Atelier philo #15 : Y a-t-il des cultures irrespectueuses? (lundi 29 juin 2020)





Quelques textes philosophiques

Le texte fondamental, de mon point de vue est le suivant, il s'agit d'une analyse de MONTAIGNE, dans son chapitre des Essais intitulé  "Des cannibales". Il y dénonce l'ethnocentrisme des colons européens.


“ Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. Comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant la saveur même et délicatesse se trouve, à notre goût, excellente, à l’envi des nôtres, en divers fruits de contrées-là, sans culture.

    Ces nations me semblent donc ainsi barbares pour avoir reçu fort peu de façon de l’esprit humain, et être encore voisines de leur naïveté originelle.

    […] Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. ”

Si vous souhaitez approfondir votre compréhension du texte, vous trouverez une excellente explication de Jean-Louis POIRIER, dans le Programme Europe Education Ecole du Lycée de Sèvres sur daily motion : ici.
N'hésitez pas à chercher le chapitre pour le lire il est très court (choisissiez bien votre édition pour que ce soit en français moderne), il y a raconte et analyse le mode de vie des Indiens et questionne la notion de point de vue.


On trouve un écho de ce texte fameux dans le Discours de la méthode de DESCARTES

Il est vrai que, pendant que je ne faisais que considérer les mœurs des autres hommes, je n’y trouvais guère de quoi m’assurer, et que j’y remarquais quasi autant de diversité que j’avais fait auparavant entre les opinions des philosophes. En sorte que le plus grand profit que j’en retirais était que, voyant plusieurs choses qui, bien qu’elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d’être communément reçues et approuvées par d’autres grands peuples, j’apprenais à ne rien croire trop fermement de ce qui ne m’avait été persuadé que par l’exemple et par la coutume  : et ainsi je me délivrais peu à peu de beaucoup d’erreurs qui peuvent offusquer notre lumière naturelle, et nous rendre moins capables d’entendre raison. Mais après que j’eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde et à tâcher d’acquérir quelque expérience, je pris un jour résolution d’étudier aussi en moi-même, et d’employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devais suivre. Ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné ni de mon pays ni de mes livres. 


... ainsi que dans plusieurs Pensées de PASCAL qui souligne la relativité des cultures et de leurs valeurs, en particulier de leur définition de la justice.


Le questionnement sur la perception d'une culture par une autre a été repris également par les ethnologues, en particulier Claude LEVI STRAUSS qui raconte dans Tristes Tropiques ses voyages chez les Indiens d'Amérique du Sud
Dans Race et histoire, il s'interroge sur la notion de progrès et sur la définition du "barbare" : 

“ L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à reparaître chez chacun de nous dès que nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. “ Habitudes de sauvages ”, “ cela n’est pas de chez nous ”, “ on ne devrait pas permettre cela ”, autant de réactions grossières, qui traduisent ce même frisson, cette même impulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire “ de la forêt ”, évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine. Dans les deux cas, on refuse d’admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit.

Ce point de vue naïf, mais profondément ancré chez la plupart recèle un paradoxe assez significatif. Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les “ sauvages ” ou tous ceux qu’on choisit de considérer comme tels, hors de l’humanité, est justement l’attitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mêmes. […] L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de civilisations dites primitives se désignent d’un nom qui signifie “ hommes ”, impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus – ou même de la nature – humaines, mais sont tout au plus composés de “ mauvais ”, de “ méchants ”, de “ singes de terre ” ou “ d’œufs de pou ”. On va souvent jusqu’à priver l’étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un “ fantôme ” ou une “ apparition ”. Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent la réplique. Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des Blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était, ou non, sujet à la putréfaction.

Cette anecdote à la fois baroque et tragique illustre bien le paradoxe du relativisme culturel : c’est dans la mesure même où l’on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l’on s’identifie le plus complètement avec celles que l’on essaye de nier. En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus “ sauvages ” ou “ barbares ” de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie. ”



On peut lire aussi de Pierre CLASTRES Chronique des Indiens Guyakis, qui contient un chapitre sur le cannibalisme rituel.


Plus récemment, on trouve de nombreuses pistes de réflexions dans les travaux de Philippe DESCOLA; son livre somme est Par Delà Nature et Culture, difficile mais passionnant; il y distingue 4 ontologies ou représentations globales du monde : la nôtre est naturaliste ou dualiste (nous pensons que toute la matière obéit aux mêmes règles et que ce qui nous distingue des autres êtres est notre pensée); mais il y a aussi l'animisme, le totémisme, et l'analogisme. Il a ensuite décliné ce thème dans de nombreuses conférences et expositions au Musée du Quai Branly.

Je vous recommande sa conférence "Humain, trop humain?" (ici)


Une référence intéressante aussi se trouve dans un passage de l'Esthétique de HEGEL, qui semble raciste puisqu'il propose une distinction, qui est une hiérarchie entre les barbares (ils mutilent le corps pour marquer la présence de l'esprit) et les civilisés (ils cultivent leur esprit). Le point commun de tous les hommes est d'être culturels, c'est-à-dire, dans cette perspective, d'avoir besoin de transformer la part naturelle d'eux-mêmes pour y rendre visible la présence et la puissance de l'esprit.

"L’universalité du besoin d’art ne tient pas à autre chose qu’au fait que l’homme est un être pensant et doué de conscience. En tant que doué de conscience, l’homme doit se placer en face de ce qu’il est d’une façon générale, et en faire un objet pour soi. Les choses de la nature se contentent d’être, elles sont simples, elles ne sont qu’une fois, mais l’homme, en tant que conscience, se dédouble :  il est une fois, mais il est pour lui-même. Il chasse devant lui ce qu’il est ; il se contemple, se représente lui-même. Il faut donc chercher le besoin général qui provoque une œuvre d’art dans la pensée de l’homme, puisque l’œuvre d’art est un moyen à l’aide duquel l’homme extériorise ce qu’il est.

Cette conscience de lui-même, l’homme l’acquiert de deux manières ; théoriquement, en prenant conscience de ce qu’il est intérieurement, de tous les mouvements de son âme, de toutes les nuances de ses sentiments, en cherchant à se représenter à lui-même, tel qu’il se découvre par la pensée, et à se reconnaître dans cette représentation qu’il offre à ses propres yeux. Mais l’homme est également engagé dans des rapports pratiques avec le monde extérieur, et de ces rapports naît également le besoin de transformer ce monde, comme lui-même, en lui imprimant son cachet personnel. Et il le fait pour encore se reconnaître lui-même dans la forme des choses, pour jouir de lui-même comme d’une réalité extérieure. On saisit déjà cette tendance dans les premières impulsions de l’enfant : il veut voir des choses dont il soit lui-même l’auteur ; et s’il lance des pierres dans l’eau, c’est pour voir ces cercles qui se forment et qui sont son œuvre dans laquelle il retrouve comme un reflet de lui-même. Il ne se contente pas de rester lui-même tel qu’il est : il se couvre d’ornements. Le barbare pratique des incisions à ses lèvres, à ses oreilles, il se tatoue. Toutes ces aberrations, quelques barbares et absurdes et contraires au bon goût qu’elles soient, déformantes ou même pernicieuses, comme le supplice qu’on inflige aux pieds des femmes chinoises, n’ont qu’un but : l’homme ne veut pas rester tel que la nature l’a fait. Chez les civilisés, c’est par la culture spirituelle que l’homme cherche à rehausser sa valeur, car c’est seulement chez les civilisés que les changements de forme, de comportement et de tous les autres aspects de la culture extérieure sont des produits de culture spirituelle."


Ce que Hegel désigne comme "barbare et absurde et contraire au bon goût" peut se révéler d'une surprenante beauté et en tout cas exprime bien une forme d'humanité, que l'on n'a pas nécessairement envie d'adopter, mais qui mérite d'être comprise. Par exemple avec ce superbe livre : 




Commentaires