvage", Victor de l’Aveyron : vidéos, petit extrait ici (sa découverte et le diagnostic) et ici (socialisation...)

Présentations du cas de Victor : iciici (article du Monde diplomatique),  ici ou ici (le mémoire du Dr Itard)



Discipliner la sensibilité pour élever l'homme ?


Emmanuel Kant (18e s.) : la méfiance envers la sensibilité, 

obstacle au développement de la raison, 

donc obstacle à la connaissance et à la morale.


Kant, dans son Traité de pédagogie met l'accent sur la discipline, non comme but en soi ou achèvement, mais comme condition nécessaire pour développer les facultés supérieures

   « L’Homme est la seule créature qui soit susceptible d’éducation. Par éducation l’on entend les soins (le traitement, l’entretien) que réclame son enfance, la discipline qui le fait homme, enfin l’instruction avec la culture. Sous ce triple rapport, il est nourrisson, élève, et écolier.

    Aussitôt que les animaux commencent à sentir leurs forces, ils les emploient régulièrement, c’est-à-dire d’une manière qui ne leur soit point nuisible à eux-mêmes. Il est curieux en effet de voir comment, par exemple, les jeunes hirondelles, à peine sorties de leur œuf et encore aveugles, savent s’arranger de manière à faire tomber leurs excréments hors de leur nid. Les animaux n’ont donc pas besoin d’être soignés, enveloppés, réchauffés et conduits, ou protégés. La plupart demandent, il est vrai, de la pâture, mais non des soins. Par soins, il faut entendre les précautions que prennent les parents pour empêcher leurs enfants de faire de leurs forces un usage nuisible. Si, par exemple, un animal, en venant au monde, criait comme le font les enfants, il deviendrait infailliblement la proie des loups et des autres bêtes sauvages qui seraient attirées par ses cris.

    La discipline nous fait passer de l’état animal à celui d’homme. Un animal est par son instinct même tout ce qu’il peut être ; une raison étrangère a pris d’avance pour lui tous les soins indispensables. Mais l’homme a besoin de sa propre raison. Il n’a pas d’instinct, et il faut qu’il se fasse à lui-même son plan de conduite. Mais, comme il n’en est pas immédiatement capable, et qu’il arrive dans le monde à l’état sauvage, il a besoin du secours des autres.» (texte avec une petite présentation ici)

Extrait plus long ici, et texte intégral ici.

"L’éducation doit donc, premièrement, discipliner les hommes. Les discipliner, c’est chercher à empêcher que ce qu’il y a d’animal en eux n’étouffe ce qu’il y a d’humain, aussi bien dans l’homme individuel que dans l’homme social. La discipline consiste donc simplement à les dépouiller de leur sauvagerie.

Deuxièmement, elle doit les cultiver. La culture comprend l’instruction et les divers enseignements. C’est elle qui donne l’habileté. Celle-ci est la possession d’une aptitude suffisante pour toutes les fins qu’on peut avoir à se proposer. Elle ne détermine donc elle-même aucune fin, mais elle laisse ce soin aux circonstances. Certains arts sont bons dans tous les cas, par exemple ceux de lire et d’écrire ; d’autres ne le sont que relativement à quelques fins, comme celui de la musique, qui fait aimer celui qui le possède. L’habileté est en sorte infinie, à cause de la multitude des fins qu’on peut se proposer.

Troisièmement, il faut aussi veiller à ce que l’homme acquière de la prudence, à ce qu’il sache vivre dans la société de ses semblables de manière à se faire aimer et à avoir de l’influence. C’est ici que se place cette espèce de culture qu’on appelle la civilisation. Elle exige certaines manières, de la politesse et cette prudence qui fait qu’on peut se servir de tous les hommes pour ses propres fins. Elle se règle sur le goût changeant de chaque siècle. Ainsi l’on aimait encore il y a quelques années les cérémonies en société.

Quatrièmement, on doit enfin veiller à la moralisation. Il ne suffit pas en effet que l’homme soit propre a toutes sortes de fins ; il faut encore qu’il sache se faire une maxime de n’en choisir que de bonnes. Les bonnes fins sont celles qui sont nécessairement approuvées par chacun, et qui peuvent être en même temps des fins pour chacun."

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Critique : 

Mais ne risque-t-on pas de faire ainsi violence à l'humanité des hommes, à leur créativité et leur réceptivité, même au nom de bonnes intentions et de la capacité à vivre en société?


Le roman de Fritz Zorn, Mars, raconte l'histoire d'un homme élevé dans le strict respect des normes et la négation des goûts personnels, qui se révèle incapable de se lier aux autres, de ressentir quoi que ce soit...


C'est aussi la piste de Sigmund Freud

"Une violente répression d’instincts puissants exercée de l’extérieur n’apporte jamais pour résultat l’extinction ou la domination de ceux-ci, mais occasionne un refoulement qui installe la propension à entrer ultérieurement dans la névrose.

La psychanalyse a souvent eu l’occasion d’apprendre à quel point la sévérité indubitablement sans discernement de l’éducation participe à la production de la maladie nerveuse, ou au prix de quel préjudice de la capacité d’agir et de la capacité de jouir, la normalité exigée est acquise.

Elle peut aussi enseigner quelle précieuse contribution à la formation du caractère fournissent ces instincts asociaux et pervers de l’enfant, s’ils ne sont pas soumis au refoulement, mais sont écartés par le processus dénommé sublimation de leurs buts primitifs vers des buts plus précieux.

Nos meilleures vertus sont nées comme formations réactionnelles et sublimations sur l’humus de nos plus mauvaises dispositions. L’éducation devrait se garder soigneusement de combler ces sources de forces fécondes et se borner à favoriser les processus par lesquels ces énergies sont conduites vers le bon chemin." (Freud, L'intérêt de la psychanalyse)

(présentation par "le chat sur mon épaule" ici)


Comment éveiller la sensibilité en la rendant plus fine mais pas désincarnée?



Les sensations : 

Christophe Dejours, psychanalyste spécialiste du travail et en particulier de la souffrance au travail : en travaillant, dans la résistance du réel, et grâce à la frustration, je fais naître une sensibilité nouvelle, par laquelle je découvre le monde et je me découvre moi-même : mon propre corps se révèle ; le travail fait naître en moi de nouveaux registres de sensibilité; ex : le médecin, le menuisier, la maîtresse d'école, le pianiste, écouter ici et surtout ici. Cela augmente notre compétence et aussi notre capacité de jouissance.


Jean-Jacques Rousseau nous propose faire émerger la sensibilité à la nature (les Rêveries du Promeneur solitaire, voir le livre de Frédéric Gros, Marcher, une philosophie)


La morale : 

Comment apprendre aux enfants aussi à se soucier d'autrui, à se sentir concernés par la souffrance des autres, des bêtes (cruauté innocente...)

S'il y a une sensibilité naturelle, elle ne concerne que ce que nous avons sous les yeux, il faut lui ajouter l'imagination et l'effort, selon Adam Smith

"Parce que nous n'avons pas une expérience immédiate de ce que les autres hommes sentent, nous ne pouvons former une idée de la manière dont ils sont affectés qu'en concevant ce que nous devrions nous-mêmes sentir dans la même situation. Que notre frère soit soumis au supplice du chevalet, aussi longtemps que nous serons à notre aise, jamais nos sens ne nous informeront de ce qu'il souffre. Ces derniers n'ont jamais pu et ne peuvent jamais nous transporter au-delà de notre personne. Ce n'est que par l'imagination que nous pouvons former une conception de ce que sont ses sensations. Et cette faculté ne peut nous y aider d'aucune autre façon  qu'en nous représentant ce que pourraient être nos propres sensations si nous étions à sa place. Ce sont les impressions de nos sens seulement et non celles des siens, que nos imaginations copient. Par l'imagination, nous nous plaçons dans sa situation, nous nous concevons comme endurant les mêmes tourments, nous entrons pour ainsi dire à l'intérieur de son corps et devenons, dans une certaine mesure, la même personne. " Théorie des sentiments moraux, 1759. (chapitre 1 disponible ici)



le rapport aux oeuvres d'art

Hume et SMITH avec en particulier le goût et la formation du goût.


« La sauvagerie, force et puissance de l’homme dominé par les passions, [...] peut être adoucie par l’art, dans la mesure où celui-ci représente à l’homme les passions elles-mêmes, les instincts et, en général, l’homme tel qu’il est. Et en se bornant à dérouler le tableau des passions, l’art, alors même qu’il les flatte, le fait pour montrer à l’homme ce qu’il est, pour l’en rendre conscient. C’est [...] en cela que consiste son action adoucissante, car il met ainsi l’homme en présence de ses instincts, comme s’ils étaient en dehors de lui, et lui confère de ce fait une certaine liberté à leur égard. Sous ce rapport, on peut dire de l’art qu’il est un libérateur. Les passions perdent leur force, du fait même qu’elles sont devenues objets de représentations, objets tout court. L’objectivation des sentiments a justement pour effet de leur enlever leur intensité et de nous les rendre extérieurs, plus ou moins étrangers » (Hegel, Esthétique)


« La grandeur de l'art véritable (est) de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie. La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir (…). Notre vie ; et aussi la vie des autres car le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun. Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition (Proust) ».


« Il y a depuis des siècles des hommes dont la fonction est de voir et de nous faire voir ce que nous n’apercevons pas naturellement. Ce sont les artistes. A quoi vise l’art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces, ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur-et-à-mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotions et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révèlera. Le poète est ce révélateur. Mais nulle part la fonction de l’artiste ne se montre aussi clairement que dans celui des arts qui fait la place la plus large à l’imitation, je veux dire la peinture. Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou deviendra la vision de tous les hommes » (Bergson)







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