atelier philo #29 : Se raconter pour se construire? (lundi 15 mai reporté au 29 mai 2023)

 



Le présupposé de la question c'est que notre identité n'est pas donnée mais à construire : à fabriquer, à inventer?
"Se raconter" renvoie à un récit qui n'est pas une analyse, mais une "histoire", peut-être donc une fiction, et nous emmène vers un récit réflexif (le soi écrit sa propre histoire, ce qui suppose qu'il tisse un lien entre son présent et son passé, entendu comme passé individuel ou collectif).


On peut repenser au texte de Nietzsche des deux premiers ateliers de cette année (ici et ici) : se raconter, raconter son histoire, individuelle ou collective, c'est appuyer son identité sur une base solide, trouver une fondation pour se construire... mais au risque de seulement répéter le passé sans parvenir à créer, à édifier quelque chose de nouveau à partir de là?!

Individuellement, on peut aussi chercher un sens à sa vie, une vérité de soi dans son passé, en particulier son enfance et les premières années, là aussi conçues comme fondatrices... Les grands classiques : 

saint Augustin, Les Confessions

Montaigne, Les essais... lui ne raconte pas sa vie au sens autobiographique, mais se confie, "à sauts et à gambades", au gré des pensées qui le traversent, mêlant souvenirs, réflexions, érudition...

Rousseau, Les Confessions.
"Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi. Moi, seul. Je sens mon coeur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu. Que la trompette du Jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : « Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire ; j'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus ; méprisable et vil quand je l'ai été, bon, généreux, sublime, quand je l'ai été : j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables ; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son coeur aux pieds de ton trône avec la même sincérité ; et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose : Je fus meilleur que cet homme-là. » 

En quel sens peut-on dire qu'ils construisent leur identité à travers leur récit? Qu'ils se trouvent en racontant leur enfance et leur vie? Pourquoi est-il important que ce soit eux-mêmes qui produisent le récit d'eux-mêmes?

L'écriture permet une extériorisation et une certaine objectivation (Hegel). En produisant par le récit à lire ou à entendre une image de soi, on renforce à la fois sa singularité (ce qui me différencie des autres) et son unité (ce qui lie les différentes parties de mon existence à travers le temps qui passe)

"L'homme est un être doué de conscience et qui pense, c'est-à dire que, de ce qu'il est, quelle que soit sa façon d'être, il fait un être pour soi. Les choses de la nature n'existent qu'immédiatement et d'une seule façon, tandis que l'homme parce qu'il est esprit, a une double existence ; il existe, d'une part, au même titre que les choses de la nature, mais d'autre part , il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n'est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi.

Cette conscience de soi l'homme l'acquiert de deux manières : Primo théoriquement, parce qu'il doit se pencher sur lui-même pour prendre conscience de tous les mouvements, replis, penchants du coeur humain et d'une manière générale se contempler, se représenter ce que la pensée peut lui assigner comme essence, enfin se reconnaître exclusivement, aussi bien dans ce qu'il tire de son propre fond que dans les données qu'il reçoit de l'extérieur.

Deuxièmement, l'homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu'il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s'offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu'il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il retrouve ses propres déterminations. L'homme agit ainsi, de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu'il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité.

Ce besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de l'enfant ; le petit garçon qui jette qui jette des pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment dans l'eau, admire en fait une oeuvre où il bénéficie du spectacle de sa propre activité." (Esthétique)


Avec la psychanalyse freudienne, on peut aussi affirmer que le sujet reprend son soi en remontant le fil de son histoire... La capacité à mettre des mots, à nommer un souvenir permettrait d'échapper à la répétition aveuglément à l'infini d'un épisode traumatique, mais au contraire de se donner la possibilité de choisir le sens qu'on lui donne et ce que l'on veut en faire.

C'est ce que Serge Tisseron explique en analysant le film Fatima, dans son article de 2015, "Guérir en se racontant, une conception narrative de l'identité", ici.
Il s'agit en particulier de pouvoir nommer ses émotions, et ainsi d'envisager d'autres issues ou d'autres interprétations à certaines situations




Mais ces récits sont toujours entrecroisés de fiction, ils ne reflètent que le point de vue subjectif, partial, incomplet que chacun porte sur lui-même : quelle est la part de l'imaginaire, de l'oubli; portent-ils atteinte à la véracité ou la sincérité?


Siri Hustvedt, Ecrire, penser, raconter : comment faire un récit vrai de soi? Personne n'est capable d'assurer que ses souvenirs sont véritablement les siens.


Paul Ricoeur et le concept d'identité narrative mis en place dansTemps et récit, 1983-85 et Soi-même comme un autre, 1990, tous les deux publiés au Seuil; pour un public averti : Paul Ricoeur convoque de façon parfois entendue la grande tradition philosophique, ainsi que son propre cheminement dans les ouvrages précédents)

Pour comprendre, plusieurs articles sur Paul Ricoeur : 
- Un article extrait du Point par Sophie-Jahn Arrien, de 2017, ici  : bonne présentation, accessible; on peut distinguer l'identité-idem (une chose identique à elle-même à travers le temps) et l'identité-ipse (un sujet confirme ce qu'il est par ses projets et ses promesses); mais chaque personne produit également des récits d'elle-même, dans lesquels elle lit et écrit, entrecroisés avec les récits littéraires qu'elle rencontre : c'est l'identité narrative; elle se fait ainsi personnage, toujours réélaboré par les récits renouvelés qu'elle produit sans cesse, et auteur d'une identité souple et dynamique.
- Un article un peu plus complet par Camille des Rochettes de décembre 2022 pour ceux qui veulent en savoir plus, ici. Quel est le rôle de la littérature? Si nous avons perdu la confiance dans le narrateur quelle conséquence quand nous nous racontons? Quelle différence entre journal intime et récit? Peut-on donner une cohérence à sa vie en se racontant?
- Un article réservé aux abonnés dans Philosophie Magazine du 30 novembre 2016 (mais vous le trouverez à la Médiathèque, numéro spécial "Suis-je l'auteur de ma vie?") : "comment se raconter sans se la raconter", début ici. 
- Pour ceux qui veulent vraiment de la précision allez voir ici et .

Une très belle série des Chemins de la Connaissance consacrée à "la pensée de Paul Ricoeur" de novembre 2013 (ici); les épisodes qui sont liés à notre sujet sont surtout 1/4 "soi-même comme les autres" et 4/4 "les pouvoirs de l'imagination"

« En narrativisant la visée de la vraie vie, il lui donne les traits reconnaissables de personnages aimés ou respectés. L'identité narrative fait tenir ensemble les deux bouts de la chaîne : la permanence dans le temps du caractère et le maintien de soi ». (Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.

 « Le récit construit l’identité du personnage, qu’on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l’histoire racontée. c’est l’identité de l’histoire qui fait l’identité du personnage » (p. 175). La mise en intrigue du personnage opère une médiation entre les deux pôles que sont la mêmeté, c’est-à-dire « les dispositions durables à quoi on reconnaît une personne » (Sa 146) et l’ipséité, c’est-à-dire « la fidélité à soi dans la parole donnée » (Sa 143)

Le lecteur voit s'ouvrir devant lui un champ de possibles grâce à la fiction qui rend le monde lisible et permet de se mettre face à lui en position critique. La lecture n'est pas pure contemplation, elle rend le lecteur libre et augmente ainsi sa capacité d'agir;

Tout histoire est fictionalisée, c'est-à-dire mise en intrigue, et pas seulement collecte de données. Réciproquement, toute fiction est historicisée, rapportée à un temps passé relaté par la voix narrative à laquelle le lecteur accorde sa confiance.



Pour une perspective plus large, on peut écouter l'émission sur le site de France Culture "Avec philosophie" : "le récit de soi est-il toujours fictionnel?" septembre 2022 ici. Les intervenants discutent du contexte politique de naissance du roman et de l'autobiographie (la démocratie), de la possible naïveté des auteurs qui prétendent être sincères ainsi que de la visée singulière ou universelle (Rousseau et Annie Ernaux), du lien entre la forme romanesque et la prise de conscience que le moi s'éparpille dans le temps.







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