Les ateliers philo de Clotilde #5 : Peut-on avoir envie de vivre quand on sait qu'on est mortel? (11 juin 2018)
EPICURE,
Lettre
à Ménécée
: La mort n’est rien pour nous
« Maintenant
habitue-toi à la pensée que
la mort n’est rien pour nous, puisqu’il
n’y a de bien et de mal que dans la sensation et la mort est
absence de sensation. Par conséquent, si l’on considère avec
justesse que la mort n’est rien pour nous, l’on pourra jouir de
sa vie mortelle. On cessera de l’augmenter d’un temps infini et
l’on supprimera le regret de n’être pas éternel. Car il ne
reste plus rien d’affreux dans la vie quand on a parfaitement
compris qu’il n’y a pas d’affres après cette vie. Il faut donc
être sot pour dire avoir peur de la mort, non pas parce qu’elle
serait un événement pénible, mais parce qu’on tremble en
l’attendant. De fait, cette douleur, qui n’existe pas quand on
meurt, est crainte lors de cette inutile attente !
Ainsi
le mal qui effraie le plus, la mort, n’est rien pour nous, puisque
lorsque nous existons la mort n’est pas là et lorsque la mort est
là nous n’existons pas. Donc la mort n’est rien pour ceux qui
sont en vie, puisqu’elle n’a pas d’existence pour eux, et elle
n’est rien pour les morts, puisqu’ils n’existent plus. Mais la
plupart des gens tantôt fuient la mort comme le pire des maux et
tantôt l’appellent comme la fin des maux. Le philosophe ne craint
pas l’inexistence, car l’existence n’a rien à voir avec
l’inexistence, et puis l’inexistence n’est pas un méfait. »
Dans
le sillage d'Epicure, c'est le poète Horace qui a rendu célèbre la
formule du "Carpe
Diem",
qui est une invitation à se concentrer sur le présent, mais non pas
à se vautrer dans les plaisirs sensuels. Le plaisir vanté par
Epicure, contrairement à la réputation qu'on lui a faite, est en
réalité très austère (la tradition a retenu l'image des
"pourceaux d'Epicure" alors que les épicuriens prétendent
pouvoir être heureux avec un morceau de pain et de l'eau)
HORACE,
Odes,
I, 11 : "Carpe diem"
"Ne
cherche pas à connaître, il est défendu de le savoir, quelle
destinée nous ont faite les Dieux, à toi et à moi, ô Leuconoé ;
et n’interroge pas les Nombres Babyloniens. Combien le mieux est de
se résigner, quoi qu’il arrive ! Que Jupiter t’accorde
plusieurs hivers, ou que celui-ci soit le dernier, qui heurte
maintenant la mer Tyrrhénienne contre les rochers immuables, sois
sage, filtre tes vins et mesure tes longues espérances à la
brièveté de la vie. Pendant que nous parlons, le temps jaloux
s’enfuit.
Cueille le jour, et
ne crois pas au lendemain"
On
la retrouve dans de nombreux poèmes de la Renaissance, comme une
invitation à profiter des plaisirs de l'amour plutôt que de rester
trop vertueux, chez Andrew Marvell par exemple ("To his Coy
Mistress" que vous pouvez lire en
anglais
ou en
français),
ou chez Ronsard (dans les Sonnets pour Hélène on retrouve la
formule
"Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie")
Elle
est également reprise comme une devise, vous vous en rappelez
probablement dans le film Le
cercle des poètes disparus.
EPICTETE,
Manuel
Ce
n'est pas la mort mais la peur de la mort qui nous rend malheureux
1.
1. Parmi les choses qui existent, les unes dépendent de nous, les
autres ne dépendent pas de nous.
Dépendent
de nous : jugement de valeur, impulsion à agir, désir,
aversion, en un mot, tout ce qui est notre affaire à nous. Ne
dépendent pas de nous, le corps, nos possessions, les opinions que
les autres ont de nous, les magistratures, en un mot, tout ce qui
n’est pas notre affaire à nous.
5.
Ce
qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements
qu’ils portent sur les choses.
Par
exemple, la
mort n’a rien de redoutable, car alors elle serait apparue telle à
Socrate. Mais c’est le jugement que nous portons sur la mort, à
savoir qu’elle est redoutable, qui est redoutable dans la mort.
Donc,
quand nous nous heurtons à des difficultés, ou que nous éprouvons
du trouble ou de la tristesse, n’en rendons jamais un autre
responsable, mais nous-mêmes, c’est-à-dire nos jugements :
c’est le fait de quelqu’un qui n’a pas encore reçu d’éducation
de rendre les autres responsables du fait qu’il est malheureux ;
c’est le fait de quelqu’un qui commence son éducation de s’en
rendre responsable lui-même ; c’est le fait de quelqu’un
qui a achevé son éducation de n’en rendre responsable ni un autre
ni lui-même.
A
la fin du Manuel
il cite Socrate qui déclare à propos de son procès et de ses
accusateurs : "Anytos et Mélétos peuvent me tuer, mais ils ne
peuvent pas me nuire".
EPICTETE, Entretiens, III, 5
"Ne
sais-tu pas que la maladie et la mort peuvent nous saisir au milieu
de quelque occupation? Elles saisissent le laboureur dans son labour,
le matelot dans sa navigation. Et toi, dans quelle occupation veux-tu
être saisi? Car c'est dans quelqu'une qu'elle doit te saisir : si tu
peux l'être en train de pratiquer une occupation meilleure que la
présente, pratique la"
"Ne
sais-tu pas que la source de toutes les misères, ce n'est pas la
mort mais la crainte de la mort?"
MARC
AURELE, Pensées
pour moi-même,
l. VII, LXIX
Vivre
chaque jour comme si c'était le dernier
"La
perfection morale consiste en ceci : à passer chaque jour comme si
c'était le dernier, à éviter l'agitation, la torpeur, la
dissimulation."
SENEQUE,
Lettres
à Lucilius. I :
De l'emploi du temps
La
mort n'est pas au terme de la vie mais dans tous les moments que nous
laissons échapper
« Suis
ton plan, cher Lucilius; reprends possession de toi-même : le temps
qui jusqu'ici t'était ravi, ou dérobé, ou que tu laissais perdre,
recueille et ménage-le. Persuade-toi que la chose a lieu comme je te
l'écris : il est des heures qu'on nous enlève par force, d'autres
par surprise, d'autres coulent de nos mains.
Or
la plus honteuse perte est celle qui vient de négligence ; et, si tu
y prends garde, la plus grande part de la vie
se passe à mal faire, une grande à ne rien faire, le tout à faire
autre chose que ce qu'on devrait. Montre-moi un homme qui mette au
temps le moindre prix, qui sache ce que vaut un jour, qui comprenne
que chaque jour il meurt en détail ! Car c'est notre erreur de
ne voir la mort que devant nous : en grande partie déjà on l'a
laissée derrière; tout l'espace franchi est à elle.
Persiste
donc, ami, à faire ce que tu me mandes : sois complètement maître
de toutes tes heures. Tu dépendras moins de demain, si tu t'assures
bien d'aujourd'hui. Tandis qu'on l'ajourne, la vie passe. Cher
Lucilius, tout le reste est d'emprunt, le temps seul est notre bien.
C'est la seule chose, fugitive et glissante, dont la nature nous
livre la propriété ; et nous en dépossède qui veut. Mais telle
est la folie humaine : le don le plus mince et le plus futile, dont
la perte au moins se répare, on veut bien se croire obligé pour
l'avoir obtenu; et nul ne se juge redevable, du temps qu'on lui
donne, de ce seul trésor que la meilleure volonté ne peut rendre.
Tu
demanderas peut-être comment je fais, moi qui t'adresse ces beaux
préceptes. Je l'avouerai franchement : je fais comme un homme de
grand luxe, mais qui a de l'ordre ; je tiens note de ma dépense. Je
ne puis me flatter de ne rien perdre ; mais ce que je perds, et le
pourquoi et le comment, je puis le dire, je puis rendre compte de ma
gêne. Puis il m'arrive comme à la plupart des gens ruinés sans que
ce soit leur faute : chacun les excuse, personne ne les aide. Mais
quoi! je n'estime point pauvre l'homme qui, si peu qu'il lui demeure,
est content. Pourtant j'aime mieux te voir veiller sur ton bien, et
le moment est bon pour commencer. Comme l'ont en effet jugé nos
pères : ménager le fond du vase, c'est s'y prendre tard. Car la
partie qui reste la dernière est non seulement la moindre, mais la
pire. »
SENEQUE,
De
la brièveté de la vie, III
Les
hommes possèdent en mortels et désirent en immortels
« Dans
la foule des vieillards, j’ai envie d’en attraper un et de lui
dire : « Nous te voyons arrivé au terme de la vie
humaine ; cent ans ou davantage pèsent sur toi. Eh bien !
reviens sur ta vie pour en faire le bilan ; dis-nous quelle
durée en a été soustraite par un créancier, par une maîtresse,
par un roi, par un client, combien de temps t’ont pris les
querelles de ménage, les réprimandes aux esclaves, les
complaisances qui t’ont fait courir aux quatre coins de la ville.
Ajoute les maladies dont nous sommes responsables ; ajoute
encore le temps passé à ne rien faire ; tu verras que tu as
bien moins d’années que tu n’en comptes. Remémore-toi combien
de fois tu as été ferme dans tes desseins, combien de journées se
sont passées comme tu l’avais décidé ; quand tu as disposé
de toi-même, quand tu as eu le visage sans passion et l’âme sans
crainte, ce qui a été ton œuvre dans une existence si longue,
combien de gens se sont arraché ta vie sans que tu t’aperçoives
de ce que tu perdais ; combien de ta vie t’ont dérobé une
douleur futile, une joie sotte, un désir aveugle, un entretien
flatteur, combien peu t’est resté de ce qui est tien : et tu
comprendras que tu meurs prématurément. » Quelles en sont les
causes ?
Vous vivez comme si vous deviez toujours vivre ; jamais vous ne
pensez à votre fragilité. Vous ne remarquez pas combien de temps
est déjà passé ; vous le perdez comme s’il venait d’une
source pleine et abondante, alors pourtant que ce jour même, dont
vous faites cadeau à un autre, homme ou chose, est votre dernier
jour. C’est en mortels que vous possédez tout, c’est en
immortels que vous désirez tout. »
Comme
on le voit, Montaigne reprend des thèmes développés par les
Epicuriens et les stoïciens, principalement Epictète et Sénèque.
MONTAIGNE,
Essais
:
La mort ne nous concerne pas
"La
mort est moins à craindre que rien, s’il
y avait quelque chose de moins… Elle ne vous concerne ni mort, ni
vif ; vif parce que vous êtes ; mort parce que vous n’êtes
plus. Nul ne meurt avant son heure. Ce que vous laissez de temps
n’était non plus le vôtre que celui qui s’est passé avant
votre naissance ; et ne vous touche non plus… Où que votre
vie finisse, elle y est toute. L’utilité du vivre n’est pas en
l’espace, elle est en l’usage : tel a vécu longtemps, qui a
peu vécu : attendez-vous-y pendant que vous y êtes. Il gît en
votre volonté, non au nombre des ans, que vous ayez assez vécu.
Pensiez-vous jamais n’arriver là où vous alliez sans cesse.
Encore n’y a-t-il chemin que n’ait son issue. Et si la compagnie
vous peut soulager, le monde ne va-t-il pas même train que vous
allez ?"
MONTAIGNE,
"Que philosopher c'est apprendre à mourir"... cette fois
c'est au philosophe Platon, et en particulier au Phédon
qu'il
prend le point de départ de sa réflexion.
PASCAL,
Pensées :
L'homme
se divertit pour ne pas penser à la mort
"Qu’on
s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes, et tous condamnés
à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des
autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de
leurs semblables, et, se regardant l’un l’autre avec douleur et
sans espérance, attendent à leur tour." (Br 199)
En
voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout
l’univers muet et l’homme sans lumière abandonné à lui‑même,
et comme égaré dans ce recoin de l’univers sans savoir qui l’y
a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant,
incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme
qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable,
et qui s’éveillerait sans connaître et sans moyen d’en sortir.
Et sur cela j’admire comment on n’entre point en désespoir d’un
si misérable état. Je vois d’autres personnes auprès de moi
d’une semblable nature. Je leur demande s’ils sont mieux
instruits que moi. Ils me disent que non et sur cela ces misérables
égarés, ayant regardé autour d’eux et ayant vu quelques objets
plaisants s’y sont donnés et s’y sont attachés. Pour moi je
n’ai pu y prendre d’attache et considérant combien il y a plus
d’apparence qu’il y a autre chose que ce que je vois j’ai
recherché si ce Dieu n’aurait point laissé quelque marque de soi.
Je
vois plusieurs religions contraires et partant toutes fausses,
excepté une. Chacune veut être crue par sa propre autorité et
menace les incrédules. Je ne les crois donc pas là‑dessus.
Chacun peut dire cela. Chacun peut se dire prophète mais je vois la
chrétienne où je trouve des prophéties, et c’est ce que chacun
ne peut pas faire ». (Br 693)
« Le
dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout
le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour
jamais ».(Br 210)
« On
charge les hommes, dès l’enfance, du soin de leur honneur, de leur
bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs
amis. On les accable d’affaires, de l’apprentissage des langues
et d’exercices. Et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être
heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celles de
leurs amis soient en bon état, et qu’une seule chose qui manque
les rendra malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des
affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà,
direz‑vous, une étrange manière de les rendre heureux. Que
pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Comment,
ce qu’on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous
ces soins, car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils
sont, d’où ils viennent, où ils vont. Et ainsi on ne peut trop
les occuper et les détourner, et c’est pourquoi, après leur avoir
tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche,
on leur conseille de l’employer à se divertir, à jouer et à
s’occuper toujours tout entiers.
Que
le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure ».( Br 143)
« Divertissement.
Quand
je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations
des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la
Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de
passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai
dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose,
qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme
qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec
plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège
d’une place. On n’achète une charge à l’armée si cher, que
parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville. Et
on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que
parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Etc.
Mais
quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la
cause de tous nos malheurs j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai
trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le
malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si
misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de
près.
Quelque
condition qu’on se figure, où l’on assemble tous les biens qui
peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde.
Et cependant, qu’on s’en imagine accompagné de toutes les
satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement
et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il
est, cette félicité languissante ne le soutiendra point. Il tombera
par nécessité dans les vues qui le menacent des révoltes qui
peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies, qui sont
inévitables. De sorte que s’il est sans ce qu’on appelle
divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le
moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit.
De
là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les
grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en
effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit
d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu ou dans le lièvre
qu’on court, on n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est
pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre
malheureuse condition qu’on recherche ni les dangers de la guerre
ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne
d’y penser et nous divertit.
De
là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement. De là
vient que la prison est un supplice si horrible. De là vient que le
plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c’est
enfin le plus grand sujet de félicité de la condition des rois de
ce qu’on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer
toutes sortes de plaisirs 5.
Voilà
tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et
ceux qui font sur cela les philosophes et qui croient que le monde
est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un
lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent
guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de
la mort et des misères qui nous en détournent, mais la chasse nous
en garantit.
Et
ainsi, quand on leur reproche que ce qu’ils recherchent avec tant
d’ardeur ne saurait les satisfaire, s’ils répondaient comme ils
devraient le faire s’ils y pensaient bien, qu’ils ne recherchent
en cela qu’une occupation violente et impétueuse qui les détourne
de penser à soi et que c’est pour cela qu’ils se proposent un
objet attirant qui les charme et les attire avec ardeur, ils
laisseraient leurs adversaires sans repartie... Mais ils ne répondent
pas cela, parce qu’ils ne se connaissent pas eux‑mêmes.
Ainsi
l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune
cause d’ennui par l’état propre de sa complexion. Et il est si
vain qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la
moindre chose comme un billard et une balle qu’il pousse suffisent
pour le divertir.
D’où
vient que cet homme, qui a perdu depuis peu de mois son fils unique
et qui accablé de procès et de querelles était ce matin si
troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas,
il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les
chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures. Il n’en
faut pas davantage. L’homme, quelque plein de tristesse qu’il
soit, si on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque
divertissement, le voilà heureux pendant ce temps‑là. Et
l’homme, quelque heureux qu’il soit, s’il n’est diverti et
occupé par quelque passion ou quelque amusement qui empêche l’ennui
de se répandre, sera bientôt chagrin et malheureux. Sans
divertissement il n’y a point de joie. Avec le divertissement il
n’y a point de tristesse. Et c’est aussi ce qui forme le bonheur
des personnes de grande condition qu’ils ont un nombre de personnes
qui les divertissent, et qu’ils ont le pouvoir de se maintenir en
cet état. » (Br 139)
« Divertissement.
Les
hommes n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance, ils se
sont avisés, pour se rendre heureux, de n'y point penser » (Br
168)
« Misère.
La
seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement,
et cependant c'est la plus grande de nos misères.Car c'est cela qui
nous empêche principalement de penser à nous, et qui nous fait
perdre insensiblement.Sans cela nous serions dans l'ennui, et cet
ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d'en sortir.
Mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement
à la mort » (Br 171)
Attention
il existe plusieurs éditions qui ont numéroté les fragments dans
un ordre différent, il faut donc savoir à chaque fois si on se
réfère à l'édition Brunscvhicg (Br), Lafuma (Laf), Le Guern (LG)
ou Sellier (Sel) pour les plus courantes.
Une
page sur le blog de Simone Manon, toujours aussi précise, est
consacrée au divertissement : ici.
SPINOZA,
Ethique,
« L'homme
libre ne pense à rien moins qu'à la mort… la sagesse est une
méditation de la vie »
"L'homme
libre ne pense à rien moins qu'à la mort, et la sagesse est une
méditation non de la mort mais de la vie."Ethique
IV,
Prop LXVII
"L'homme
libre, c'est-à-dire celui qui vit sous le commandement de la Raison,
n'est pas conduit par la crainte de la mort, mais désire le bien
directement, c'est-à-dire qu'il désire agir, vivre, conserver son
être selon le principe qu'il faut chercher l'utile qui nous est
propre. Et par conséquent, il ne pense à rien moins qu'à la mort,
mais sa sagesse est une méditation de la vie"
KIERKEGAARD
: La bonne attitude face à la mort
« Le
sérieux comprend que si la mort est une nuit, la vie est le jour,
que si l’on ne peut travailler la nuit, on peut agir le jour, et
comme le mot bref de la mort, l’appel concis, mais stimulant de la
vie, c’est : aujourd’hui même. Car la mort envisagée dans
le sérieux est une source d’énergie comme nulle autre ; elle
rend vigilant comme rien d’autre. La mort incite l’homme charnel
à dire : « Mangeons et buvons, car demain, nous
mourrons ». Mais c’est là le lâche désir de vivre de la
sensualité, ce méprisable ordre des choses où l’on vit pour
manger et boire, et où l’on ne mange ni ne boit pour vivre. L’idée
de la mort amène peut-être l’esprit plus profond à un sentiment
d’impuissance où il succombe sans aucun ressort ; mais à
l’homme animé de sérieux, la pensée de la mort donne l’exacte
vitesse à observer dans la vie, et elle lui indique le but où
diriger sa course. Et nul arc ne saurait être tendu ni communiquer à
la flèche sa vitesse comme la pensée de la mort stimule le vivant
dont le sérieux tend l’énergie. Alors le sérieux s’empare de
l’actuel aujourd’hui même ; il ne dédaigne aucune tâche
comme insignifiante ; il n’écarte aucun moment comme trop
court. »
Kierkegaard,
Sur
une tombe,
in Kierkegaard, L’existence,
p. 212, PUF.
La
formule "mangeons et buvons..." est tirée de la Bible!
Ancien
Testament, Esaïe 22:13
« Mangeons
et buvons car demain nous mourrons ! »
« Et
voici de la gaîté et de la joie! On tue le gros bétail et l'on
égorge le petit. On mange de la viande et l'on boit du vin: Mangeons
et buvons, car demain nous mourrons! »
SCHOPENHAUER,
Le
monde comme volonté et comme représentation
Le
vouloir-vivre est aveugle
«
On a peine à croire à quel point est insignifiante et vide, aux
yeux du spectateur étranger, à quel point stupide et irréfléchie,
chez l'acteur lui-même, l'existence que coulent la plupart des
hommes : une agitation qui se traîne et se tourmente, une
marche titubante et endormie, à travers les quatre âges de la vie,
jusqu'à la mort, avec un cortège de pensées triviales. Ce sont des
horloges qui, une fois montées, marchent sans savoir pourquoi.
Chaque fois qu'un homme est conçu, l'horloge de la vie se remonte,
et elle reprend sa petite ritournelle qu'elle a déjà jouée tant de
fois, mesure par mesure, avec des variations insignifiantes. Chaque
individu, chaque visage humain, chaque vie humaine, n'est qu'un rêve
sans durée de l'esprit infini qui anime la nature, du vouloir vivre
indestructible ; c'est une image fugitive de plus, qu'il
esquisse en se jouant sur sa toile immense, l'espace et le temps, une
image qu'il laisse subsister un instant, et qu'il efface aussitôt,
pour faire place à d'autres. »
Pour
découvrir la pensée de Schopenhauer j'ai l'impression que le
site Schopenhauer.fr
réalisé par Guy Heff est très bien.
HEGEL,
Précis
de l'encyclopédie des sciences philosophiques,
§410
C'est
l'habitude de la vie qui est la mort, la vie véritable porte la mort
en elle
« On
parle d’ordinaire de l’habitude avec un certain dédain et on la
traite comme faculté sans vie, contingente et particulière. Il est
vrai qu’un contenu contingent peut, comme tout autre, prendre la
forme de l’habitude, et c’est
l’habitude de la vie qui cause la mort, ou à l’envisager de
manière tout à fait abstraite, est la mort même. »
Un
article intéressant, sur le site du philosophie Bernard Stiegler Ars
Industrialis autour de la notion d'habitude chez Hegel
ici.
« La
mort, si nous voulons nommer ainsi cette irréalité, est la chose la
plus redoutable […]. Ce
n’est pas cette vie qui recule d’horreur devant la mort et se
préserve pure de la destruction, mais la vie qui porte la mort, et
se maintient dans la mort même, qui est la vie de l’esprit ».
Ruwen
OGIEN, Mes
mille et une nuits
La
mort et la maladie n'ont pas de sens
On
trouve une vision peut-être provocante, mais authentique dans le
dernier livre du philosophe Ruwen
OGIEN, Mes
mille et une nuits,
dans lequel, à partir de sa propre expérience (il est mort d'un
cancer du pancréas), il s'insurge contre la violence du discours qui
demande aux malades de s'élever spirituellement grâce à la maladie
et la souffrance. Dans plusieurs entretiens ou compte-rendus
accessibles sur le net,on peut trouver une présentation de l'ouvrage
(par ex ici
un
article de Télérama ou ici
un article de Libération) : la maladie est absurde, il faut renoncer
à y trouver un sens. Se préparer à la mort, c'est seulement
s'organiser avec son notaire et les pompes funèbres, tout le reste
n'est que grandiloquence bouffonne.
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