atelier philo #30 : Faut-il être conscient pour être sensible? lundi 20 novembre 2023






Définition complète de "sensible", voir CNRTL : ici.
On peut générale définir la "conscience" comme la capacité à produire des représentations (images, sensations, idées, récits, projets, souvenirs, théories...). Elle est traditionnellement attribuée aux être humains seuls mais certains pensent que les animaux aussi en sont dotés - et pour les plantes on commence à évoquer le soupçon.

Pour ouvrir les sens (;-)) du mot sensible, je vous propose un petit document audio de 3 minutes adressé à des enfants; si le ton ne vous rebute pas, il mérite d'être écouté, c'est sur PhiloMonaco, avec Robert Maggiori ici.

Quelques pistes pour lancer la réflexion : 

"Sensible" s'applique à ce qui est senti (l'objet) et à ce qui sent (le sujet)!

"Sensible" ne désigne pas seulement des facultés ou capacités, mais aussi souvent leur degré intense.

Le terme "sensible" peut renvoyer à la douleur ou à la vulnérabilité...


Peut-on "sentir" sans conscience? La sensibilité est-elle liée à un système nerveux? A la capacité de savoir qu'on sent? le terme s'applique-t-il à un objet, une pierre, une plante, une machine?

Quelle différence entre "sentir, ressentir, percevoir, apercevoir" ? 

Quelle différence entre "un affect, une émotion, un sentiment"? 

Quel rapport entre "être sensible" et "exprimer ce que l'on ressent"?




Sur les degrés de conscience : homme et animal (ou plutôt l'homme et l'animal non-humain!)

On parle désormais de "sentience", terme à mi-chemin entre "sensible" et "conscient", qui traduit l'anglais "sentient being" ou "animal sentience": capacité à ressentir le plaisir et la douleur, ainsi que diverses émotions; c'est donc un premier degré de subjectivité, d'avoir des expériences vécues. Vous trouverez quelques liens qui m'ont semblé intéressantes : un article d'Astrid Guillaume "Les animaux, être doués de sentience" (2015) ici; un article d'une association pour le droit animal qui se félicite de l'entrée du mot dans le Larousse français ici (2020 aussi); un bilan sur Wikipédia ici.

La question de la sensibilité des animaux non-humains est liée à des considérations scientifiques et éthiques. Voici plusieurs articles : un article très récent du CNRS par rancis Lecompte, "Les animaux, des êtres sensibles", d'août 2023 ici; une présentation schématique sur un portail pour le droit animal ici; un historique des cinq dates sur la reconnaissance de la sensibilité des animaux : "Du meuble à l'être sensible, la protection des animaux en cinq dates" sur le site de radio france ici; un panorama philosophique "Mais peuvent-ils souffrir? 5 grands textes sur la sensibilité animale", toujours sur le site de radio france, ici; enfin une petite vidéo réalisée par le Museum national d'histoire naturelle pour présenter les différents degrés de sensibilité du vivant ici.




ARISTOTE, classification des êtres


DESCARTES, "je pense donc je suis" (Discours de la méthode, 1637)

"à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu'il n'y avait  aucune chose qui fût telle qu'ils nous la font imaginer. Et pour ce qu'il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matières de géométrie, et y font des paralogismes', jugeant que j'étais sujet à faillir, autant qu'aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j'avais prises auparavant pour démonstrations. Et  enfin, considérant que toutes les mêmes pensées, que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu'il y en ait aucune, pour lors, qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étaient jamais entrées en l'esprit, n'étaient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais, aussitôt après, je pris garde  que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie que je cherchais".



LEIBNIZ, petites perceptions (distinction perception et aperception)

« Les perceptions insensibles sont aussi importants pour [la science de l’esprit, de l’âme] comme les corpuscules insensibles le sont pour la science naturelle, et il est tout aussi déraisonnable de rejeter l’un comme l’autre, sous prétexte que ils sont hors de portée de nos sens" (Nouveaux essais sur l'entendement humain, GF, p. 43.  Les petites perceptions sont "des changements dans l’âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que les parties sont ou trop petites ou en trop grand nombre ou trop unies" (p. 41); elles ne sont pas imperceptibles mais plutôt inaperçues. L'aperception correspond à la conscience ou la réflexion. Leibniz affirme donc qu'il y a dans la pensée des choses que nous ne pensons pas! (en cela il s'oppose à Descartes, qui identifie conscience et pensée)

présentation complète par Jonathan Daudey à lire ici ou plus courte par Frédéric Grolleau ici; à écouter dans les Chemins de la philosophie sur France Culture, émission de 2018 avec Adèle Van Reeth et Arnaud Pelletier ici (50 min... il replace tout cela dans la présentation de la philosophie générale de Leibniz); pour ceux qui préfèrent les vidéos, c'est ici, avec PhiloChouette (8 min)


« Il y a mille marques qui font juger qu’il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, (...) c’est-à-dire des changements dans l’âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que ces impressions sont trop petites ou en trop grand nombre ou trop unies, en sorte qu’elles n’ont rien d’assez distinguant à part, mais jointes à d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au moins confusément dans l’assemblage. (…) Et pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j’ai coutume de me servir de l’exemple du mugissement ou du bruit de la mer dont on frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit comme l’on fait, il faut bien qu’on entende les parties qui composent ce tout, c’est-à-dire le bruit de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l’assemblage confus de tous les autres ensemble, et qu’il ne se remarquerait pas si cette vague qui le fait était seule. Car il faut qu’on en soit affecté un peu par le mouvement de cette vague et qu’on ait quelque perception de chacun de ces bruits, quelque petits qu’ils soient ; autrement on n’aurait pas celle de cent mille vagues, puisque cent mille rien ne sauraient faire quelque chose. (…)
Ces petites perceptions sont donc d’une plus grande efficacité qu’on ne pense. Ce sont elles qui forment (...) ces impressions que les corps environnants font sur nous, et qui enveloppent l’infini, cette liaison que chaque être a avec le reste de l’univers. On peut même dire qu’en conséquence de ces petites perceptions le présent est plein de l’avenir et chargé du passé, que tout est conspirant et que dans la moindre des substances, des yeux aussi perçants que Dieu pourraient lire toute la suite des choses de l’univers»


DAMASIO, les patients et les mouches (dans Spinoza avait raison)


DELEUZE et VON UEXKULL : la tique

Chaque animal compose son monde, en découpant, cartographiant, l'espace, le temps et les données sensorielles; en ce sens, il est un sujet même s'il n'a pas de conscience ; c'est ce qu'affirme Jacob von UEXKULL, dans Mondes animaux et monde humain, en donnant entre autres l'exemple d'une tique qui ne sélectionne et met en relation que trois données pour repérer son futur hôte, le mammifère à sang chaud : parmi un fourmillement d'informations, "rien que quelques signes comme des étoiles dans une nuit noire immense" lui permettent d'agir et de survivre. Voici le résumé qu'en fait Gilles DELEUZE : « un lointain successeur de Spinoza [Uexküll] dira : voyez la tique, admirez cette bête, elle se définit par trois affects, c’est tout ce dont elle est capable en fonction des rapports dont elle est composée, un monde tripolaire et c’est tout! La lumière l’affecte, et elle se hisse jusqu’à la pointe d’une branche. L’odeur d’un mammifère l’affecte, et elle se laisse tomber sur lui. Les poils la gênent, et elle cherche une place dépourvue de poils pour s’enfoncer sous la peau et boire le sang chaud. Aveugle et sourde, la tique n’a que trois affects dans la forêt immense, et le reste du temps peut dormir des années en attendant la rencontre. […] ». Pour plus de détails, on peut consulter l'article suivant, sur le site Utime, ici.

On peut écouter cette description dans le "Animal" de l'Abécédaire, réalisé avec Claire Parnet à partir de 7'44 à 10'32 ici. Il insiste sur le fait "d'avoir un monde", mais aussi un "territoire" (un concept qu'il a travaillé avec Félix Guattari).




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