Les ateliers philo de Clotilde #9 : S'engager est-ce renoncer à sa liberté? (lundi 1er avril 2019)

Deux films magnifiques :

Des hommes et des dieux (les moines de Tibhirine sont dans un engagement total mais on voit aussi un moment de délibération où chacun est invité à donner un sens à son engagement, à exprimer ses doutes et éventuellement réinterpréter sa décision initiale)

Le chant du loup (les militaires en s'engageant dans l'armée se sont engagés à obéir à la hiérarchie et aux protocoles sans discuter)








S’engager est-ce renoncer à sa liberté ?






DESCARTES, Discours de la méthode (1637)
les maximes de la morale provisoire : règles de vie à suivre en attendant de découvrir une vérité certaine grâce à la méthode
La première était d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l’excès, qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j’aurais à vivre. Car, commençant dès lors à ne compter pour rien les miennes propres, à cause que je les voulais remettre toutes à l’examen, j’étais assuré de ne pouvoir mieux que de suivre celles des mieux sensés. Et encore qu’il y en ait peut-être bien d’aussi sensés parmi les Perses ou les Chinois que parmi nous, il me semblait que le plus utile était de me régler selon ceux avec lesquels j’aurais à vivre ; et que, pour savoir quelles étaient véritablement leurs opinions, je devais plutôt prendre garde à ce qu’ils pratiquaient qu’à ce qu’ils disaient ; non seulement à cause qu’en la corruption de nos mœurs il y a peu de gens qui veuillent dire ce qu’ils croient, mais aussi à cause que plusieurs l’ignorent eux-mêmes ; car l’action de la pensée par laquelle on croit une chose, étant différente de celle par laquelle on connaît qu’on la croit, elles sont souvent l’une sans l’autre. Et entre plusieurs opinions également reçues je ne choisissais que les plus modérées, tant à cause que ce sont toujours les plus commodes pour la pratique, et vraisemblablement les meilleures, tout excès ayant coutume d’être mauvais ; comme aussi afin de me détourner moins du vrai chemin, en cas que je faillisse, que si, ayant choisi l’un des extrêmes, c’eût été l’autre qu’il eût fallu suivre. Et, particulièrement, je mettais entre les excès toutes les promesses par lesquelles on retranche quelque chose de sa liberté. Non que je désapprouvasse les lois qui, pour remédier à l’inconstance des esprits faibles, permettent, lorsqu’on a quelque bon dessein, ou même pour la sûreté du commerce, qu’on fasse des vœux ou des contrats qui obligent à y persévérer ; mais à cause que je ne voyais au monde aucune chose qui demeurât toujours en même état, et que, pour mon particulier, je me promettais de perfectionner de plus en plus mes jugements, et non point de les rendre pires, j’eusse pensé commettre une grande faute contre le bon sens, si, pour ce que j’approuvais alors quelque chose, je me fusse obligé de la prendre pour bonne encore après, lorsqu’elle aurait peut-être cessé de l’être, ou que j’aurais cessé de l’estimer telle.
Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées. Imitant en ceci les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, ni encore moins de s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n’ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir. Et ainsi les actions de la vie ne souffrant aucun délai, c’est une vérité très certaine que, lorsqu’il n’est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus probables ; et même qu’encore que nous ne remarquions point davantage de probabilité aux unes qu’aux autres, nous devons néanmoins nous déterminer à quelques unes, et les considérer après, non plus comme douteuses en tant qu’elles se rapportent à la pratique, mais comme très vraies et très certaines, à cause que la raison qui nous y a fait déterminer se trouve telle. Et ceci fut capable dès lors de me délivrer de tous les repentirs et les remords qui ont coutume d’agiter les consciences de ces esprits faibles et chancelants, qui se laissent aller inconstamment à pratiquer comme bonnes les choses qu’ils jugent après être mauvaises. »


Jean-Paul SARTRE, L’existentialisme est un humanisme (1946)


« L’existentialisme athée, que je représente […] déclare que si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être, c’est l’homme ou, comme dit Heidegger, la réalité-humaine. Qu’est-ce que signifie ici que l’existence précède l’essence ? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après. L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait. Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. L’homme est seulement, non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence, l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. Tel est le premier principe de l’existentialisme »


« Ce que les gens veulent, c’est qu’on naisse lâche ou héros. [...] Et au fond, c’est cela que les gens souhaitent penser : si vous naissez lâches, vous serez parfaitement tranquilles, vous n’y pouvez rien, vous serez lâche toute votre vie, quoi que vous fassiez ; si vous naissez héros, vous serez aussi parfaitement tranquille, vous serez héros toute votre vie, vous boirez comme un héros, vous mangerez comme un héros. Ce que dit l’existentialiste, c’est que le lâche se fait lâche, que le héros se fait héros ; il y a toujours une possibilité pour le lâche de ne plus être lâche, et pour le héros de cesser d’être un héros. Ce qui compte, c’est l’engagement total, et ce n’est pas un cas particulier, une action particulière, qui vous engagent totalement. »

« Dostoïevsky avait écrit : « Si Dieu n’existait pas, tout serait permis ». C’est là le point de départ de l’existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n’existe pas, et par conséquent l’homme est délaissé, parce qu’il ne trouve ni en lui ni hors de lui une possibilité de s’accrocher. Il ne trouve d’abord pas d’excuses. Si, en effet, l’existence précède l’essence, on ne pourra jamais l’expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme est liberté. Si, d’autre part, Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. Ainsi, nous n’avons ni derrière nous, ni devant nous, le domaine lumineux des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses. C’est ce que j’exprimerai en disant que l’homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu’il fait. »


Jean-Paul SARTRE, La république du silence
« Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande. Nous avions perdu tous nos droits et d’abord celui de parler ; on nous insultait en face chaque jour et il fallait nous taire ; on nous déportait en masse, comme travailleurs, comme Juifs, comme prisonniers politiques ; partout sur les murs, dans les journaux, sur l’écran, nous retrouvions cet immonde et fade visage que nos oppresseurs voulaient nous donner de nous-mêmes : à cause de tout cela nous étions libres. Puisque le venin nazi se glissait jusque dans notre pensée, chaque pensée juste était une conquête ; puisqu’une police toute-puissante cherchait à nous contraindre au silence, chaque parole devenait précieuse comme une déclaration de principe ; puisque nous étions traqués, chacun de nos gestes avait le poids d’un engagement. Les circonstances souvent atroces de notre combat nous mettaient enfin à même de vivre, sans fard et sans voile, cette situation déchirée, insoutenable qu’on appelle la condition humaine. […] [A] chaque seconde nous vivions dans sa plénitude le sens de cette petite phrase banale : " Tous les hommes sont mortels. " Et le choix que chacun faisait de lui-même était authentique puisqu’il se faisait en présence de la mort, puisqu’il aurait toujours pu s’exprimer sous la forme « Plutôt la mort que... » […] « Si on me torture, tiendrai-je le coup ? » Ainsi la question même de la liberté était posée et nous étions au bord de la connaissance la plus profonde que l’homme peut avoir de lui-même. »


Emmanuel KANT, Qu’est-ce que les Lumières ? (1784)
Qu’implique notre engagement dans la vie sociale ?


«  Les lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. [...]
               La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction étrangère (naturaliter maiorennes), restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs ; et qu’il soit si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. [...]
                Or, pour répandre ces lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et à vrai dire la plus inoffensive de toutes les manifestations qui peuvent porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines. Mais voilà que j’entends crier de tous côtés : “ Ne raisonnez pas ! ” L’officier dit : “ Ne raisonnez pas, faites vos exercices ! ” Le percepteur : “ Ne raisonnez pas, payez ! ” Le prêtre : “ Ne raisonnez pas, croyez ! ” (Il n’y a qu’un seul maître au monde qui dise : “ Raisonnez autant que vous voudrez ; mais obéissez ! ”) Dans tous ces cas, il y a limitation de la liberté. Or quelle limitation fait obstacle aux lumières ? Quelle autre ne le fait pas, mais les favorise peut-être même ? – Je réponds : l’usage public de notre raison doit toujours être libre, et lui seul peut répandre les lumières parmi les hommes ; mais son usage privé peut souvent être étroitement limité, sans pour autant empêcher sensiblement le progrès des lumières. Or j’entends par usage public de notre propre raison celui que l’on en fait comme savant devant de l’ensemble du public qui lit. J’appelle usage privé celui qu’on a le droit de faire de sa raison dans tel ou tel poste civil, ou fonction, qui nous est confié. Or, pour maintes activités qui concernent l’intérêt de la communauté, un certain mécanisme est nécessaire, en vertu duquel quelques membres de la communauté doivent se comporter de manière purement passive, afin d’être dirigés par le gouvernement, aux termes d’une unanimité factice, vers des fins publiques ou, du moins, afin d’être détournés de la destruction des ces fins. Dans ce cas, il n’est certes pas permis de raisonner ; il s’agit d’obéir. Mais dans la mesure où l’élément de la machine se considère en même temps comme membre de toute une communauté, voire de la société civile universelle, et, partant, en sa qualité de savant qui s’adresse avec des écrits à un public au sens strict, il peut effectivement raisonner, sans qu’en pâtissent les activités auxquelles il est destiné partiellement en tant que membre passif. Ainsi, il serait très dangereux qu’un officier, qui a reçu un ordre de ses supérieurs, se mît à raisonner dans le service sur l’opportunité ou l’utilité de cet ordre ; il doit obéir. Mais on ne peut pas légitimement lui interdire de faire, en tant que savant, des remarques sur les erreurs touchant le service militaire et les soumettre à son public afin qu’il les juge. Le citoyen ne peut refuser de payer les impôts auxquels il est soumis ; une critique impertinent de ces charges, au moment où il doit s’en acquitter, peut même être punie comme un scandale (susceptible de provoquer des actes de rébellion généralisés). Cependant, le même individu n’ira pas à l’encontre de son devoir de citoyen s’il expose publiquement, en tant que savant, ses réflexions sur le caractère inconvenant ou même injuste de telles impositions. De même, un prêtre est tenu de s’adresser à ses catéchumènes et à sa paroisse suivant le symbole[6] de l’Eglise qu’il sert ; car c’est à cette condition qu’il a été engagé. Mais, en tant que savant, il a toute la liberté, et même la mission, de communiquer au public toutes ses réflexions soigneusement pesées et bien intentionnées sur ce qu’il y a d’erroné dans ce symbole, ainsi que des propositions en vue d’une meilleure organisation des affaires religieuses et ecclésiastiques. En cela, il n’y a rien qu’on pourrait reprocher à sa conscience. Car ce qu’il enseigne par suite de ses fonctions, comme mandataire de l’Eglise, il le présente comme quelque chose qu’il n’a pas libre pouvoir d’enseigner selon son opinion personnelle, mais qu’il est appelé, par son engagement, à exposer suivant des instructions et au nom d’un autre. Il dira : notre Eglise enseigne ceci ou cela ; voici les arguments dont elle se sert. Il tirera ensuite pour sa paroisse tous les avantages pratiques des préceptes auxquels il ne souscrirait pas en toute conviction, mais qu’il peut pourtant prétendre exposer, dans la mesure où il peut malgré tout s’y trouver quelque vérité cachée, et qu’en tout cas, du moins, il ne s’y trouve rien de contradictoire avec la religion intérieure. Car, s’il pensait y trouver une contradiction, il ne pourrait assumer sa charge en toute conscience ; il devrait s’en démettre. Par conséquent, l’usage qu’un ministre chargé d’enseigner fait de sa raison devant sa paroisse n’est qu’un usage privé ; car il s’agit simplement d’une réunion de famille, quelle que soit son importance ; et sous ce rapport, en tant que prêtre, il n’est pas libre, et ne doit pas non plus l’être, puisqu’il exécute une tâche imposée. En revanche, en tant que savant qui s’adresse par des écrits au public proprement dit, c’est-à-dire au monde – donc l’ecclésiastique dans l’usage public de sa raison jouit[7] sans restriction de la liberté d’utiliser sa propre raison et de parler en son propre nom. Car prétendre que les tuteurs du peuple (dans les questions religieuses) doivent être eux-mêmes également mineurs, c’est là une ineptie qui aboutit à perpétuer les inepties.
                [6] Mais une société d’ecclésiastiques, par exemple une synode ou une vénérable “ classe ” (comme elle s’intitule elle-même chez les Hollandais), ne serait-elle pas fondée à s’obliger mutuellement par serments à respecter un certain symbole immuable, afin d’exercer ainsi une tutelle incessante sur chacun de ses membres, et de rendre ainsi cette tutelle pratiquement éternelle ? Je dis : cela est totalement impossible. Un tel contrat, qui serait conclu pour écarter à tout jamais du genre humain toute lumière nouvelle, est simplement nul et non avenu, quand bien même il serait entériné par le pouvoir suprême, par des diètes, et par les traités de paix les plus solennels. Une époque ne peut pas former une alliance et jurer de mettre la suivante dans un état qui lui interdirait nécessairement d’étendre ses connaissances (surtout celles qui sont d’un si haut intérêt pour elle), d’en éliminer les erreurs et, en un mot, de progresser dans les lumières. Ce serait là un crime contre la nature humaine, dont c’est précisément la destination originelle d’accomplir ce progrès ; et les descendants sont donc pleinement fondés à rejeter ces décisions comme résultant d’un acte illégitime et sacrilège. […] Un homme peut, à la rigueur, en ce qui le concerne personnellement, et même sous ce rapport pour quelque temps seulement, ajourner la pénétration des lumières dans le savoir qui lui incombe ; mais y renoncer, déjà pour sa personne, et plus encore pour la postérité, revient à violer les droits sacrés de l’humanité et à les fouler aux pieds.



Voir aussi le texte sur la promesse de l'atelier 3 sur la politesse, extrait de la 1ère section des Fondements de la métaphysique des moeurs; les textes qui l'accompagnaient, sur l'impératif catégorique sont ici

« Soit par exemple, la question suivante : ne puis-je pas, si je suis dans l’embarras, faire une promesse avec l’intention de ne pas la tenir ? Je distingue ici aisément entre les différents sens que peut avoir la question : demande-t-on s’il est prudent ou s’il est conforme au devoir de faire une fausse promesse ? Cela peut sans doute être prudent plus d’une fois. A la vérité, je vois bien que ce n’est pas assez de me tirer, grâce à ce subterfuge, d’un embarras actuel, qu’il me faut encore bien considérer si de ce mensonge ne peut pas résulter pour moi dans l’avenir un désagrément encore plus grand que tous ceux dont je me délivre pour l’instant ; et comme, en dépit de toute ma prétendue finesse, les conséquences ne sont pas si aisées à prévoir que le fait d’avoir une fois perdu la confiance d’autrui ne puisse m’être bien plus préjudiciable que tout le mal que je songe en ce moment à éviter, n’est-ce pas agir avec plus de prudence que de se conduire ici d’après une maxime1 universelle et de se faire une habitude que de ne rien promettre qu’avec l’intention de le tenir ?
Mais il me paraît ici bientôt évident qu’une telle maxime n’en pas moins toujours uniquement fondée sur les conséquences à craindre. Or c’est pourtant tout autre chose que d’être sincère par devoir, et de l’être par crainte des conséquences désavantageuses.
(…) Après tout, en ce qui concerne la réponse à cette question, si une promesse trompeuse est conforme au devoir, le moyen de m’instruire le plus rapide, tout en étant infaillible, c’est de me demander à moi-même : accepterais-je bien avec satisfaction que ma maxime (de me tirer d’embarras par une fausse promesse) dût valoir comme une loi universelle (aussi bien pour moi que pour les autres) ? Et pourrais-je bien me dire : tout homme peut faire une fausse promesse quand il se trouve dans l’embarras et qu’il n’a pas d’autre moyen d’en sortir ? Je m’aperçois bientôt ainsi que si je peux bien choisir de mentir, je ne peux en aucune manière vouloir une loi universelle qui commanderait de mentir ; en effet, selon une telle loi, il n’y aurait plus à proprement parler de promesse, car il serait vain de déclarer ma volonté concernant mes actions futures à d’autres hommes qui ne croiraient point à cette déclaration ou qui, s’ils y ajoutaient foi étourdiment, me payeraient exactement de la même monnaie2 : de telle sorte que ma maxime, du moment qu’elle serait érigée en loi universelle, se détruirait elle-même nécessairement.
Donc, pour ce que j’ai à faire afin que ma volonté soit moralement bonne, je n’ai pas besoin précisément d’une subtilité poussée très loin. Sans expérience quant au cours du monde, incapable de parer à tous les événements qui s’y produisent, il suffit que je demande : peux-tu vouloir aussi que ta maxime devienne une loi universelle ? Si tu ne le veux pas, la maxime est à rejeter, et cela en vérité non pas à cause d’un dommage qui peut en résulter pour toi ou même pour d’autres, mais parce qu’elle ne peut pas trouver place comme principe dans une législation universelle possible.

1 Une règle adoptée par l’individu pour encadrer ses intentions et éclairer par avance ses décisions.
2 Se comporteraient exactement de la même façon à mon égard


Hannah ARENDT, Eichmann à Jérusalem
L’obéissance du fonctionnaire : loyauté ou absence de pensée ?

« Eichmann n'était ni un Iago ni un Macbeth ; et rien n'était plus éloigné de son esprit qu'une décision, comme Richard III, de faire le mal par principe. Mis à part un zèle extraordinaire à s'occuper de son avancement personnel, il n'avait aucun mobile. Et un tel zèle en soi n'est nullement criminel ; il n'aurait certainement jamais assassiné son supérieur pour prendre son poste. Simplement, il ne s'est jamais rendu compte de ce qu'il faisait, pour le dire de manière familière. C'est précisément ce manque d'imagination qui lui a permis de rester assis pendant des mois en face d'un juif allemand qui faisait l'interrogatoire de police, de s'épancher devant cet homme et de lui expliquer mille et une fois pourquoi il n'avait jamais dépassé le rang de lieutenant-colonel des SS et que ce n'était pas de sa faute s'il n'avait bénéficié d'aucune promotion. Il savait très bien, au départ, de quoi il s'agissait dans tout cela, et dans sa dernière déclaration au tribunal, il parla de la « réévaluation des valeurs préconisées par le gouvernement [nazi] ». Il n'était pas stupide. C'est la pure absence de pensée – ce qui n'est pas du tout la même chose que la stupidité – qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque. Et si cela est « banal » et même comique, si, avec la meilleure volonté du monde, on ne parvient pas à découvrir en Eichmann la moindre profondeur diabolique ou démoniaque, on ne dit pas pour autant, loin de là, que c'est ordinaire. Il n'est certainement pas si courant que, devant la mort et surtout au pied de l'échafaud, un homme ne soit capable de penser qu'à des phrases entendues toute sa vie aux enterrements et que ces « paroles élevées » lui voilent complètement la réalité de sa propre mort. Qu'on puisse être à ce point éloigné de la réalité, à ce point dénué de pensée, que cela puisse faire plus de mal que tous les mauvais instincts réunis qui sont peut-être inhérents à l'homme – telle était effectivement la leçon qu'on pouvait apprendre à Jérusalem. Mais ce n'était qu'une leçon, ce n'était pas une explication du phénomène ni une théorie à ce sujet. »

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Commentaires

  1. Les premières réflexions de Félix...

    S’engager, est-ce perdre sa liberté ?
    Je réponds à cette question d’un point de vue ontologique, voire systémique.
    Noter tout d’abord ce paradoxe ontologique : Pour déployer sa propre nature, l’homme doit, en ce monde sublunaire comme l’a expliqué Aristote, se compromettre avec des êtres, des entités physiques et morales de nature différente de la sienne.
    Pourquoi ? Parce que d’un point de vue systémique, l’homme est un système ouvert ; il a besoin d’échanges pour vivre et grandir. Un système fermé sur lui-même meurt.
    Si j’appelle ontologie ce qui anime une entité vivante, cette notion s’applique tout autant à une personne physique qu’à une personne morale, telle une entreprise, une institution, une association, une famille, un Ordre.
    S’engager c’est donc décider de se mettre au service d’une ontologie plus large. S’engager en mariage, c’est s’engager à nourrir l’ontologie du foyer ainsi constitué. (Certaines mauvaises langues disent que c’est partager à deux les emmerdes qu’on n’aurait pas en étant célibataires…).
    Nous voyons bien les problèmes que l’engagement peut poser. Ainsi par exemple, quand la logique ontologique d’une entreprise va à l’encontre de ses salariés ; l’engagement prend alors l’apparence d’un asservissement ; pouvant mener jusqu’au burn-out. Ce qui prévaut n’est plus l’épanouissement de la personne salariée mais les objectifs de l’entreprise.
    Partant de cette base d’analyse, comment appréhender l’engagement ?
    Il peut être considéré comme un calcul ; on y perd en liberté, on y gagne en moyens, en statut social. Si l’on reprend le cas du mariage dans sa pure tradition, c’est le lieu qui permet d’accéder à la dimension de géniteur, de perpétuer l’humanité par sa descendance et d’être reconnu par la Cité, de par l’appartenance à cette normalité.
    Mais, qu’adviendrait-il d’une personne qui refuserait tout engagement au nom du fait que s’engager dans une relation d’appartenance c’est se fermer aux autres possibles ?
    Assurément cette personne serait comme un électron libre, comme restant sur un quai de gare sans prendre aucun des trains qui s’y arrêtent. On ressent bien par cette image un sentiment de tristesse en face d’une personne désœuvrée, isolée, sans désirs ni vie affective, et pour tout dire, insignifiante au sens de perte de sens.
    A ce stade de la réflexion, il apparaît clairement un présupposé – dans les discutes philosophiques, il y a toujours des présupposés dont on ne dit mot – La liberté dans l’engagement est perçue au travers, dans le cadre d’une relation aux autres. Mais pas seulement des autres en tant que simples personnes. Il s’agit d’entités structurées autour de croyances, de valeurs, d’objectifs auxquels, par son engagement, on se devrait d’adhérer.
    C’est un problème. Ainsi pour ex., par amour, tel catholique rejoint l’église évangélique à laquelle appartient sa dulcinée, pour pouvoir l’épouser. S’engager peut être considéré comme l’abandon de ses propres croyances, ou, pourquoi pas, simplement d’un changement de croyance. Après tout, « Paris vaut bien une messe » !
    Mais, soyons pragmatiques ! Nous avons vu que, bon gré mal gré (ce qu’on pourrait asséner à un ado en recherche), s’engager est une nécessité existentielle.
    D’ailleurs, sans s’en rendre compte, nous ne cessons de nous engager. Ne serait-ce qu’au fil de nos habitudes qui disent oui ou qui disent non ; être ceci ou ne pas l’être, faire cela ou ne pas le faire, aimer ou détester, etc. L’expression même de notre être est un engagement.
    Or, s’exprimer c’est prendre des risques. D’où il paraît important d’associer à l’engagement deux notions ; la réversibilité d’une part, le temps d’autre part. Si je m’engage, pourrais-je me libérer de cet engagement ? Si je m’engage, c’est pour combien de temps ?


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  2. suite :
    Car en fait, nous n’avons qu’une vie et elle passe vite. Autrement dit, tout engagement qui dure annexe une partie de notre capital vie ; capital que nous aurions pu investir dans autre chose. Si bien que prendre la liberté de s’engager n’est pas sans conséquences. (1)
    Heureusement, au quotidien ce dilemme omniprésent du choix n’est pas saillant. Tout au plus, lorsque la situation se dégrade pouvons-nous ressentir quelque regret quant à certains choix passés. Le concept même de liberté n’apparaît en conscience que de façon éphémère et asymptotique. Certes, parfois lorsqu’on observe sa vie quotidienne, on peut constater que l’on n’a guère de temps « pour soi ».
    Pour une première conclusion, la liberté, comme l’égalité sont des concepts qui, dans la réalité n’ont d’existence qu’en termes de tendances vers un mieux. Jamais vérifiables dans la durée, ce sont des représentations idéelles.
    Pour ce qui est des engagements, laissons de côté les petits engagements qui nous maintiennent dans une zone de confort habituel. L’engagement au sens fort du terme, c’est un capital vie que l’on investit ici plutôt que dans d’autres possibles. Un pari qui, gagnant, peut (r)apporter un mieux vivre en terme de moyens, de relations, de position sociale, de convictions, de recherches, d’ouvertures, de luttes et de passions menées à bien.
    La sagesse voudra que l’on ne s’engage ni par défaut, ni par excès mais surtout, qu’on le fasse en adéquation avec sa propre nature, afin que l’engagement permette l’accroissement de son être.
    (1) Ce serait l’occasion d’invoquer les notions de connaissance/ignorance ainsi que celles du discernement, de la faculté de juger : Etre capable de savoir où on met les pieds, dans quelle galère on irait s’embarquer…

    Félix, le 10/10/18

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