Présentation de la veillée
Lors de la précédente veillée, nous avions réfléchi sur les promesses et les pièges de la technologie, dans nos vies et dans le monde du travail, mais aussi plus particulièrement dans la sphère artistique.
Cette fois nous allons chercher ce qui fait sens dans les oeuvres d'art : qu'est-ce qui fait sens pour nous quand nous écoutons une musique ou regardons un tableau? à quoi cela parle-t-il en nous à part à nos sens (sensations)? comment notre sensibilité (émotions) est-elle éveillée? cela nous ouvre-t-il à du sens (signification)? nous nous interrogerons à la fois sur notre expérience de spectateur et sur l'analyse du processus de création dans l'art des pistes pour donner un sens au travail : quelles énergies et quelles techniques sont mises en oeuvre dans la création d'une oeuvre? Pourquoi le temps de la recherche, les tâtonnements, bref ce qui est humain et manifestement imparfait, y sont-ils essentiels?
Rémi a choisi trois interventions musicales "live", qui seront à la fois des moments d'écoute en eux-mêmes et de la matière pour nos réflexions.
Quelques extraits philosophiques et liens pour préparer la veillée
Pierre MAGNARD et Isabelle RAVIOLO : "La question du sens"
Entretien radio du 17 mars 2017, "Continents intérieurs" (1h17) : ici . Ils établissent une filiation entre Pascal, Heidegger et Merleau-Ponty.
Hannah ARENDT
objets de consommation, biens d’usage, et oeuvres d’art :
trois rapports à la durée et au monde
"La crise de la culture. Sa portée sociale et politique ", dans La Crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, Gallimard, « Folio essais », 1972, p. 267-268
Le passage étudie la temporalité des oeuvres d'art, par distinction de celle des objets d'usage et des objets de consommation.
« Parmi les choses qu’on ne rencontre pas dans la nature, mais seulement dans le monde fabriqué par l’homme, on distingue entre objets d’usage et oeuvres d’art; tous deux possèdent une certaine permanence qui va de la durée ordinaire à une immortalité potentielle dans le cas de l’oeuvre d’art. En tant que tels, ils se distinguent d’une part des produits de consommation, dont la durée excède à peine le temps nécessaire à les préparer, et d’autre part, des produits de l’action, comme les événements, les actes et les mots, tous en eux-mêmes si transitoires qu’ils survivraient à peine à l’heure ou au jour où ils apparaissent au monde, s’ils n’étaient conservés d’abord par la mémoire de l’homme, qui les tisse en récits, puis par ses facultés de fabrication. Du point de vue de la durée pure, les oeuvres d’art sont clairement supérieures à toutes les autres choses; comme elles durent plus longtemps au monde que n’importe quoi d’autre, elles sont les plus mondaines des choses. Davantage, elles sont les seules choses à n’avoir aucune fonction dans le processus vital de la société; à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations. Non seulement elles ne sont pas consommées comme des biens de consommation, ni usées comme des biens d’usage : mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation et d’utilisation, et isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine. Cette mise à distance peut se réaliser par une infinité de voies. Et c’est seulement quand elle est accomplie que la culture, au sens spécifique du terme, vient à l’être ».
=> on a ici trois rapports à la durée : les actions (qui s'évanouissent si on n'en garde pas la mémoire), les objets d'usage et de consommation (destinés à notre usage et voués à l'usure), et les oeuvres d'art (qui sont pour le monde et non pas pour les hommes, et en tant que telles, supérieures au restent en essence et en durée). Que peut bien vouloir dire qu'elles sont pour le monde et pas pour les hommes?
Henri BERGSON
C’est le besoin d’agir, accentué par le langage ordinaire, qui nous voile la réalité
- tandis que les artistes saisissent la réalité dans son caractère mouvant et nuancé
Le rire. Essai sur la signification du comique (1900), PUF, « Quadrige », p. 117
“ Entre la nature et nous, que dis-je? entre nous et notre propre conscience, un voile s'interpose, voile épais pour le commun des mortels, voile léger, presque transparent, pour l'artiste et le poète. Quelle fée a tissé ce voile? Fût-ce par malice ou par amitié? Il fallait vivre, et la vie exige que nous appréhendions les choses dans le rapport qu'elles ont à nos besoins. Vivre consiste à agir. Vivre, c'est n'accepter des objets que l'impression utile pour y répondre par des réactions appropriées ; les autres impressions doivent s'obscurcir et ne nous arriver que confusément (...) Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu'une simplification pratique (...)
Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme, qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d’autres forces ; et fascinés par l’action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans cette zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes (...)
Mais de loin en loin, par distraction, la nature suscite des âmes plus détachées de la vie (...) Si ce détachement était complet, si l'âme n'adhérait plus à l'action par aucune de ses perceptions, elle serait l'âme d'un artiste comme le monde n'en a point vu encore. Elle excellerait dans tous les arts à la fois, ou plutôt elle les fondrait tous en un seul. Elle apercevrait toutes les choses dans leur pureté originelle, aussi les bien les formes, les couleurs et les sons du monde matériel que les plus subtils mouvements du monde intérieur.
Mais c'est trop demander à la nature. Pour ceux mêmes d'entre nous qu'elle a faits artistes, c'est accidentellement et d'un seul côté qu'elle a soulevé le voile. C'est dans une direction seulement qu'elle a oublié d'attacher la perception au besoin. Et comme chaque direction correspond à ce que nous appelons un sens, c'est par un de ses sens, et par ce sens seulement que l'artiste est ordinairement voué à l'art."
=> Bergson oppose notre façon quotidienne et commune d'appréhender les objets du monde de façon superficielle et conventionnelle quand nous avons besoin d'agir, et la capacité à saisir les nuances fugitives de la réalité qui réclame une âme et une attention d'artiste. Notre rapport naturel à la réalité est donc obscurci par une sorte de voile. L'art, par la médiation des oeuvres, rétablit un contact plus direct entre notre conscience et le monde extérieur et intérieur, et nous fait ainsi accéder à une forme de vérité au lieu de l'illusion et du préjugé quotidiens. Les différentes formes d'art correspondraient au "sens" qui est dégagé de sa fonctionnalité, distrait, et ainsi propre à une contemplation de la réalité dans sa singularité mouvante.
Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme, qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d’autres forces ; et fascinés par l’action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans cette zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes (...)
Mais de loin en loin, par distraction, la nature suscite des âmes plus détachées de la vie (...) Si ce détachement était complet, si l'âme n'adhérait plus à l'action par aucune de ses perceptions, elle serait l'âme d'un artiste comme le monde n'en a point vu encore. Elle excellerait dans tous les arts à la fois, ou plutôt elle les fondrait tous en un seul. Elle apercevrait toutes les choses dans leur pureté originelle, aussi les bien les formes, les couleurs et les sons du monde matériel que les plus subtils mouvements du monde intérieur.
Mais c'est trop demander à la nature. Pour ceux mêmes d'entre nous qu'elle a faits artistes, c'est accidentellement et d'un seul côté qu'elle a soulevé le voile. C'est dans une direction seulement qu'elle a oublié d'attacher la perception au besoin. Et comme chaque direction correspond à ce que nous appelons un sens, c'est par un de ses sens, et par ce sens seulement que l'artiste est ordinairement voué à l'art."
=> Bergson oppose notre façon quotidienne et commune d'appréhender les objets du monde de façon superficielle et conventionnelle quand nous avons besoin d'agir, et la capacité à saisir les nuances fugitives de la réalité qui réclame une âme et une attention d'artiste. Notre rapport naturel à la réalité est donc obscurci par une sorte de voile. L'art, par la médiation des oeuvres, rétablit un contact plus direct entre notre conscience et le monde extérieur et intérieur, et nous fait ainsi accéder à une forme de vérité au lieu de l'illusion et du préjugé quotidiens. Les différentes formes d'art correspondraient au "sens" qui est dégagé de sa fonctionnalité, distrait, et ainsi propre à une contemplation de la réalité dans sa singularité mouvante.
Henri BERGSON
la création véritable n’a pas lieu par la pensée seule
mais dans l’affrontement de la pensée avec la matière
« La conscience et la vie », dans L’énergie spirituelle (1919), PUF.
“ La matière provoque et rend possible l’effort. La pensée qui n’est que pensée, l’œuvre d’art qui n’est que conçue, le poème qui n’est que rêvé, ne coûtent pas encore de la peine ; c’est la réalisation matérielle du poème en mots, de la conception artistique en statue ou en tableau, qui demande un effort. L’effort est pénible, mais il est aussi précieux, plus précieux encore que l’œuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus qu’il n’y avait on s’est haussé au-dessus de soi-même. Or cet effort n’eût pas été possible sans la matière : par la résistance qu’elle oppose, elle est à la fois l’obstacle, l’instrument et le stimulant ; elle éprouve notre force, en garde l’empreinte et en appelle l’intensification ”
=> plutôt que d'opposer le projet et sa réalisation, Bergson nous invite à comprendre que les difficultés à transformer la matière en fonction de l'idée initiale font partie du processus créatif et de la maturation du projet.
Une pièce acousmatique de Cyril, pour huit hauts-parleurs :"Résonance"
Une pièce de clarinette sur enregistrement de clarinette composée et interprétée par Yuka.
Une composition en cours de Philippe, pour son DEM, interprétée avec deux Zils : "Plaquatic". Pour en savoir plus le Zil, vous pouvez aller voir le site DaFact ici, la page sur Zil ici.
=> plutôt que d'opposer le projet et sa réalisation, Bergson nous invite à comprendre que les difficultés à transformer la matière en fonction de l'idée initiale font partie du processus créatif et de la maturation du projet.
Emile CHARTIER, dit ALAIN,
création artistique comparée à fabrication technique ou artisanale
Système des beaux-arts
« Il reste à dire en quoi l’artiste diffère de l’artisan. Toutes les fois que l’idée précède et règle l’exécution, c’est industrie. Et encore est-il vrai que l’oeuvre souvent, même dans l’industrie, redresse l’idée en ce sens que l’artisan trouve mieux qu’il n’avait pensé dès qu’il essaie; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d’une idée dans une chose, je dis même d’une idée bien définie comme le dessin d’une maison, est une oeuvre mécanique seulement, en ce sens qu’une machine bien réglée d’abord ferait l’oeuvre à mille exemplaires.
Pensons maintenant au travail du peintre de portrait; il est clair qu’il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu’il emploiera à l’oeuvre qu’il commence; l’idée lui vient à mesure qu’il fait; il serait même rigoureux de dire que l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu’il est spectateur aussi de son oeuvre en train de naître. Et c’est là le propre de l’artiste. Il faut que le génie ait la grâce de la nature, et s’étonne lui-même.
Un beau vers n’est pas d’abord en projet, et ensuite fait; mais il se montre beau au poète; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu’il la fait; et le portrait naît sous le pinceau. La musique est ici le meilleur témoin, parce qu’il n’y a pas alors de différence entre imaginer et faire (…). Le génie ne se connaît que dans l’oeuvre peinte, écrite ou chantée. Ainsi la règle du Beau n’apparaît que dans l’oeuvre et y reste prise, en sorte qu’elle ne peut servir jamais, d’aucune manière, à faire une autre oeuvre. »
=> il y a industrie (ou artisanat) lorsque l’idée précède la fabrication - l’homme qui produit peut alors être remplacé par une machine; il y a création artistique lorsque l’idée de l’oeuvre est produite à mesure que l’oeuvre est réalisée (pas de différence entre imaginer et faire).
Jean-Paul SARTRE,
la fabrication d’un objet technique : le coupe-papier
L'existentialisme est un humanisme (1945)
L'existentialisme est un humanisme (1945)
“ Lorsqu’on considère un objet fabriqué, comme par exemple un coupe-papier, cet objet a été fabriqué par un artisan qui s’est inspiré d’un concept ; il s’est référé au concept de coupe-papier, et également à une technique de production préalable, qui fait partie du concept, et qui est au fond une recette. Ainsi le coupe-papier est à la fois un objet qui se produit d’une certaine manière et qui, d’autre part, a une utilité définie, et on ne peut pas supposer un homme qui produirait un coupe-papier sans savoir à quoi l’objet va servir. Nous dirons donc que, pour le coupe-papier, l’essence – c’est-à-dire l’ensemble des recettes et des qualités qui permettent de le produire et de le définir – précède l’existence ; et ainsi la présence, en face de moi, de tel coupe-papier ou de tel livre est déterminée. Nous avons donc là une vision technique du monde, dans laquelle on peut dire que la production précède l’existence. »
=> même idée que le texte d'ALAIN concernant la technique : il y a d'abord l'idée complète de l'objet à produire, qui inclut le processus de fabrication ("l'essence"), puis la réalisation concrète (la venue à "l'existence").
Les pièces musicales de la soirée
Une pièce acousmatique de Cyril, pour huit hauts-parleurs :"Résonance"
Une pièce de clarinette sur enregistrement de clarinette composée et interprétée par Yuka.
Une composition en cours de Philippe, pour son DEM, interprétée avec deux Zils : "Plaquatic". Pour en savoir plus le Zil, vous pouvez aller voir le site DaFact ici, la page sur Zil ici.
Pour approfondir
Guy DEBORD, La société du spectacle : le film (Guy Debord lit son texte, sur des images) : disponible sur YouTube ici.
Un beau documentaire sur le chorégraphe américain Merce CUNNINGHAM, visible sur Arte jusqu'au 16 janvier 2020 : Merce Cunningham, la danse en héritage, ici. On y voit à la fois sa volonté de créer indéfiniment (à la fin de chaque spectacle, il commence à préparer le suivant) et de transmettre (mais la Merci Cunningham Company est dissoute pour être remplacée par une fondation la Merce Cunnigham Trust puisque le chorégraphe créateur a disparu); et son travail de recherche de nouveaux mouvements à la fois dans les essais avec son propre corps et celui des danseurs en studio et l'utilisation d'un logiciel de chorégraphie qui suggère des mouvements inédits); l'ensemble a vocation à laisser une certaine place à l'aléatoire afin de garder la créativité toujours alerte. Merce Cunningham a travaillé en collaboration avec Rauschenberg, Andy Warhol et Rothko, ainsi que John Cage.
Henri BERGSON, Le rire. Essai sur la signification du comique (1900), PUF, Quadrige (il est possible de télécharger le livre sur le site de l’Uqac : ici) . Surtout les pages 115-131 (De « Quel est l’objet de l’art? » à « un retour à la simple nature »). Présentation du passage dans l'ancienne émission de philosophie de France Culture : Le Gai Savoir, présenté par Raphaël Enthoven, le 26/10/2014 ici.
Tout l'ouvrage s'interroge sur les ressorts du comique, et notre passage est comme une espèce de digression qui permet à la fin de revenir à l'essence de la comédie.
Suite de l'extrait proposé pour préparer la séance : Bergson commence par détailler les formes d'art liées aux différents sens; il établit que l'art dramatique, comme la peinture, la poésie, et la musique, atteint une forme de vérité en montrant la réalité dans sa singularité et son caractère mouvant (déchirant ainsi le voile constitué par le langage), tandis que la comédie fait exception en s'attachant à des généralités.
"Celui-là s'attachera aux couleurs et aux formes, et comme il aime la couleur pour la couleur, la forme pour la forme, comme il les perçoit pour elles et non pour lui, c'est la vie intérieure des choses qu'il verra transparaître à travers leurs formes et leurs couleurs. Il la fera entrer peu à peu dans notre perception déconcertée. Pour un moment au moins, il nous détachera des préjugés de forme et de couleur qui s'interposaient entre notre oeil et la réalité. Et il réalisera ainsi la plus haute ambition de l'art, qui est ici de nous révéler la nature. D'autres se replieront sur eux-mêmes. Sous les mille actions naissantes qui dessinent au dehors un sentiment, derrière le mot banal et social qui exprime et recouvre un état d'âme individuel, c'est le sentiment, c'est l'état d'âme qu'ils iront chercher simple et pur. Et pour nous induire à tenter le même effort sur nous-mêmes, ils s'ingénieront à nous faire voir quelque chose de ce qu'ils auront vu : par des arrangements rythmés de mots, qui arrivent ainsi à s'organiser ensemble et à s'animer d'une vie originale, ils nous disent, ou plutôt ils nous suggèrent, des choses que le langage n'était pas fait pour exprimer. D'autres creuseront plus profondément encore. Sous ces joies et ces tristesses qui peuvent à la rigueur se traduire en paroles, ils saisiront quelque chose qui n'a plus rien de commun avec la parole, certains rythmes de vie et respirations qui sont plus intérieurs à l'homme que ses sentiments intérieurs, étant la loi vivante, variable avec chaque personne, de sa dépression et de son exaltation, de ses regrets et de ses espérances. En dégageant, en accentuant cette musique, ils l'imposeront à notre attention; ils feront que nous nous y insérerons involontairement nous-mêmes, comme des passants qui entrent dans une danse. Et par là ils nous amèneront à ébranler aussi, tout au fond de nous, quelque chose qui attendait le moment de vibrer. Ainsi, qu'il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l'art n'a d'autre objet que d'écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même. (...)
L'art dramatique (...) va chercher et amène à la pleine lumière une réalité profonde qui nous est voilée, souvent dans notre intérêt même, par les nécessités de la vie. Quelle est cette réalité? Quelles sont ces nécessités? Toute poésie exprime des états d'âme. Mais parmi ces états, il en est qui naissent surtout du contact de l'homme avec ses semblables. Ce sont les sentiments les plus intenses et aussi les plus violents. (...) Si l'homme s'abandonnait au mouvement de sa nature sensible, s'il n'y avait ni loi sociale ni loi morale, ces explosions de sentiments violents seraient l'ordinaire de la vie. Mais il est utile que ces explosions soient conjurées. Il est nécessaire que l'homme vive en société, et s'astreigne par conséquent à une règle. Et ce que l'intérêt conseille, la raison l'ordonne : il y a un devoir, et notre destination est d'obéir. Sous cette double influence a dû se former pour le genre humain une couche superficielle de sentiments et d'idées qui tendent à l'immutabilité, qui voudraient du moins être communs à tous les hommes, et qui recouvrent, quand ils n'ont pas la force de l'étouffer, le feu intérieur des passions individuelles. Le lent progrès de l'humanité vers une vie sociale de plus en plus pacifiée a consolidé cette couche peu à peu, comme la vie de notre planète elle-même a été un long effort pour recouvrir d'une pellicule fine et froide la masse ignée des métaux en ébullition. Mais il y a des éruptions volcaniques. Et si la terre était un être vivant, comme le voulait la mythologie, elle aimerait peut-être, tout en se reposant, rêver à ces explosions brusques où tout à coup elle se ressaisit dans ce qu'elle a de plus profond. C'est un plaisir de ce genre que le drame nous procure. (...) Ce qui nous a intéressé c'est moins ce qu'on nous a raconté d'autrui que ce qu'on nous a fait entrevoir de nous, tout un monde confus de choses vagues qui auraient voulu être, et qui, par bonheur pour nous, n'ont pas été. (...)
L'art vise toujours l'individuel. Ce que le peintre fixe sur la toile, c'est ce qu'il a vu en un certain lieu, certain jour, à certaine heure, avec des couleurs qu'on ne reverra pas. Ce que le poète chante, c'est un état d'âme qui fut le sien, et le sien seulement, et qui ne sera jamais plus. Ce que le dramaturge nous met sous les yeux, c'est le déroulement d'une âme, c'est une trame vivante de sentiments et d'événements, quelque chose enfin qui s'est présenté une fois pour ne plus se reproduire jamais. Nous aurons beau donner à ces sentiments des noms généraux; dans une autre âme, ils ne seront plus la même chose. Ils seront individualisés.
(...) On a confondu deux choses très différentes : la généralité des objets et celle des jugements qu'on porte sur eux. De ce qu'un sentiment est reconnu généralement pour vrai, il ne suit pas que ce soit un sentiment général. Rien de plus singulier que le personnage de Hamlet. S'il ressemble par certains côtés à d'autres hommes, ce n'est pas par là qu'il nous intéresse le plus. Mais il est universellement accepté, universellement tenu pour vivant. C'est en ce sens seulement qu'il est d'une vérité universelle. De même pour les autres produits de l'art. Chacun d'eux est singulier, mais il finira, s'il porte la marque du génie, par être accepté de tout le monde. Et s'il est unique en son genre, à quel signe reconnaît-on qu'il est vrai? Nous le reconnaissons, je crois, à l'effort même qu'il nous amène à faire sur nous pour voir sincèrement à notre tour. La sincérité est communicative. Ce que l'artiste a vu, nous ne le reverrons pas, sans doute, du moins pas tout à fait de même; mais s'il l'a vu pour tout de bon, l'effort qu'il a fait pour écarter le voile s'impose à notre imitation. Son oeuvre est un exemple qui nous sert de leçon. Et à l'efficacité de la leçon se mesure précisément la vérité de l'oeuvre. La vérité porte donc en elle-même une puissance de conviction, de conversion même, qui est la marque à laquelle elle se reconnaît. Plus grande est l'oeuvre et plus profonde est la vérité entrevue, plus l'effet pourra s'en faire attendre, mais aussi plus cet effet tendra à devenir universel. L'universalité est donc ici dans l'effet, et non pas dans la cause.
Tout autre est l'objet de la comédie. Ici la généralité est dans l'oeuvre même. La comédie peint des caractères que nous avons rencontrés, que nous rencontrerons encore sur notre chemin. Elle note des ressemblances. Elle vise à mettre sous nos yeux des types."
Le héros de tragédie est une individualité unique, un individu, le personnage de comédie est un type, un genre. Dans l'élaboration de l'oeuvre, on a donc deux méthodes d'observation très différentes.
"Si paradoxale que cette assertion puisse paraître, nous ne croyons pas que l'observation des autres hommes soit nécessaire au poète tragique (...) Ce qui nous intéresse, en effet, dans l'oeuvre du poète, c'est la vision de certains états d'âme très profonds ou de certains conflits très intérieurs. Or cette vision ne peut pas s'accomplir du dehors." Le poète a-t-il éprouvé toutes les émotions qu'il décrit? "Peut-être faudrait-il distinguer ici entre la personnalité qu'on a et celle qu'on aurait pu avoir. Notre caractère est l'effet d'un choix qu'on renouvelle sans cesse. (...) Je veux bien que Shakespeare n'ait été ni Macbeth, ni Hamlet, ni Othello; mais il eût été ces personnages divers si les circonstances d'une part, le consentement de sa volonté de l'autre, avaient amené à l'état d'éruption violente ce qui ne fut chez lui que poussée intérieure (...) Si les personnages que crée le poète nous donnent l'impression de la vie, c'est qu'ils sont le poète lui-même, le poète multiplié, le poète s'approfondissant lui-même dans un effort d'observation intérieure si puissant qu'il saisit le réel et reprend, pour en faire une oeuvre complète, ce que la nature laissa en lui à l'état d'ébauche ou de simple projet.
Tout autre est le genre d'observation d'où naît la comédie. C'est une observation extérieure", qui s'exerce sur les autres hommes et prend ainsi un caractère de généralité."
Bergson conclut à propos de la comédie qu'à la différence des autres arts qui sont vraiment désintéressés, elle est "mitoyenne entre l'art et la vie" : en organisant le rire, qui sert toujours à "corriger et instruire", elle "suit une des impulsions de la vie sociale."
Les deux sources de la morale et de la religion (1932), PUF, Quadrige, 1988, p. 36-44 : l'émotion créatrice. Au cours d'une réflexion ce qui nous pousse réellement à agir moralement, Bergson explore la force des émotions et fait un parallèle avec le rôle de l'émotion dans l'art : après avoir rappelé que les artistes créent des émotions nouvelles (par exemple Rousseau avec ses formulations du sentiment de la nature dans les Rêveries du promeneur solitaire, ou les musiciens en l'absence de mots avec toutes les émotions de l'âme que nous essayons dans un second temps de décrire avec des mots), il distingue deux sortes d'émotions : l'émotion créatrice est celle qui permet à l'intelligence de trouver des solutions aux problèmes, de faire fusionner des idées nouvelles qui s'exprimeront dans des expressions inédites, dans un effort douloureux et créateur.
Plusieurs émissions des Chemins de la philosophie sur France Culture sont consacrées à Bergson.
Voici également un extrait de L'essai sur les données immédiates de la conscience (1889), PUF, Quadrige, 1991, p. 97-98 - qui développe celui indiqué plus haut pour préparer la séance, sur l'influence du langage courant.
Voici également un extrait de L'essai sur les données immédiates de la conscience (1889), PUF, Quadrige, 1991, p. 97-98 - qui développe celui indiqué plus haut pour préparer la séance, sur l'influence du langage courant.
“ Nous tendons instinctivement à solidifier nos impressions, pour les exprimer par le langage. De là vient que nous confondons le sentiment même, qui est dans un perpétuel devenir, avec son objet extérieur permanent, et surtout avec le mot qui exprime cet objet […]
Mais en réalité, il n’y a ni sensations identiques ni goûts multiples ; car sensations et goûts m’apparaissent comme des choses dès que je les isole et que je les nomme, et il n’y a guère dans l’âme humaine que des progrès. Ce qu’il faut dire, c’est que toute sensation se modifie en se répétant, et que si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain, c’est parce que je l’aperçois maintenant à travers l’objet qui est en cause, à travers le mot qui la traduit. Cette influence du langage sur la sensation est plus profonde qu’on ne le pense généralement. Non seulement le langage nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée. Ainsi quand je mange d’un mets réputé exquis, le nom qu’il porte, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrai croire que la saveur me plaît, alors qu’un léger effort d’attention me prouverait le contraire. Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun, et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. Pour lutter à armes égales, celles-ci devraient s’exprimer par des mots précis ; mais ces mots, à peine formés, se retourneraient contre la sensation qui leur donna naissance, et inventés pour témoigner que la sensation est instable, ils lui imposeraient leur propre stabilité.
Nulle part cet écrasement de la conscience immédiate n’est aussi frappant que dans les phénomènes de sentiment. Un amour violent, une mélancolie profonde envahissent notre âme : ce sont mille éléments divers qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans la moindre tendance à s’extérioriser les uns par rapport aux autres ; leur originalité est à ce prix. Déjà ils se déforment quand nous démêlons dans leur masse confuse une multiplicité numérique : que sera-ce quand nous les déploierons, isolés les uns des autres, dans ce milieu homogène qu’on appellera maintenant, comme on voudra, temps ou espace ? […] Nous croyons avoir analysé le sentiment, nous lui avons substitué en réalité une juxtaposition d’états inertes, traduisibles en mots, et qui constituent chacun l’élément commun, le résidu par conséquent impersonnel, des impressions ressenties dans un cas donné par la société entière. Et c’est pourquoi nous raisonnons sur ces états et leur appliquons notre logique simple : les ayant érigés en genres par cela seul que nous les isolions les uns des autres, nous les avons préparés pour servir à une déduction future. Que si maintenant quelque romancier hardi, déchirant la toile habilement tissée de notre moi conventionnel, nous montre sous cette logique apparente une absurdité fondamentale, sous cette juxtaposition d’états simples une pénétration infinie de mille impressions diverses qui ont déjà cessé d’être au moment où nous les nommons, nous le louons de nous avoir mieux connus que nous ne nous connaissons nous-mêmes. Il n’en est rien cependant, et par cela même qu’il déroule notre sentiment dans un temps homogène, et en exprime les éléments par des mots, il ne nous en présente qu’une ombre à son tour : seulement, il a disposé cette ombre de manière à nous faire soupçonner la nature extraordinaire et illogique de l’objet qui la projette ; il nous a invités à la réflexion en mettant dans l’expression extérieure quelque chose de cette contradiction, de cette pénétration mutuelle, qui constitue l’essence même des éléments exprimés. Encouragés par lui, nous avons écarté pour un instant le voile que nous interposions entre notre conscience et nous. Il nous a remis en présence de nous-mêmes. ”
Martin HEIDEGGER, « L’origine de l’oeuvre d’art », dans Les chemins qui ne mènent nulle part (1949), Gallimard, Tel, 1962, p. 13-98. Lecture stimulante mais difficile (à lire plusieurs fois, ruminer etc.).
Présentation de l’opposition entre la vision technique du monde et l’ouverture offerte par l’art par Hélène DEVISSAGUET (niveau prépa, deux conférences d’une heure environ, sur le site du lycée international de Sèvres, dans le cadre du projet Europe Education Ecole, ici
Voici un extrait de "L'origine de l'oeuvre d'art"
Voici un extrait de "L'origine de l'oeuvre d'art"
« Prenons un produit connu : une paire de souliers de paysans. Pour les décrire, point n’est besoin de les avoir sous les yeux. Tout le monde en connaît. Mais comme il y va d’une description directe, il peut sembler bon de faciliter la vision sensible. Il suffit pour cela d’une illustration. Nous choisissons à cet effet un célèbre tableau de Van Gogh, qui a souvent peint de telles chaussures. Mais qu’y a-t-il là à voir? Chacun sait de quoi se compose un tel soulier (…)
L’être-produit du produit réside dans son utilité. Mais qu’en est-il de cette dernière? Saisissons-nous déjà, avec elle, ce qu’il y a de proprement produit dans le produit? Ne devons-nous pas, pour y arriver, considérer lors de son service le produit servant à quelque chose? C’est la paysanne aux champs qui porte ces souliers. Là seulement ils sont ce qu’ils sont. Ils le sont de manière d’autant plus franche que la paysanne, durant son travail, y pense moins, ne les regardant point, ne les sentant même pas. Elle est debout et elle marche avec ses souliers. (…) »
Dans le tableau de Van Gogh on ne sait même pas où sont posés les souliers. « Et pourtant…
Dans l’obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles s’étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. A travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre, son don tacite du grain murissant, son secret refus d’elle-même dans l’aride jachère du champ hivernal. A travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. Ce produit appartient à la terre, il est à l’abri dans le monde de la paysanne. Au sein de cette appartenance protégée, le produit repose en lui-même.
Tout cela nous ne lisons peut-être que sur les souliers du tableau. La paysanne, par contre, porte tout simplement les souliers. Mais ce « tout simplement » est-il si simple? » La paysanne ne regarde pas se souliers, elle sait qu’ils sont là et compte dessus, s’attend à ce qu’ils remplissent leur rôle, qu’ils soient utiles.
« L’être-produit du produit a été trouvé. Mais de quelle manière? (…) Nous n’avons rien fait que nous mettre en face du tableau de Van Gogh. C’est lui qui a parlé. La proximité de l’oeuvre nous a soudain transportés ailleurs que là où nous avons coutume d’être.
L’oeuvre d’art nous a fait savoir ce qu’est en vérité la paire de souliers (…)
La toile de Van Gogh est l’ouverture de ce que le produit, la paire de souliers de paysan, est en vérité. Cet étant fait son apparition dans l’éclosion de son être. L’éclosion de l’étant, les Grecs la nommaient « alètheia » (…).
« Il s’agit dans l’oeuvre non pas de la reproduction de ce qu’on a sous les yeux, mais plutôt de la restitution en elle d’une commune présence des choses ».
=> en nous mettant à distance par rapport aux produits du quotidien, les oeuvres d’art nous arrachent à la familiarité que nous avons avec eux qui nous les rend invisibles, et nous permet d’établir une relation de proximité dans laquelle nous accédons à leur vérité.
"Aletheia", le terme grec pour "vérité", signifie étymologiquement : dévoilement, manifestation de ce qui était caché.
"Aletheia", le terme grec pour "vérité", signifie étymologiquement : dévoilement, manifestation de ce qui était caché.
Hannah ARENDT, « La crise de la culture » dans La crise de la culture, Gallimard, Folio essais, p. 253-288. Lecture dense. Elle s’interroge sur la « culture de masse », sur ce que devient la culture quand la distinction entre bonne société et population disparaît dans la « société de masse ». Le passage qui nous intéresse ici est celui qui analyse la temporalité des oeuvres d’art.
Voici un autre extrait qui détaille l'opposition entre loisir (divertissement) et culture (au sens ancien du mot loisir : skholê, temps libéré pour les activités essentielles) (p. 262) :
"Peut-être la différence fondamentale entre société et société de masse est-elle que la société veut la culture, évalue et dévalue les choses culturelles comme marchandises sociales, en use et abuse pur ses propres fins égoïstes, mais ne les "consomme" pas. Même sous leur forme la plus éculée, ces choses demeurent choses, et conservent un certain caractère d'objectivité. Elles se désintègrent jusqu'à ressembler à un tas de pierre mais ne disparaissent pas. La société de masse, au contraire, ne veut pas la culture mais les loisirs (entertainment), et les articles offerts par l'industrie des loisirs, sont bel et biens consommés par la société comme tous les autres objets de consommation. Les produits nécessaires aux loisirs servent le processus vital de la société, même s'ils ne sont peut-être pas aussi nécessaires à sa vie que le pain et la viande. Ils servent, comme on dit, à passer le temps, et le temps vide qui est ainsi passé n'est pas le temps de l'oisiveté - c'est-à-dire le temps où nous sommes libres de tout souci et activité nécessaire de par le processus vital, et, par là, libres pour le monde et sa culture; c'est bien plutôt le temps de reste, encore biologiquement déterminé dans la nature, qui reste après le travail et le sommeil ont reçu leur dû. Le temps vide que les loisirs sont supposés remplir est un hiatus dans le cycle biologiquement conditionné du travail - dans le "métabolisme de l'homme avec la nature" comme dit Marx."
L'extrait suivant oppose de nouveau loisir et culture (ou art) (p. 265) :
"La culture concerne les objets et est un phénomène du monde; le loisir concerne les gens et est un phénomène de la vie. Un objet est culturel selon la durée de sa permanence; son caractère durable est l'exact opposé du caractère fonctionnel, qualité qui le fait disparaître à nouveau du monde phénoménal par utilisation et par usure. (...) La vie est indifférente à la choséité d'un objet, elle exige que chaque chose soit fonctionnelle, et satisfasse certains besoins. La culture se trouve menacée quand tous les objets et les choses du monde, produits par le présent ou par le passé, sont traités comme de pures fonctions du processus vital de la société, comme s'ils n'étaient là que pour satisfaire quelque besoin. Et pour cet utilitarisme de la fonction, cela ne joue pratiquement pas que les besoins en question soient d'un ordre élevé ou inférieur. Que les arts soient fonctionnels, que les cathédrales satisfassent un besoin religieux, qu'un tableau soit né du besoin d'un individu peintre de s'exprimer, que le spectateur le regarde par désir de se perfectionner, toutes ces questions ont si peu de rapport avec l'art et sont historiquement si neuves qu'on est tenté simplement de les écarter comme des préjugés modernes. Les cathédrales furent bâties ad majorem gloriam Dei; si, comme constructions, elles servaient certainement les besoins de la communauté, leur beauté élaborée ne pourra jamais être expliquée par ces besoins, qui auraient être satisfaits tout aussi bien par quelque indescriptible bâtisse. Leur beauté transcende tout besoin, et les fait durer à travers les siècles. Mais si la beauté beauté d'une cathédrale comme d'un bâtiment séculier, transcende besoins et fonctions, jamais elle ne transcende le monde, même s'il arrive que l'oeuvre ait un contenu religieux. Au contraire, c'est la beauté même de l'art religieux qui transforme les contenus et les soucis religieux ou autres de ce monde en réalités mondaines tangibles. En ce sens, tout art est séculier, et la particularité de l'art religieux est seulement qu'il "sécularise" réifie et transforme en présence "objective", tangible, mondaine, ce qui n'existait auparavant qu'en dehors du monde - où il n'importe de suivre la religion traditionnelle et de localiser de "dehors" dans l'au-delà d'un avenir, ou bien de suivre les explications modernes et de le localiser au plus intimes replis du coeur humain."
Hannah ARENDT, La condition de l’homme moderne, Pocket. Lecture difficile. Elle y distingue trois grandes sphères de l'activité humaine : le travail, l'oeuvre et l'action.
Voici un autre extrait qui détaille l'opposition entre loisir (divertissement) et culture (au sens ancien du mot loisir : skholê, temps libéré pour les activités essentielles) (p. 262) :
"Peut-être la différence fondamentale entre société et société de masse est-elle que la société veut la culture, évalue et dévalue les choses culturelles comme marchandises sociales, en use et abuse pur ses propres fins égoïstes, mais ne les "consomme" pas. Même sous leur forme la plus éculée, ces choses demeurent choses, et conservent un certain caractère d'objectivité. Elles se désintègrent jusqu'à ressembler à un tas de pierre mais ne disparaissent pas. La société de masse, au contraire, ne veut pas la culture mais les loisirs (entertainment), et les articles offerts par l'industrie des loisirs, sont bel et biens consommés par la société comme tous les autres objets de consommation. Les produits nécessaires aux loisirs servent le processus vital de la société, même s'ils ne sont peut-être pas aussi nécessaires à sa vie que le pain et la viande. Ils servent, comme on dit, à passer le temps, et le temps vide qui est ainsi passé n'est pas le temps de l'oisiveté - c'est-à-dire le temps où nous sommes libres de tout souci et activité nécessaire de par le processus vital, et, par là, libres pour le monde et sa culture; c'est bien plutôt le temps de reste, encore biologiquement déterminé dans la nature, qui reste après le travail et le sommeil ont reçu leur dû. Le temps vide que les loisirs sont supposés remplir est un hiatus dans le cycle biologiquement conditionné du travail - dans le "métabolisme de l'homme avec la nature" comme dit Marx."
L'extrait suivant oppose de nouveau loisir et culture (ou art) (p. 265) :
"La culture concerne les objets et est un phénomène du monde; le loisir concerne les gens et est un phénomène de la vie. Un objet est culturel selon la durée de sa permanence; son caractère durable est l'exact opposé du caractère fonctionnel, qualité qui le fait disparaître à nouveau du monde phénoménal par utilisation et par usure. (...) La vie est indifférente à la choséité d'un objet, elle exige que chaque chose soit fonctionnelle, et satisfasse certains besoins. La culture se trouve menacée quand tous les objets et les choses du monde, produits par le présent ou par le passé, sont traités comme de pures fonctions du processus vital de la société, comme s'ils n'étaient là que pour satisfaire quelque besoin. Et pour cet utilitarisme de la fonction, cela ne joue pratiquement pas que les besoins en question soient d'un ordre élevé ou inférieur. Que les arts soient fonctionnels, que les cathédrales satisfassent un besoin religieux, qu'un tableau soit né du besoin d'un individu peintre de s'exprimer, que le spectateur le regarde par désir de se perfectionner, toutes ces questions ont si peu de rapport avec l'art et sont historiquement si neuves qu'on est tenté simplement de les écarter comme des préjugés modernes. Les cathédrales furent bâties ad majorem gloriam Dei; si, comme constructions, elles servaient certainement les besoins de la communauté, leur beauté élaborée ne pourra jamais être expliquée par ces besoins, qui auraient être satisfaits tout aussi bien par quelque indescriptible bâtisse. Leur beauté transcende tout besoin, et les fait durer à travers les siècles. Mais si la beauté beauté d'une cathédrale comme d'un bâtiment séculier, transcende besoins et fonctions, jamais elle ne transcende le monde, même s'il arrive que l'oeuvre ait un contenu religieux. Au contraire, c'est la beauté même de l'art religieux qui transforme les contenus et les soucis religieux ou autres de ce monde en réalités mondaines tangibles. En ce sens, tout art est séculier, et la particularité de l'art religieux est seulement qu'il "sécularise" réifie et transforme en présence "objective", tangible, mondaine, ce qui n'existait auparavant qu'en dehors du monde - où il n'importe de suivre la religion traditionnelle et de localiser de "dehors" dans l'au-delà d'un avenir, ou bien de suivre les explications modernes et de le localiser au plus intimes replis du coeur humain."
Hannah ARENDT, La condition de l’homme moderne, Pocket. Lecture difficile. Elle y distingue trois grandes sphères de l'activité humaine : le travail, l'oeuvre et l'action.
Une série des Chemins de la philosophie sur France Culture est consacrée à d’autres essais de la Crise de la culture. (émissions de 50 min) : ici
Pour découvrir la philosophe engagée, élève et amante de Heidegger, le biopic Hannah Arendt, de Marguerite VON TROTTA est très bien; il met en lumière son engagement dans le questionnement philosophique et politique au moment du procès du nazi Eichmann. Un extrait de sa tirade de la fin ici.
Maurice MERLEAU-PONTY, L’oeil et l’esprit, 1964, Gallimard, Folio essais. Texte assez court (moins de 100 pages), qui oppose la science qui cherche à manipuler les choses et l’art qui cherche à les habiter (exemples : peinture, poésie).
Il appartient au courant de la phénoménologie : même inspiration que HEIDEGGER.
Critique décapante de la notion de génie par Friedrich NIETZSCHE, deux extraits de Humain trop humain, § 155 et 162
"Croyance à l'inspiration. Les artistes ont quelque intérêt à ce qu'on croie à leurs intuitions subites, à leurs prétendues inspirations ; comme si l'idée de l'œuvre d'art, du poème, la pensée fondamentale d'une philosophie tombaient du ciel tel un rayon de la grâce. En vérité, l'imagination du bon artiste, ou penseur, ne cesse pas de produire, du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé et exercé, rejette, choisit, combine ; on voit ainsi aujourd'hui, par les Carnets de Beethoven, qu'il a composé ses plus magnifiques mélodies petit à petit, les tirant pour ainsi dire d'esquisses multiples. Quant à celui qui est moins sévère dans son choix et s'en remet volontiers à sa mémoire reproductrice, il pourra le cas échéant devenir un grand improvisateur ; mais c'est un bas niveau que celui de l'improvisation artistique au regard de l'idée choisie avec peine et sérieux pour une œuvre. Tous les grands hommes étaient de grands travailleurs, infatigables quand il s'agissait d'inventer, mais aussi de rejeter, de trier, de remanier, d'arranger."
"Culte du génie par vanité. L'activité du génie ne paraît pas le moins du monde quelque chose de foncièrement différent de l'activité de l'inventeur en mécanique, du savant astronome ou historien, du maître en tactique. Toutes ces activités s'expliquent si l'on se représente des hommes dont la pensée est active dans une direction unique, qui utilisent tout comme matière première, qui ne cessent d'observer diligemment leur vie intérieure et celle d'autrui, qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens. Le génie ne fait rien que d'apprendre d'abord à poser des pierres [...].
D'où vient donc cette croyance qu'il n'y a de génie que chez l'artiste, l'orateur ou le philosophe ? qu'eux seuls ont une « intuition » ? (mot par lequel on leur attribue une sorte de lorgnette merveilleuse avec laquelle ils voient directement dans l'« être » !). Les hommes ne parlent intentionnellement de génie que là où les effets de la grande intelligence leur sont le plus agréables et où ils ne veulent pas d'autre part éprouver d'envie. Nommer quelqu'un « divin » c'est dire : « ici nous n'avons pas à rivaliser ». En outre : tout ce qui est fini, parfait, excite l'étonnement, tout ce qui est en train de se faire est dépréciée Or personne ne veut voir dans l'œuvre de l'artiste comment elle s'est faite ; c'est son avantage, car partout où l'on peut assister à la formation, on est un peu refroidi. L'art achevé de l'expression écarte toute idée de devenir ; il s'impose tyranniquement comme une perfection actuelle. Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l'expression qui passent pour géniaux, et non les hommes de science. En réalité cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu'un enfantillage de la raison."
Sur la dimension fondamentale du travail dans la construction de soi, à travers l'expérience de l'échec et de la nécessité pour nous de mettre en oeuvre notre endurance et nos compétences pour le surmonter, les analyses du psychologue Christophe DEJOURS me semblent particulièrement éclairantes. Un long entretien dans l'excellent documentaire J'ai très mal au travail (extraits sur Youtube à partir d'ici)
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