Deux films magnifiques :
Des hommes et des dieux (les moines de Tibhirine sont dans un engagement total mais on voit aussi un moment de délibération où chacun est invité à donner un sens à son engagement, à exprimer ses doutes et éventuellement réinterpréter sa décision initiale)
Le chant du loup (les militaires en s'engageant dans l'armée se sont engagés à obéir à la hiérarchie et aux protocoles sans discuter)
Voir aussi le texte sur la promesse de l'atelier 3 sur la politesse, extrait de la 1ère section des Fondements de la métaphysique des moeurs; les textes qui l'accompagnaient, sur l'impératif catégorique sont ici
Des hommes et des dieux (les moines de Tibhirine sont dans un engagement total mais on voit aussi un moment de délibération où chacun est invité à donner un sens à son engagement, à exprimer ses doutes et éventuellement réinterpréter sa décision initiale)
Le chant du loup (les militaires en s'engageant dans l'armée se sont engagés à obéir à la hiérarchie et aux protocoles sans discuter)
S’engager
est-ce renoncer à sa liberté ?
DESCARTES,
Discours
de la méthode (1637)
les
maximes de la morale provisoire : règles de vie à suivre en
attendant de découvrir une vérité certaine grâce à la méthode
La
première était d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays,
retenant constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce
d’être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre
chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées
de l’excès, qui fussent communément reçues en pratique par les
mieux sensés de ceux avec lesquels j’aurais à vivre. Car,
commençant dès lors à ne compter pour rien les miennes propres, à
cause que je les voulais remettre toutes à l’examen, j’étais
assuré de ne pouvoir mieux que de suivre celles des mieux sensés.
Et encore qu’il y en ait peut-être bien d’aussi sensés parmi
les Perses ou les Chinois que parmi nous, il me semblait que le plus
utile était de me régler selon ceux avec lesquels j’aurais à
vivre ; et que, pour savoir quelles étaient véritablement
leurs opinions, je devais plutôt prendre garde à ce qu’ils
pratiquaient qu’à ce qu’ils disaient ; non seulement à
cause qu’en la corruption de nos mœurs il y a peu de gens qui
veuillent dire ce qu’ils croient, mais aussi à cause que plusieurs
l’ignorent eux-mêmes ; car l’action de la pensée par
laquelle on croit une chose, étant différente de celle par laquelle
on connaît qu’on la croit, elles sont souvent l’une sans
l’autre. Et entre plusieurs opinions également reçues je ne
choisissais que les plus modérées, tant à cause que ce sont
toujours les plus commodes pour la pratique, et vraisemblablement les
meilleures, tout excès ayant coutume d’être mauvais ; comme
aussi afin de me détourner moins du vrai chemin, en cas que je
faillisse, que si, ayant choisi l’un des extrêmes, c’eût été
l’autre qu’il eût fallu suivre. Et,
particulièrement,
je mettais entre les excès toutes les promesses par lesquelles on
retranche quelque chose de sa liberté.
Non que je désapprouvasse les lois qui, pour remédier à
l’inconstance des esprits faibles, permettent, lorsqu’on a
quelque bon dessein, ou même pour la sûreté du commerce, qu’on
fasse des vœux ou des contrats qui obligent à y persévérer ;
mais à cause que je ne voyais au monde aucune chose qui demeurât
toujours en même état, et que, pour mon particulier, je me
promettais de perfectionner de plus en plus mes jugements, et non
point de les rendre pires, j’eusse pensé commettre une grande
faute contre le bon sens, si, pour ce que j’approuvais alors
quelque chose, je me fusse obligé de la prendre pour bonne encore
après, lorsqu’elle aurait peut-être cessé de l’être, ou que
j’aurais cessé de l’estimer telle.
Ma
seconde maxime était d’être
le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais,
et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus
douteuses, lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles
eussent été très assurées. Imitant en ceci les voyageurs qui, se
trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en
tournoyant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, ni encore
moins de s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus
droit qu’ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point
pour de faibles raisons, encore que ce n’ait peut-être été au
commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le
choisir. Et ainsi les actions de la vie ne souffrant aucun délai,
c’est une vérité très certaine que, lorsqu’il n’est pas en
notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous devons
suivre les plus probables ; et même qu’encore que nous ne
remarquions point davantage de probabilité aux unes qu’aux autres,
nous devons néanmoins nous déterminer à quelques unes, et les
considérer après, non plus comme douteuses en tant qu’elles se
rapportent à la pratique, mais comme très vraies et très
certaines, à cause que la raison qui nous y a fait déterminer se
trouve telle. Et ceci fut capable dès lors de me délivrer de tous
les repentirs et les remords qui ont coutume d’agiter les
consciences de ces esprits faibles et chancelants, qui se laissent
aller inconstamment à pratiquer comme bonnes les choses qu’ils
jugent après être mauvaises. »
Jean-Paul
SARTRE, L’existentialisme
est un humanisme (1946)
« L’existentialisme
athée, que je représente […] déclare que si
Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence
précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être
défini par aucun concept et que cet être, c’est l’homme
ou, comme dit Heidegger, la réalité-humaine. Qu’est-ce que
signifie ici que l’existence précède l’essence ? Cela
signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le
monde, et qu’il se définit après. L’homme, tel que le conçoit
l’existentialiste, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il
n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il
sera tel qu’il se sera fait.
Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de
Dieu pour la concevoir. L’homme est seulement, non seulement tel
qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit
après l’existence, comme il se veut après cet élan vers
l’existence, l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se
fait. Tel est le premier principe de l’existentialisme »
« Ce
que les gens veulent, c’est qu’on naisse lâche ou héros. [...]
Et au fond, c’est cela que les gens souhaitent penser : si
vous naissez lâches, vous serez parfaitement tranquilles, vous n’y
pouvez rien, vous serez lâche toute votre vie, quoi que vous
fassiez ; si vous naissez héros, vous serez aussi parfaitement
tranquille, vous serez héros toute votre vie, vous boirez comme un
héros, vous mangerez comme un héros. Ce que dit l’existentialiste,
c’est que le lâche se fait lâche, que le héros se fait héros ;
il y a toujours une possibilité pour le lâche de ne plus être
lâche, et pour le héros de cesser d’être un héros. Ce
qui compte, c’est l’engagement total,
et ce n’est pas un cas particulier, une action particulière, qui
vous engagent totalement. »
« Dostoïevsky
avait écrit : « Si
Dieu n’existait pas, tout serait permis ».
C’est là le point de départ de l’existentialisme. En effet,
tout est permis si Dieu n’existe pas, et par conséquent l’homme
est délaissé, parce qu’il ne trouve ni en lui ni hors de lui une
possibilité de s’accrocher. Il ne trouve d’abord pas d’excuses.
Si, en effet, l’existence précède l’essence, on ne pourra
jamais l’expliquer par référence à une nature humaine donnée et
figée ; autrement dit,
il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme est
liberté. Si, d’autre part, Dieu n’existe pas, nous ne trouvons
pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre
conduite. Ainsi,
nous n’avons ni derrière nous, ni devant nous, le domaine lumineux
des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous
sommes seuls, sans excuses.
C’est ce que j’exprimerai en disant que l’homme
est condamné à être libre.
Condamné, parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et par
ailleurs cependant libre, parce qu’une fois jeté dans le monde, il
est responsable de tout ce qu’il fait. »
Jean-Paul
SARTRE, La
république du silence
« Jamais
nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande.
Nous avions perdu tous nos droits et d’abord celui de parler ;
on nous insultait en face chaque jour et il fallait nous taire ;
on nous déportait en masse, comme travailleurs, comme Juifs, comme
prisonniers politiques ; partout sur les murs, dans les
journaux, sur l’écran, nous retrouvions cet immonde et fade visage
que nos oppresseurs voulaient nous donner de nous-mêmes : à
cause de tout cela nous étions libres. Puisque le venin nazi se
glissait jusque dans notre pensée, chaque pensée juste était une
conquête ; puisqu’une police toute-puissante cherchait à
nous contraindre au silence, chaque parole devenait précieuse
comme
une déclaration de principe ; puisque nous étions traqués,
chacun de nos gestes avait le poids d’un engagement. Les
circonstances souvent atroces de notre combat nous mettaient enfin à
même de vivre, sans fard et sans voile, cette situation déchirée,
insoutenable qu’on appelle la condition humaine.
[…] [A] chaque seconde nous vivions dans sa plénitude le sens de
cette petite phrase banale : " Tous les hommes sont
mortels. " Et le choix que chacun faisait de lui-même était
authentique puisqu’il se faisait en présence de la mort, puisqu’il
aurait toujours pu s’exprimer sous la forme « Plutôt la mort
que... » […] « Si on me torture, tiendrai-je le
coup ? » Ainsi la
question même de la liberté était posée et nous étions au bord
de la connaissance la plus profonde que l’homme peut avoir de
lui-même. »
Emmanuel
KANT,
Qu’est-ce que les Lumières ? (1784)
Qu’implique
notre engagement dans la vie sociale ?
« Les
lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état
de minorité, où il se maintient par sa propre faute.
[...]
La
paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si
grand nombre d’hommes, alors que la nature les a affranchis depuis
longtemps de toute direction étrangère (naturaliter
maiorennes),
restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs ; et
qu’il soit si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs.
[...]
Or,
pour répandre ces lumières, il n’est rien requis d’autre que la
liberté ;
et à vrai dire la plus inoffensive de toutes les manifestations qui
peuvent porter ce nom, à savoir celle de faire un usage
public
de sa raison dans tous les domaines. Mais
voilà que j’entends crier de tous côtés : “ Ne
raisonnez pas ! ”
L’officier dit : “ Ne raisonnez pas, faites vos
exercices ! ” Le percepteur : “ Ne raisonnez
pas, payez ! ” Le prêtre : “ Ne raisonnez
pas, croyez ! ”
(Il n’y a qu’un seul maître au monde qui dise : “ Raisonnez
autant que vous voudrez ; mais
obéissez ! ”)
Dans tous ces cas, il y a limitation de la liberté. Or quelle
limitation fait obstacle aux lumières ? Quelle autre ne le fait
pas, mais les favorise peut-être même ? – Je réponds :
l’usage public
de notre raison doit toujours être libre, et lui seul peut répandre
les lumières parmi les hommes ; mais son usage
privé
peut souvent être étroitement limité, sans pour autant empêcher
sensiblement le progrès des lumières. Or j’entends par usage
public de notre propre raison celui que l’on en fait comme savant
devant de l’ensemble du public qui
lit.
J’appelle usage privé celui qu’on a le droit de faire de sa
raison dans tel ou tel poste
civil,
ou fonction, qui nous est confié. Or,
pour
maintes activités qui concernent l’intérêt de la communauté, un
certain mécanisme est nécessaire, en vertu duquel quelques membres
de la communauté doivent se comporter de manière purement passive,
afin
d’être dirigés par le gouvernement, aux termes d’une unanimité
factice, vers des fins publiques ou, du moins, afin d’être
détournés de la destruction des ces fins. Dans ce cas, il n’est
certes pas permis de raisonner ; il s’agit d’obéir. Mais
dans la mesure où l’élément de la machine se considère en même
temps comme membre de toute une communauté, voire de la société
civile universelle, et, partant, en sa qualité de savant qui
s’adresse avec des écrits à un public au sens strict, il peut
effectivement raisonner, sans qu’en pâtissent les activités
auxquelles il est destiné partiellement en tant que membre passif.
Ainsi,
il serait très dangereux qu’un officier,
qui a reçu un ordre de ses supérieurs, se mît à raisonner dans le
service sur l’opportunité ou l’utilité de cet ordre ; il
doit obéir. Mais on ne peut pas légitimement lui interdire de
faire, en tant que savant, des remarques sur les erreurs touchant le
service militaire et les soumettre à son public afin qu’il les
juge. Le citoyen
ne peut refuser de payer les impôts auxquels il est soumis ;
une critique impertinent de ces charges, au moment où il doit s’en
acquitter, peut même être punie comme un scandale (susceptible de
provoquer des actes de rébellion généralisés). Cependant, le même
individu n’ira pas à l’encontre de son devoir de citoyen s’il
expose publiquement, en tant que savant, ses réflexions sur le
caractère inconvenant ou même injuste de telles impositions. De
même, un prêtre
est tenu de s’adresser à ses catéchumènes et à sa paroisse
suivant le symbole[6]
de l’Eglise qu’il sert ; car c’est à cette condition
qu’il a été engagé. Mais, en tant que savant, il a toute la
liberté, et même la mission, de communiquer au public toutes ses
réflexions soigneusement pesées et bien intentionnées sur ce qu’il
y a d’erroné dans ce symbole, ainsi que des propositions en vue
d’une meilleure organisation des affaires religieuses et
ecclésiastiques. En cela, il n’y a rien qu’on pourrait reprocher
à sa conscience. Car ce qu’il enseigne par suite de ses fonctions,
comme mandataire de l’Eglise, il le présente comme quelque chose
qu’il n’a pas libre pouvoir d’enseigner selon son opinion
personnelle, mais qu’il est appelé, par son engagement, à exposer
suivant des instructions et au nom d’un autre. Il dira : notre
Eglise enseigne ceci ou cela ; voici les arguments dont elle se
sert. Il tirera ensuite pour sa paroisse tous les avantages pratiques
des préceptes auxquels il ne souscrirait pas en toute conviction,
mais qu’il peut pourtant prétendre exposer, dans la mesure où il
peut malgré tout s’y trouver quelque vérité cachée, et qu’en
tout cas, du moins, il ne s’y trouve rien de contradictoire avec la
religion intérieure. Car, s’il pensait y trouver une
contradiction, il ne pourrait assumer sa charge en toute conscience ;
il devrait s’en démettre. Par conséquent, l’usage qu’un
ministre chargé d’enseigner fait de sa raison devant sa paroisse
n’est qu’un usage
privé ;
car il s’agit simplement d’une réunion de famille, quelle que
soit son importance ; et sous ce rapport, en tant que prêtre,
il n’est pas libre, et ne doit pas non plus l’être, puisqu’il
exécute une tâche imposée. En revanche, en tant que savant qui
s’adresse par des écrits au public proprement dit, c’est-à-dire
au monde – donc l’ecclésiastique dans l’usage
public
de sa raison jouit[7]
sans restriction de la liberté d’utiliser sa propre raison et de
parler en son propre nom. Car prétendre que les tuteurs du peuple
(dans les questions religieuses) doivent être eux-mêmes également
mineurs, c’est là une ineptie qui aboutit à perpétuer les
inepties.
[6]
Mais une société d’ecclésiastiques, par exemple une synode ou
une vénérable “ classe ” (comme elle s’intitule
elle-même chez les Hollandais), ne serait-elle pas fondée à
s’obliger mutuellement par serments à respecter un certain symbole
immuable, afin d’exercer ainsi une tutelle incessante sur chacun de
ses membres, et de rendre ainsi cette tutelle pratiquement
éternelle ? Je dis : cela est totalement impossible. Un
tel contrat, qui serait conclu pour écarter à tout jamais du genre
humain toute lumière nouvelle, est simplement nul et non avenu,
quand bien même il serait entériné par le pouvoir suprême, par
des diètes, et par les traités de paix les plus solennels. Une
époque ne peut pas former une alliance et jurer de mettre la
suivante dans un état qui lui interdirait nécessairement d’étendre
ses connaissances (surtout celles qui sont d’un si haut intérêt
pour elle), d’en éliminer les erreurs et, en un mot, de progresser
dans les lumières. Ce serait là un crime contre la nature humaine,
dont c’est précisément la destination originelle d’accomplir ce
progrès ; et les descendants sont donc pleinement fondés à
rejeter ces décisions comme résultant d’un acte illégitime et
sacrilège. […] Un homme peut, à la rigueur, en ce qui le concerne
personnellement, et même sous ce rapport pour quelque temps
seulement, ajourner la pénétration des lumières dans le savoir qui
lui incombe ; mais y renoncer, déjà pour sa personne, et plus
encore pour la postérité, revient à violer les droits sacrés de
l’humanité et à les fouler aux pieds.
Voir aussi le texte sur la promesse de l'atelier 3 sur la politesse, extrait de la 1ère section des Fondements de la métaphysique des moeurs; les textes qui l'accompagnaient, sur l'impératif catégorique sont ici
« Soit par exemple, la
question suivante : ne puis-je pas, si je suis dans l’embarras,
faire une promesse avec l’intention de ne pas la tenir ? Je
distingue ici aisément entre les différents sens que peut avoir la
question : demande-t-on s’il est prudent ou s’il est
conforme au devoir de faire une fausse promesse ? Cela peut sans
doute être prudent plus d’une fois. A la vérité, je vois bien
que ce n’est pas assez de me tirer, grâce à ce subterfuge, d’un
embarras actuel, qu’il me faut encore bien considérer si de ce
mensonge ne peut pas résulter pour moi dans l’avenir un
désagrément encore plus grand que tous ceux dont je me délivre
pour l’instant ; et comme, en dépit de toute ma prétendue
finesse, les conséquences ne sont pas si aisées à prévoir que le
fait d’avoir une fois perdu la confiance d’autrui ne puisse
m’être bien plus préjudiciable que tout le mal que je songe en ce
moment à éviter, n’est-ce pas agir avec plus de prudence que de
se conduire ici d’après une maxime1
universelle et de se faire une habitude que de ne rien promettre
qu’avec l’intention de le tenir ?
Mais il me paraît ici bientôt
évident qu’une telle maxime n’en pas moins toujours uniquement
fondée sur les conséquences à craindre. Or c’est pourtant tout
autre chose que d’être sincère par devoir, et de l’être par
crainte des conséquences désavantageuses.
(…) Après tout, en ce qui
concerne la réponse à cette question, si une promesse trompeuse est
conforme au devoir, le moyen de m’instruire le plus rapide, tout en
étant infaillible, c’est de me demander à moi-même :
accepterais-je bien avec satisfaction que ma maxime (de me tirer
d’embarras par une fausse promesse) dût valoir comme une loi
universelle (aussi bien pour moi que pour les autres) ? Et
pourrais-je bien me dire : tout homme peut faire une fausse
promesse quand il se trouve dans l’embarras et qu’il n’a pas
d’autre moyen d’en sortir ? Je m’aperçois bientôt ainsi
que si je peux bien choisir de mentir, je ne peux en aucune manière
vouloir une loi universelle qui commanderait de mentir ; en
effet, selon une telle loi, il n’y aurait plus à proprement parler
de promesse, car il serait vain de déclarer ma volonté concernant
mes actions futures à d’autres hommes qui ne croiraient point à
cette déclaration ou qui, s’ils y ajoutaient foi étourdiment, me
payeraient exactement de la même monnaie2 :
de telle sorte que ma maxime, du moment qu’elle serait érigée en
loi universelle, se détruirait elle-même nécessairement.
Donc, pour ce que j’ai à faire
afin que ma volonté soit moralement bonne, je n’ai pas besoin
précisément d’une subtilité poussée très loin. Sans expérience
quant au cours du monde, incapable de parer à tous les événements
qui s’y produisent, il suffit que je demande : peux-tu vouloir
aussi que ta maxime devienne une loi universelle ? Si tu ne le
veux pas, la maxime est à rejeter, et cela en vérité non pas à
cause d’un dommage qui peut en résulter pour toi ou même pour
d’autres, mais parce qu’elle ne peut pas trouver place comme
principe dans une législation universelle possible.
1
Une règle adoptée par l’individu pour encadrer ses intentions et
éclairer par avance ses décisions.
2
Se comporteraient exactement de la même façon à mon égard
Hannah
ARENDT, Eichmann
à Jérusalem
L’obéissance
du fonctionnaire : loyauté ou absence de pensée ?
« Eichmann
n'était ni un Iago ni un Macbeth ; et rien n'était plus
éloigné de son esprit qu'une décision, comme Richard III, de faire
le mal par principe. Mis à part un zèle extraordinaire à s'occuper
de son avancement personnel, il n'avait aucun mobile. Et un tel zèle
en soi n'est nullement criminel ; il n'aurait certainement
jamais assassiné son supérieur pour prendre son poste. Simplement,
il ne s'est jamais rendu compte de ce qu'il faisait,
pour le dire de manière familière. C'est précisément ce manque
d'imagination qui lui a permis de rester assis pendant des mois en
face d'un juif allemand qui faisait l'interrogatoire de police, de
s'épancher devant cet homme et de lui expliquer mille et une fois
pourquoi il n'avait jamais dépassé le rang de lieutenant-colonel
des SS et que ce n'était pas de sa faute s'il n'avait bénéficié
d'aucune promotion. Il savait très bien, au départ, de quoi il
s'agissait dans tout cela, et dans sa dernière déclaration au
tribunal, il parla de la « réévaluation des valeurs
préconisées par le gouvernement [nazi] ». Il
n'était pas stupide. C'est la pure absence de pensée – ce qui
n'est pas du tout la même chose que la stupidité – qui lui a
permis de devenir un des plus grands criminels de son époque. Et si
cela est « banal » et même comique, si, avec la
meilleure volonté du monde, on ne parvient pas à découvrir en
Eichmann la moindre profondeur diabolique ou démoniaque, on ne dit
pas pour autant, loin de là, que c'est ordinaire.
Il n'est certainement pas si courant que, devant la mort et surtout
au pied de l'échafaud, un homme ne soit capable de penser qu'à des
phrases entendues toute sa vie aux enterrements et que ces « paroles
élevées » lui voilent complètement la réalité de sa propre
mort. Qu'on puisse être à ce point éloigné de la réalité, à ce
point dénué de pensée, que cela puisse faire plus de mal que tous
les mauvais instincts réunis qui sont peut-être inhérents à
l'homme – telle était effectivement la leçon qu'on pouvait
apprendre à Jérusalem. Mais ce n'était qu'une leçon, ce n'était
pas une explication du phénomène ni une théorie à ce sujet. »
voici la page du blog ici
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Les premières réflexions de Félix...
RépondreSupprimerS’engager, est-ce perdre sa liberté ?
Je réponds à cette question d’un point de vue ontologique, voire systémique.
Noter tout d’abord ce paradoxe ontologique : Pour déployer sa propre nature, l’homme doit, en ce monde sublunaire comme l’a expliqué Aristote, se compromettre avec des êtres, des entités physiques et morales de nature différente de la sienne.
Pourquoi ? Parce que d’un point de vue systémique, l’homme est un système ouvert ; il a besoin d’échanges pour vivre et grandir. Un système fermé sur lui-même meurt.
Si j’appelle ontologie ce qui anime une entité vivante, cette notion s’applique tout autant à une personne physique qu’à une personne morale, telle une entreprise, une institution, une association, une famille, un Ordre.
S’engager c’est donc décider de se mettre au service d’une ontologie plus large. S’engager en mariage, c’est s’engager à nourrir l’ontologie du foyer ainsi constitué. (Certaines mauvaises langues disent que c’est partager à deux les emmerdes qu’on n’aurait pas en étant célibataires…).
Nous voyons bien les problèmes que l’engagement peut poser. Ainsi par exemple, quand la logique ontologique d’une entreprise va à l’encontre de ses salariés ; l’engagement prend alors l’apparence d’un asservissement ; pouvant mener jusqu’au burn-out. Ce qui prévaut n’est plus l’épanouissement de la personne salariée mais les objectifs de l’entreprise.
Partant de cette base d’analyse, comment appréhender l’engagement ?
Il peut être considéré comme un calcul ; on y perd en liberté, on y gagne en moyens, en statut social. Si l’on reprend le cas du mariage dans sa pure tradition, c’est le lieu qui permet d’accéder à la dimension de géniteur, de perpétuer l’humanité par sa descendance et d’être reconnu par la Cité, de par l’appartenance à cette normalité.
Mais, qu’adviendrait-il d’une personne qui refuserait tout engagement au nom du fait que s’engager dans une relation d’appartenance c’est se fermer aux autres possibles ?
Assurément cette personne serait comme un électron libre, comme restant sur un quai de gare sans prendre aucun des trains qui s’y arrêtent. On ressent bien par cette image un sentiment de tristesse en face d’une personne désœuvrée, isolée, sans désirs ni vie affective, et pour tout dire, insignifiante au sens de perte de sens.
A ce stade de la réflexion, il apparaît clairement un présupposé – dans les discutes philosophiques, il y a toujours des présupposés dont on ne dit mot – La liberté dans l’engagement est perçue au travers, dans le cadre d’une relation aux autres. Mais pas seulement des autres en tant que simples personnes. Il s’agit d’entités structurées autour de croyances, de valeurs, d’objectifs auxquels, par son engagement, on se devrait d’adhérer.
C’est un problème. Ainsi pour ex., par amour, tel catholique rejoint l’église évangélique à laquelle appartient sa dulcinée, pour pouvoir l’épouser. S’engager peut être considéré comme l’abandon de ses propres croyances, ou, pourquoi pas, simplement d’un changement de croyance. Après tout, « Paris vaut bien une messe » !
Mais, soyons pragmatiques ! Nous avons vu que, bon gré mal gré (ce qu’on pourrait asséner à un ado en recherche), s’engager est une nécessité existentielle.
D’ailleurs, sans s’en rendre compte, nous ne cessons de nous engager. Ne serait-ce qu’au fil de nos habitudes qui disent oui ou qui disent non ; être ceci ou ne pas l’être, faire cela ou ne pas le faire, aimer ou détester, etc. L’expression même de notre être est un engagement.
Or, s’exprimer c’est prendre des risques. D’où il paraît important d’associer à l’engagement deux notions ; la réversibilité d’une part, le temps d’autre part. Si je m’engage, pourrais-je me libérer de cet engagement ? Si je m’engage, c’est pour combien de temps ?
suite :
RépondreSupprimerCar en fait, nous n’avons qu’une vie et elle passe vite. Autrement dit, tout engagement qui dure annexe une partie de notre capital vie ; capital que nous aurions pu investir dans autre chose. Si bien que prendre la liberté de s’engager n’est pas sans conséquences. (1)
Heureusement, au quotidien ce dilemme omniprésent du choix n’est pas saillant. Tout au plus, lorsque la situation se dégrade pouvons-nous ressentir quelque regret quant à certains choix passés. Le concept même de liberté n’apparaît en conscience que de façon éphémère et asymptotique. Certes, parfois lorsqu’on observe sa vie quotidienne, on peut constater que l’on n’a guère de temps « pour soi ».
Pour une première conclusion, la liberté, comme l’égalité sont des concepts qui, dans la réalité n’ont d’existence qu’en termes de tendances vers un mieux. Jamais vérifiables dans la durée, ce sont des représentations idéelles.
Pour ce qui est des engagements, laissons de côté les petits engagements qui nous maintiennent dans une zone de confort habituel. L’engagement au sens fort du terme, c’est un capital vie que l’on investit ici plutôt que dans d’autres possibles. Un pari qui, gagnant, peut (r)apporter un mieux vivre en terme de moyens, de relations, de position sociale, de convictions, de recherches, d’ouvertures, de luttes et de passions menées à bien.
La sagesse voudra que l’on ne s’engage ni par défaut, ni par excès mais surtout, qu’on le fasse en adéquation avec sa propre nature, afin que l’engagement permette l’accroissement de son être.
(1) Ce serait l’occasion d’invoquer les notions de connaissance/ignorance ainsi que celles du discernement, de la faculté de juger : Etre capable de savoir où on met les pieds, dans quelle galère on irait s’embarquer…
Félix, le 10/10/18