Atelier philo #18 : La parole est-elle un rempart contre la violence? (lundi 21 juin 2021)





Références : 





Eric WEIL

le dialogue ou la violence


“En vérité, le problème qui se pose à celui qui cherche la nature du dialogue n’est nul autre que celui de la violence et de la négation de celle-ci. 

Car que faut-il pour qu’il puisse y avoir dialogue? La logique ne permet qu’une chose, à savoir que le dialogue, une fois engagé, aboutisse, que l’on puisse dire lequel des interlocuteurs a raison, plus exactement lequel des deux a tort: car s’il est certain que celui qui se contredit a tort, il n’est nullement prouvé que celui qui l’a convaincu de ce seul crime contre la loi du discours ne soit pas également fautif (…). La logique, dans le dialogue, émonde le discours. 

Mais pourquoi l’homme accepte-t-il une situation dans laquelle il peut être confondu? Il l’accepte, parce que la seule autre issue est la violence, si l’on exclut, comme nous l’avons fait, le silence et l’abstention de toute communication avec les autres hommes: quand on n’est pas du même avis, il faut se mettre d’accord ou se battre jusqu’à ce que l’une des deux thèses disparaisse avec celui qui la défendue. Si l’on ne veut pas de cette seconde solution, il faut choisir la première, chaque fois que le dialogue porte sur des problèmes sérieux et qui ont de l’importance, ceux qui doivent mener à une modification de la vie ou en confirmer la forme traditionnelle contre les attaques des novateurs. 

Concrètement parlant, quand il n’est pas un jeu, le dialogue porte, en dernier ressort, toujours sur la façon selon laquelle on doit vivre. On? C’est-à-dire les hommes qui vivent déjà en communauté, qui possèdent déjà ces données qui sont nécessaires pour qu’il puisse y avoir dialogue. Ils sont en désaccord sur la façon de vivre, parce qu’ils sont en accord sur la nécessité d’une façon: il ne s’agit que de compléter et de préciser. Ils acceptent le dialogue, parce qu’ils ont déjà exclu la violence.”

Eric Weil, Logique de la philosophie, Vrin, 1967, p. 24 – 25.



Maurice MERLEAU-PONTY

 l’expérience du dialogue, entre collaboration et menace


« Dans l’expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu’un seul tissu, mes propos et ceux de mon interlocuteur sont appelés par l’état de la discussion, ils s’insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n’est le créateur. Il y a là un être à deux, et autrui n’est plus ici pour moi un simple comportement dans mon champ transcendantal, ni d’ailleurs moi dans le sien, nous sommes l’un pour l’autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l’une dans l’autre, nous coexistons à travers un même monde

        Dans le dialogue présent, je suis libéré de moi-même, les pensées d’autrui sont bien des pensées siennes, ce n’est pas moi qui les forme, bien que je les saisisse aussitôt nées ou que je les devance, et même, l’objection que me fait l’interlocuteur m’arrache des pensées que je ne savais pas posséder, de sorte que si je lui prête des pensées, il me fait penser en retour. 

        C’est seulement après coup, quand je me suis retiré du dialogue, et m’en souviens, que je puis le réintégrer à ma vie, en faire un épisode de mon histoire privée, et qu’autrui rentre dans son absence, ou, dans la mesure où il me reste présent, est senti comme une menace pour moi. »


Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception

2e partie, IV, p. 407, Gallimard, 1945




SOCRATE

le philosophe contre les sophistes



Socrate (s’adressant à Gorgias, célèbre sophiste) : Je pense, Gorgias, que tu as l’expérience de nombreuses discussions et que tu y as remarqué ceci : ce n’est pas sans mal que les interlocuteurs définissent les uns pour les autres les sujets sur lesquels ils engagent une discussion, et parviennent à quitter un entretien en ayant appris quelque chose et en s’étant instruits eux-mêmes ; si, au contraire, ils sont en désaccord sur une chose et que l’un refuse d’admettre que l’autre ait raison ou se soit exprimé clairement, alors ils se fâchent et se soupçonnent l’un l’autre de malveillance, plus enclins qu’ils sont à avoir le dessus qu’à examiner ce qui fait l’objet de la discussion. Il y en a même qui finissent par se séparer de la façon la plus moche, en se faisant insulter, après y avoir dit et entendu de telles horreurs que même les gens présents à la discussion s’en veulent d’avoir jugé bon d’être les auditeurs de tels individus.

Pourquoi je te dis cela ? Parce que tu me parais à présent dire des choses qui ne sont plus tout à fait en accord ou en harmonie avec ce que tu disais sur la rhétorique en commençant. J’hésite dans ces conditions à te réfuter, de peur que tu croies que je cherche à avoir le dessus dans la discussion, sans viser la question pour la rendre plus claire, mais en te visant toi. Moi, en tout cas, si tu es de ces gens qui sont comme moi, c’est avec plaisir que je t’interrogerai ; sinon, je devrai renoncer. Quelle sorte d’homme je suis ? De ceux qui ont plaisir à être réfutés, si je dis quelque chose qui n’est pas vrai, mais qui ont plaisir à réfuter si un autre dit une chose qui n’est pas vraie, et qui n’ont pas moins de plaisir à être réfuté qu’à réfuter ; je pense même qu’il vaut mieux être réfuter dans la mesure où il vaut mieux être délivré du plus grand des maux que d’en délivrer autrui. Je pense en effet qu’il n’y a rien de si mauvais pour un homme que d’avoir une opinion fausse sur les sujets dont nous nous trouvons parler en ce moment. Si tu prétends toi aussi avoir cette tournure d’esprit, poursuivons la discussion ; mais si tu crois qu’il faut l’abandonner, tenons-nous-en là, et mettons fin à la discussion.


 Platon, Gorgias (457d-458b) 4e s. av JC





EPICTÈTE 

le sage stoïcien, imperméable aux insultes


§1 

Parmi les choses qui existent, les unes dépendent de nous, les autres ne dépendent pas de nous.

Dépendent de nous : jugement de valeur, impulsion à agir, désir, aversion, en un mot, tout ce qui est notre affaire à nous. Ne dépendent pas de nous, le corps, nos possessions, les opinions que les autres ont de nous, les magistratures, en un mot, tout ce qui n’est pas notre affaire à  nous.

Les choses qui dépendent de nous sont par nature libres, sans empêchement, sans entraves. Les choses qui ne dépendent pas de nous sont dans un état d’impuissance, de servitude, d’empêchement, et nous sont étrangères.

Souviens-toi donc que, si tu crois que les choses qui sont par nature dans un état de servitude sont libres et que les choses qui te sont étrangères sont à toi, tu te heurteras à des obstacles dans ton action, tu seras dans la tristesse et dans l’inquiétude, et tu feras des reproches aux dieux et aux hommes. Si au contraire tu penses que seul ce qui est à toi est à toi, que ce qui t’est étranger – comme c’est le cas – t’est étranger, personne ne pourra exercer une contrainte sur toi, personne ne pourra plus te forcer, tu ne feras plus de reproches à personne, tu ne feras plus une seule chose contre ta volonté, personne ne pourra te nuire, tu n’auras plus d’ennemi, car tu ne subiras plus de dommage qui pourrait te nuire.


§10. 

A l’occasion de chaque représentation qui se présente à ton esprit, souviens-toi de te retourner vers toi-même et de chercher la faculté que tu possèdes pour en user avec cette représentation. Si tu vois un beau garçon ou une belle fille, tu trouveras une faculté pour cela, la maîtrise de soi ; si c’est le dur travail qui t’est imposé, tu trouveras l’endurance, si c’est l’injure, tu trouveras la patience. Si tu parviens à créer cette habitude, les représentations ne t’entraîneront plus.


§20

Souviens-toi que celui qui t’outrage, ce n’est ni celui qui t’injurie, ni celui qui te frappe, mais ton jugement qui te fait penser que ces gens t’outragent. Donc, quand quelqu’un t’irrite, sache que c’est ton jugement de valeur qui t’irrite. Par suite, commence par t’exercer à ne pas te laisser entraîner par ta représentation. Car une fois que tu auras gagné temps et délai, tu seras plus facilement maître de toi. 


§28

Si quelqu’un livrait ton corps au premier venu, tu serais indigné. Mais que tu livres ta disposition au premier venu en sorte que, s’il t’injurie, celle-ci soit plongée dans le trouble et la confusion, tu n’éprouves pas de honte à cause de cela ?


EPICTÈTE, Le manuel, 1er siècle après JC



Marshall ROSENBERG

La communication non violente 


Technique de communication (CNV) créée par Marshall Rosenberg dans les années 1970, et actuellement représentée entre autres par Thomas d'ANSEMBOURG ou Anne van STAPPEN.

Présentation (3h) par Marshall ROSENBERG ici

Très accessible, Thomas d'ANSEMBOURG auteur de Arrêtez d'être gentils, soyez vrais, qui existe en version longue et en version courte illustrée ; présentation pour des chefs d'entreprise ici, ou ici

Sites plus commerciaux (c'est très vendeur...) ici ou ici.



Qu'il s'agisse de clarifier ce qui se passe en soi ou de communiquer avec d'autres, la méthode de la CNV peut être résumée comme un cheminement en quatre temps :

  • Observation (O) : décrire la situation en termes d'observation partageable : s’en tenir aux faits en écartant les jugements et les interprétations

  • Sentiment et attitudes (S) : exprimer les sentiments et attitudes particuliers suscités dans cette situation ; assumer honnêtement ce que l’on ressent en première personne, en se focalisant sa propre perception sans formuler d’accusation ou d’imputation.

  • Besoin (B) : clarifier le(s) besoin(s) ; rattacher les sentiments à un besoin positif, de l’ordre de la sécurité, des valeurs...

  • Demande (D) : faire une demande respectant les critères suivants : réalisable, concrète, précise et formulée positivement. Si cela est possible, que l'action soit faisable dans l'instant présent. Le fait que la demande soit accompagnée d'une formulation des besoins la rend négociable.

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Elle peut être appliquée aussi bien dans les relations individuelles que dans les négociations diplomatiques ou professionnelles. Voir par exemple Roger FISHER, William URY, Bruce PATTON, Comment réussir une négociation, Seuil.


Un exemple de mise en oeuvre, par conviction, dans le film Des hommes et des dieux : la scène où le père Christian de Chergé accueille les terroristes, qui viennent exiger le médecin, en menaçant avec ses armes. Il réaffirme calmement son choix, et refuse la violence (en acceptant potentiellement de mourir). Extrait ici




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