PhiloMuse - III - L'échappée belle (mardi 4 février 2020, 20h)





Présentation de la séance



Pour ceux qui arrivent en cours de route, vous pouvez aller voir les pages correspondant aux deux veillées précédentes, ici et ici.


Nous avons commencé par faire un état des lieux de l'invasion technologique dans nos vies quotidiennes et en particulier dans le monde de l'art, en interrogeant l'effet de fascination exercé par les différents outils numériques mis à notre disposition.


Puis, à partir de trois créations musicales de musique électro-acoustique, nous nous sommes questionnés sur la définition d'une oeuvre, en allant au-delà du simple critère de beauté et sur les processus de création.


Après avoir retracé notre parcours, nous nous demanderons mardi soir si les artistes peuvent vraiment résister à la marchandisation et comment ils peuvent, de l'intérieur du monde dans lequel nous vivons - condition nécessaire pour nous rencontrer et se faire connaître - nous inviter à une échappée belle".
Les étudiants de Rémi nous proposeront des compositions musicale qui sont à prendre comme "work in progress" et qui nous permettront de réfléchir ensemble sur le processus créatif.




Pour préparer la séance : 


BANKSY contre la récupération du street art

Juste après la vente de Girl with Balloon pour plus 1,2 million d'euros chez Sotheby's à Londres, la toile de Banksy s'est auto-détruite! Les deux analyses du "billet culturel" de France Culture par Mathilde Serrell (4 min chacun) "Banksy a-t-il inventé l’arme anti-récupération du street art?" (8/10/2018)   ici  et "Après la toile auto-détruite de Banksy, une révolution des intermédiaires du marché de l’art?" (17/10/ 2018) ici  

Dans la lignée, une idée d'art comique : l'oeuvre The Comedian, une banane scotchée au mur par l'artiste Maurizio CATTELAN, acquise pour la valeur de 120 000 dollars, qui a donné lieu au happening "Hungry Artist" quand un autre artiste l'a mangée. Voir par exemple ici.




Emmanuel KANT
Le génie
Critique de la faculté de juger (1790), §46.

"Le génie est le talent qui permet de donner à l'art ses règles", c'est-à-dire "le génie est la disposition innée de l'esprit (ingenium) par le truchement de laquelle la nature donne à l'art ses règles".
L'art a besoin de règles, mais ce ne sont pas des concepts généraux qu'on peut déduire.
"Il en résulte
(1) que le génie consiste à produire ce pour quoi on ne peut donner de règle déterminée : il n'est pas une aptitude à quoi que ce soi qui pourrait être appris d'après une règle quelconque; par conséquent, sa première caractéristique doit être l'originalité.
(2) que, dans la mesure où l'absurde peut lui aussi être original, les productions du génie doivent également être des modèles, elles doivent être proposées à l'imitation des autres, c'est-à-dire servir de critère ou de règle au jugement.
(3) que le génie n'est pas en mesure de décrire ou de montrer scientifiquement comment il crée ses productions, et qu'au contraire c'est en tant que nature qu'il donne les règles à ses créations. Par conséquent le créateur d'un produit qu'il doit à son génie ignore lui-même comment et d'où lui viennent les idées de ses créations. Il n'a pas non plus le pouvoir de concevoir ces idées à volonté ou d'après un plan, ni de les communiquer à d'autres sous forme de préceptes qui leur permettraient de créer de semblables productions (c'est sans doute la raison pour laquelle le mot génie vient de genius qui désigne l'esprit que reçoit un homme en propre à sa naissance pour le conseiller et le guider, et qui est le source d'inspiration dont proviennent ces idées originales.)
(4) qu'à travers le génie, la nature prescrit ses règles, non à la science, mais à l'art, et seulement dans le cas où il s'agit des beaux-arts"




Hannah ARENDT
les « philistins » et les « philistins cultivés »
« La crise de la culture », dans La crise de la culture, p. 258-262

Elle examine la façon dont les « philistins » s’accaparent et dénaturent les oeuvres culturelles : 

« Le « philistinisme » (…) désigne un état d’esprit qui juge de tout  en termes d’utilité immédiate et de « valeurs matérielles », et n’a donc pas d’yeux pour des objets et des occupations aussi inutiles que ceux relevant de la nature et de l’art (…)
Le philistin méprisa d’abord les objets culturels comme inutiles, jusqu’à ce que le philistin cultivé s’en saisisse comme d’une monnaie avec laquelle il acheta une position supérieure dans la société, ou acquit un niveau supérieur de sa propre estime - supérieur, c’est-à-dire supérieur à ce qui, dans son opinion personnelle, lui revenait par nature ou par naissance. Dans ce procès, les valeurs culturelles subirent le traitement de toutes les autres valeurs, furent ce que valeurs ont toujours été : valeurs d’échange. Et en passant de main en main, elles s’usèrent comme de vieilles pièces. Elles perdirent leur pouvoir originellement spécifique de toute chose culturelle, le pouvoir d’arrêter notre attention et de nous émouvoir. Quand cela se produisit, on commença à parler de « dévaluation des valeurs », et la fin du procès vint avec la « liquidation  générale des valeurs » au cours des années vingt et trente en Allemagne, quarante et cinquante en France, où les « valeurs » culturelles et morales furent réalisées ensemble. »




Zygmunt BAUMAN, 
Du modernisme (les intellectuels sont des législateurs) 

au postmodernisme (les intellectuels sont des interprètes)
La décadence des intellectuelsDes législateurs aux interprètes (1987), Editions Jacqueline Chambon, 2007.

Dans l'introduction, Zygmunt BAUMAN repère deux stratégies des intellectuels, liées à deux visions du monde, qui ne correspondent pas exactement à une succession historique, mais sont plutôt des "types idéaux" : 
- "la vision moderne est typiquement celle d'une réalité relativement ordonnée", de telle sorte que les intellectuels peuvent expliquer les événements, et proposer des critères pour "classifier les pratiques existantes comme supérieures ou inférieures", selon un idéal d'objectivité et d'universalité : "monter dans la hiérarchie des pratiques mesurées par le syndrome autorité / savoir, c'est s'éloigner des pratiques "de clocher", "particularistes" et "locales" pour tendre à l'universel". La tâche de l'intellectuel est alors celle d'un "législateur" : il fait autorité pour sélectionner les opinions valides, qui deviendront dès ors contraignantes, et son autorité est légitimée par sa connaissance, conçue comme objective.
- "la vision postmoderne est typiquement celle d'un nombre illimité de modèles d'ordres, tous générés par un ensemble de pratiques relativement autonomes." On ne cherche pas de critères hors des traditions et des localités, si bien que la relativité des connaissance devient un caractère durable de ce monde (alors que la vision post-moderne cherche à le surmonter en théorie et en pratique).

Dans son chapitre 9 sur les "interprètes", il cite Matei Calinescu : "d'une manière générale, le rythme de plus en plus effréné de changement tend à réduire la pertinence d'un changement particulier (...) aujourd'hui les produits artistiques les plus divers (...) attendent, les uns à côté des autres, dans le "supermarché de la culture", (...), leurs consommateurs respectifs. des esthétiques s'excluant mutuellement coexistent sans qu'aucune ne soit capable de jouer un rôle véritablement dominant (...) La nouvelle avant-garde postmodernisme reflète, à son niveau, la structure de plus en plus "modulaire" de notre univers, dans lequel la crise des idéologies rend de plus en plus difficile l'avènement de hiérarchies de valeurs convaincantes".
Il explique :  "Tout se passe comme si l'art postmoderne avait suivi le conseil donné en 1921 par Francis Picabia : "Si vous voulez avoir les idées propres, changez-en comme de chemise". Ou, mieux encore, le précepte des dadaïstes : quand on n'a pas d'idées, on est sûr de ne pas les salir. L'art postmoderne est remarquable par l'absence de style en tant que catégorie du travail artistique, pour son caractère délibérément éclectique (...) L'absence de règles clairement définies rend toute innovation impossible. L'art ne connaît plus de développement, peut-être juste un changement de direction, une succession de modes, aucune forme particulière ne revendiquant sa supériorité sur les précédentes, qui deviennent, par là même, ses contemporaines. Il s'ensuit une sorte de présent perpétuel, une agitation qui fait davantage penser au mouvement brownien qu'à un changement séquentiel ordonné, sans parler même d'un développement progressif. Un état que Meyer a qualifié de stasis, dans lequel tout est en mouvement, mais sans aucune direction particulière.
Il cite ensuite Peter Bürger : "Par le biais des mouvements d'avant-garde, la succession historique de techniques et de styles a laissé place à la simultanéité d'éléments radicalement différents. Par conséquent, aucun mouvement artistique, de nos jours, ne peut légitimement se prétendre historiquement plus avancé en tant qu'art que les autres".
D'après Bauman, le geste provocateur de Marcel Duchamp, envoyant à la première exposition de la société des artistes indépendants de New York un urinoir intitulé Fontaine et signé "Richard Mutt" (1917), est rétrospectivement moderne et non post-moderne, puisqu'il présente "une nouvelle définition de l'art (un objet choisi par l'artiste), une nouvelle théorie de l'oeuvre d'art (couper un objet de son contexte usuel et le considérer d'un point de vue inhabituel, faire, en réalité, ce qu'avaient fait les romantiques un siècle plus tôt en rendant le familier extraordinaire), une nouvelle méthode de travail artistique (donner un sens nouveau à un objet)." En ce sens il n'est pas si iconoclaste. Il est pourtant paru tel à l'époque parce qu'il "y avait des définitions, des théories et des méthodes dominantes et universellement admises que Duchamp pouvait défier dans un geste radical." Son geste a été répété en de multiples variations (Robert Rauschenberg, Yves Klein, Walter de Maria).
A l'inverse "les efforts collectifs de la nouvelle avant-garde pour supprimer les dernières limites, pensables et impensables, du travail artistique, aboutissent à l'effacement extrêmement rapide du radicalisme de tout nouveau geste, présent ou futur, et dans le même temps à la capacité croissante du monde de l'art d'absorber, d'accueillir, de légaliser, de mettre sur le marché et de dégager des profits de n'importe quelle réalisation, si extravagante qu'elle soit. Toute possibilité d'user de l'expression artistique pour protester contre l'establishment de l'art, ou plus ambitieusement, contre la société qui isolait totalement le travail artistique des autres sphères de la vie sociale s'est en réalité vue devancer."
Il cite de nouveau Bürger : " si un artiste aujourd'hui signe un tuyau de poêle et l'expose, il ne dénonce pas le marché de l'art, il s'y adapte (...) Puisque, aujourd'hui, la protestation de l'avant-garde historique contre l'art en tant qu'institution est acceptée comme de l'art, le geste de protestation de la néo-avant-garde perd toute authenticité."




Pour approfondir : 


Hannah ARENDT, La société de loisirs et la culture de masse, 
« La crise de la culture » dans La crise de la culture, p. 264 et suiv.


"Paris et circenses s'entr'appartiennent vraiment; tous deux sont nécessxaires à la vie, à sa conservation et à sa régénération, et tous deux sont dissipés au cours du processus vital - c'est dire que tous deux doivent être constamment produits à nouveau, faute de quoi le processus s'éteint complètement. Les critères d'après lesquels on devrait les juger tous deux sont la fraîcheur et la nouveauté; et l'extension de notre mobilisation de ces critères aujourd'hui, pour juger également les objets d'art et les objets culturels, choses qui sont supposées rester dans le monde après que nous l'avons quitté, indique clairement l'étendue de la menace que le besoin de loisirs a commencé à faire peser sur le monde culturel. La difficulté ne provient pas réellement de la société de masse, ou de l'industrie des loisirs qui pourvoit à ses besoins. Au contraire, la société de masse, en ce qu'elle ne veut pas la culture mais seulement les loisirs est probablement une moindre menace pour la culture que le philistinisme de la bonne société.  En dépit du malaise souvent décrit des artistes et des intellectuels - dû peut-être en partie à leur impuissance à pénétrer la bruyante futilité des loisirs de masse - ce sont précisément les arts et les sciences, par opposition à tous les intérêts politiques, qui demeurent florissants. Quoi qu'il arrive, tant que l'industrie des loisirs produit ses propres biens de consommation, nous ne pouvons pas plus lui faire reproche du caractère périssable de ses articles qu'à une boulangerie dont les produits doivent, pour ne pas être perdus, être consommés sitôt qu'ils sont faits.  La caractéristique du philistinisme cultivé a toujours été le mépris des loisirs et du divertissement sous une forme ou sous une autre, parce qu'aucune "valeur" ne pouvait en être tirée. La vérité est que nous nous trouvons tous engagés dans le besoin de loisirs et de divertissement sous une forme ou sous une autre, parce que nous sommes tous assujettis au grand cycle de la vie; et c'est pure hypocrisie ou snobisme social que de nier pour nous le pouvoirs de divertissement et d'amusement des choses, exactement les mêmes qui font le divertissement et le loisir de nos compagnons humains. Pour autant que la survie de la culture est en question, elle est certainement moins menacée par ceux qui remplissent leur temps vide au moyen de loisirs que par ceux qui le remplissent avec quelques gadgets éducatifs au bonheur la chance, en vue d'améliorer leur position sociale. Et pour autant que la productivité artistique est en question, il ne devrait pas être plus difficile de résister aux massives tentations de la culture de masse, ou d'éviter d'être détraqué par le bruit et le charlatanisme de la société de masse, qu'il n'y avait de difficulté à éviter les tentations les plus sophistiquées et les bruits les plus insidieux des snobs cultivés dans la société raffinée.
Malheureusement la question n'est pas si simple. L'industrie des loisirs est confrontée à des appétits gargantuesques, et puisque la consommation fait disparaître ses marchandises, elle doit sans cesse fournir de nouveaux articles. Dans cette situation, ceux qui produisent pour les mass-media pillent le domaine entier de la culture passée et présente, dans l'espoir de trouver un matériau approprié. Ce matériau, qui plus est, ne peut être présenté tel quel; il faut le modifier pour qu'il devienne loisir, il faut le préparer pour qui'l devienne facile à consommer.
La culture de masse apparaît quand la société de masse se saisit des objets culturels et son danger est que le processus vital de la société (qui, comme tout processus biologique, attire insatiablement tout ce qui est accessible dans le cycle de son métabolisme), consommera littéralement les objets culturels, les engloutira et les détruira. Je ne fais pas allusion, bien sûr, à la diffusion de masse. Quand livres ou reproductions sont jetés sur le marché à bas prix, cela n'atteint pas la nature des objets en question. Mais leur nature est atteinte quand les objets eux-mêmes sont modifiés - réécrits, condensés, digérés, réduits à l'état de pacotille pour la reproduction ou la mise en images. Cela ne veut pas dire que la culture se répande dans les masses, mais que la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir. Le résultat n'est pas une désintégration, mais une pourriture, et ses actifs promoteurs ne sont pas les compositeurs de Tin Pan Alley (musique populaire de rue), mais une sorte particulière d'intellectuels, souvent bien lus et bien informés, dont la fonction exclusive est d'organiser, diffuser, modifier des objets culturels en vue de persuader les masses qu'Hamlet peut être aussi divertissant que My Fair Lady, et, pourquoi pas, tout aussi éducatif. Bien des grands auteurs du passé ont survécu à des siècles d'oubli et d'abandon, mais c'est encore une question pendante de savoir s'ils seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu'ils ont à dire."






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