Les ateliers philo de Clotilde #13 : Faut-il respecter les animaux? (lundi 20 janvier 2020)




Pour aborder la question, il faut approfondir la définition du respect : tel qu'on l'avait défini, il ne peut pas concerner les animaux (qui n'ont pas de sens moral, pas de capacité à se représenter des lois morales) : faut-il alors élargir la définition pour l'étendre aux êtres sensibles, même incapables eux-mêmes de respecter d'autres êtres? ou définir le respect autrement que par rapport à la capacité à agir moralement? ou trouver une autre façon de nommer un rapport de considération et de non-violence à l'égard des animaux?


Les trois enjeux de la question, qui se recoupent, me semblent être les suivants : 
- doit-on fonder l'obligation morale, et en particulier l'obligation de respecter les autres, sur leur capacité à eux-mêmes agir moralement, ou seulement à exister, et souffrir?
- est-ce que cela a un sens d'avoir des droits, une dignité, quand on ne peut recevoir de devoirs? donc dans le cas des animaux, doit-on dire qu'on doit les respecter, ou faut-il un autre terme, par exemple les "considérer", ou "ne pas leur nuire"?
- enfin bien sûr à travers cette question se joue notre rapport à l'animalité : sommes-nous des animaux comme les autres, ou bien, dans ce questionnement sur le respect, apparaît-il que nous sommes des animaux à part, en particulier par notre capacité à nous élever au-dessus des rapports de force, de nutrition, de survie, de bien-être?

Vous trouverez une présentation claire et synthétique de ces enjeux philosophiques dans la conférence de Didier GUIMBAIL "Les animaux ont-ils des droits?" du 10/12/2009 (prononcée dans le cadre du Projet Europe Education Ecole, lien ici, avec des documents ici et ici) (l'ensemble de toutes les conférence du projet est ici.


Un des aspects concrets de la question, portant sur nos pratiques réelles mais tissées d'imaginaire, concerne le fait de manger des animaux, mais aussi la façon dont cette consommation est organisée.

Quelques émissions récentes :
- des documentaires sur le travail dans les abattoirs : "Entrée du personnel" documentaire sur les abattoirs Arte jusqu'en mars 2020  (ici); "Saigneur" sur YouTube; "Ouvriers des abattoirs"  (envoyé spécial) ici,  Olivia Mokiejewski, journaliste et documentaliste, vient de passer trois ans à l'intérieur d'une dizaine d'abattoirs, pour partager le quotidien de celles et ceux qui tuent chaque jour trois millions d'animaux. "Dans le peuple des abattoirs" (Grasset), elle les a rejoints "pour comprendre" et "faire leurs gestes". Rencontre. 5 minutes ici
- sur Arte : "Square Idée : envie d'un bon steak biologique?", jusqu'au 4/2/2020  ici... de la "viande propre"?. Une confrontation entre un boucher et un défenseur du "steak biologique", de la viande cultivée à partir de cellules qui ne nécessitent pas la mise à mort d'un animal.

Lectures générales
Faut-il manger les animaux? de Jonathan SAFRAN FOERS (2009). Un inventaire des pratiques d'élevage et d'abattage qui fait froid dans le dos. Il date un peu.
Il a aussi publié L'avenir de la planète est dans notre assiette (je ne l'ai pas encore lu mais il est dans la devanture de la Poterne). Entretien dans philosophie Magazine de novembre 2019 sur le livre, avec Alexandre Lacroix ici.

Articles de Philosophie Magazine : 
- "Abattoirs, faut-il cesser de manger de la viande animale pour respecter le droit des animal?" (avril 2016)  (à lire en ligne ici)
- "Les travailleurs de la chair" (article en ligne réservé aux abonnés)



Un autre aspect concret porte sur la pratique de la chasse, qui est une tradition réglementée en France.
-sur Europe 1 : La chasse respectueuse? https://www.europe1.fr/societe/je-tue-pour-le-plaisir-et-jassume-un-chasseur-repond-a-ses-detracteurs-378763



Très concrètement aussi pour nous, nous pouvons interroger notre rapport aux animaux de compagnie... comment les considérons-nous? comment les traitons-nous? tant que nous estimons que nous en sommes propriétaires, c'est bien qu'ils ne sont pas des "personnes"...





Plusieurs numéros de Philosophie Magazine (disponibles à la Médiathèque) sont consacrés à la question générale de notre rapport aux animaux. Il y a d'une part la question de la définition de l'homme et de l'animal, ainsi que celle de la nature de leur relation, ainsi qu'une réflexion sur la possibilité morale d'attribuer des droits aux animaux (qui peut entraîner la revendication d'une reconnaissance juridique).
- N°2 (mai 2006) : Homme et animal, la frontière disparaît (les articles en ligne sont réservés aux abonnés)
- "Les animaux eux aussi ont des droits" (2013) (ici) : présentation du livre d'entretiens avec Boris CYRULNIK, Elisabeth de FONTENAY, et Peter SINGER, trois défenseurs de la cause animale.

Les deux philosophes français qui ont publié plusieurs livres sur l'animal sont Vinciane DESPRET, qui vient de publier un livre, Habiter en oiseau (2019), qui fait suite à Que diraient les animaux... si on leur posait les bonnes questions?, et Dominique LESTEL qui a beaucoup travaillé sur la question des cultures animales (et qui a participé au débat sur la consommation de viande en publiant Apologie du carnivore contre les Confessions d'une mangeuse de viande de Marcela IACUB).
Didier Guimbail, dans la conférence présentée plus haut, cite également comme ouvrages de référence le livre de Francis WOLFF, La philosophie de la corrida (rapide présentation de sa thèse, assez délibérément paradoxale dans une vidéo ici : finalement le taureau de la corrida serait plus respecté à la fois dans ses conditions de vie - en pleine liberté- et de mort - l'homme qui le tue risque sa vie lui aussi, l'attaque de face), et deux ouvrages de Florence BURGAT, le QSJ sur la Protection de l'animal, et Animal, mon prochain.

Je vous signale également l'intéressante série de Matière à Penser, sur France Culture, "L'animal est l'avenir de l'homme" (ici), en février 2019, animée par Dominique ROUSSET : 
1 : Yves CHRISTEN, biologiste : Humanité, animalité, où sont les frontières?
2 : Corinne PELLUCHON, philosophe : Répondre à l'appel des animaux
3 : Gilles BOEUF, biologiste :Aimer la biodiversité ou partir avec elle
4 : Vincent MESSAGE, écrivain : Contre l'animal, une guerre sans nom
5 : Claire VIAL, directrice de l'Institut Européen des droits de l'homme : L'animal saisi par le droit


Notons que le droit international et français sont en train d'évoluer : jusqu'à récemment l'animal était tout simplement considéré comme un bien meuble, et envisagé principalement sous l'aspect de la propriété - même s'il existait déjà un cadre juridique visant à assurer sa protection; de nombreux points demeuraient incohérents dans la législation française. La loi du 16 février 2015 précise et actualise son statut. Il est toujours considéré comme un "bien", mais désormais reconnu comme "vivant et capable de sensibilité". 
Pour plus de précisions : 
- Vers une évolution du statut juridique de l'animal? (janvier 2015)  (à lire en ligne ici)
- Un article sur le statut de l'animal dans le code civil sur le Portail Universitaire du Droit, ici
-En mars 2018 est paru un code juridique de l'animal en France, qui rassemble les textes éparpillés dans les différents code (code civil, code rural...). Un article du Monde présente le texte ici.

Il existe par ailleurs depuis 1978 une Déclaration Universelle des droits de l'animal, proclamée solennellement à l'UNESCO, rédigée sur le modèle de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 : 

"Préambule
Considérant que la Vie est une, tous les êtres vivants ayant une origine commune et s’étant différenciés au cours de l’évolution des espèces,
Considérant que tout être vivant possède des droits naturels et que tout animal doté d’un système nerveux possède des droits particuliers,
Considérant que le mépris, voire la simple méconnaissance de ces droits naturels provoquent de graves atteintes à la Nature et conduisent l’homme à commettre des crimes envers les animaux,
Considérant que la coexistence des espèces dans le monde implique la reconnaissance par l’espèce humaine du droit à l’existence des autres espèces animales,
Considérant que le respect des animaux par l’homme est inséparable du respect des hommes entre eux,
Il est proclamé ce qui suit : 
Article 1 : Tous les animaux ont des droits égaux à l’existence dans le cadre des équilibres biologiques. Cette égalité n’occulte pas la diversité des espèces et des individus.
Article 2 : Toute vie animale a droit au respect.

Article 3 : Aucun animal ne doit être soumis à de mauvais traitements ou à des actes cruels. Si la mise à mort d’un animal est nécessaire, elle doit être instantanée, indolore et non génératrice d’angoisse. L’animal mort doit être traité avec décence.


Article 4 : L’animal sauvage a le droit de vivre libre dans son milieu naturel, et de s’y reproduire. La privation prolongée de sa liberté, la chasse et la pêche de loisir, ainsi que toute utilisation de l’animal sauvage à d’autres fins que vitales, sont contraires à ce droit.

Article 5 : L’animal que l’homme tient sous sa dépendance a droit à un entretien et à des soins attentifs. Il ne doit en aucun cas être abandonné, ou mis à mort de manière injustifiée. Toutes les formes d’élevage et d’utilisation de l’animal doivent respecter la physiologie et le comportement propres à l’espèce. Les exhibitions, les spectacles, les films utilisant des animaux doivent aussi respecter leur dignité et ne comporter aucune violence.

Article 6 : L’expérimentation sur l’animal impliquant une souffrance physique ou psychique viole les droits de l’animal. Les méthodes de remplacement doivent être développées et systématiquement mises en œuvre.

Article 7 : Tout acte impliquant sans nécessité la mort d’un animal et toute décision conduisant à un tel acte constituent un crime contre la vie.

Article 8 : Tout acte compromettant la survie d’une espèce sauvage, et toute décision conduisant à un tel acte constituent un génocide, c’est à dire un crime contre l’espèce. Le massacre des animaux sauvages, la pollution et la destruction des biotopes sont des génocides.

Article 9 : La personnalité juridique de l’animal et ses droits doivent être reconnus par la loi. La défense et la sauvegarde de l’animal doivent avoir des représentants au sein des organismes gouvernementaux.

Article 10 :  L’éducation et l’instruction publique doivent conduire l’homme, dès son enfance, à observer, à comprendre, et à respecter les animaux.

La Fondation pour La Défense des Animaux a proposé une nouvelle version en 2018, mais qui n'a pas été ratifiée par l'UNESCO

Article 1

Le milieu naturel des animaux à l’état de liberté doit être préservé afin que les animaux puissent y vivre et évoluer conformément à leurs besoins et que la survie des espèces ne soit pas compromise.

Article 2

Tout animal appartenant à une espèce dont la sensibilité est reconnue par la science a le droit au respect de cette sensibilité.

Article 3

Le bien-être tant physiologique que comportemental des animaux sensibles que l’homme tient sous sa dépendance doit être assuré par ceux qui en ont la garde.

Article 4

Tout acte de cruauté est prohibé.
Tout acte infligeant à un animal sans nécessité douleur, souffrance ou angoisse est prohibé.

Article 5

Tout acte impliquant sans justification la mise à mort d’un animal est prohibé. Si la mise à mort d’un animal est justifiée, elle doit être instantanée, indolore et non génératrice d’angoisse.

Article 6

Aucune manipulation ou sélection génétique ne doit avoir pour effet de compromettre le bien-être ou la capacité au bien-être d’un animal sensible.

Article 7

Les gouvernements veillent à ce que l’enseignement forme au respect de la présente déclaration.

Article 8

La présente déclaration est mise en œuvre par les traités internationaux et les lois et règlements de chaque État et communauté d’États.



Nous pouvons repenser au texte de DESCARTES, à la fin du Discours de la Méthode, qui affirme que la technique nous rend "comme maîtres et possesseurs de la nature". Par ailleurs DESCARTES ne fait pas de différence réelle entre les animaux et les machines : sans âmes, ils agiraient par pur mécanisme.

Je vous rappelle des textes de KANT que nous avons déjà croisés lors de notre première rencontre de cette année : 


"Deux choses remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. (...) 
Le premier spectacle, d'une multitude innombrable de mondes, anéantit pour ainsi dire mon importance, en tant que je suis une créature animale qui doit rendre la matière dont elle est formée à la planète (à un simple point dans l'univers), après avoir été pendant un court espace de temps (on ne sait comment) douée de la force vitale. 
Le second, au contraire, élève infiniment ma valeur, comme celle d'une intelligence, par ma personnalité dans laquelle la loi morale me manifeste une vie indépendante de l'animalité et même de tout le monde sensible, autant du moins qu'on peut l'inférer d'après la détermination conforme à une fin que cette loi morale donne à mon existence, détermination qui n'est pas limitée aux conditions et aux limites de cette vie, mais qui s'étend à l'infini" 
(Critique de la raison pratique, Conclusion, trad. Picavet, PUF, p. 173)

"Les êtres dont l'existence dépend, à vrai dire non pas de notre volonté, mais de la nature, n'ont cependant, quand ce sont des êtres dépourvus de raison, qu'une valeur relative, celle de moyens, et voilà pourquoi on les nomme des choses; au contraire, les êtres raisonnables sont appelés des personnesparce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c'est-dire comme quelque chose qui ne peut pas être employé seulement comme un moyen, quelque chose qui par suite limite d'autant toute faculté d'agir comme bon nous semble (et qui est un objet de respect)."
(Fondements de la métaphysique des moeurs, IIe section)

"Le respect s'applique toujours uniquement aux personnes, jamais aux choses. Les choses peuvent exciter en nous de l'inclination, et même de l'amour, si ce sont des animaux (par exemple des chevaux ou des chiens, etc.), ou aussi de la crainte, comme la mer, un volcan, une bête féroce, mais jamais du respect.
(Critique de la raison pratique, p. 81)

Ces textes expriment clairement l'idée que le respect n'est pas dû aux animaux. En revanche Kant interdit formellement de maltraiter les animaux, qui ont une sensibilité. Seulement il en fait un devoir pour les hommes qui ne correspond pas à un droit des animaux (la notion n'a pas de sens dans son système de pensée) : 


« Relativement à cette partie de la création qui est vivante quoique dépourvue de raison, la violence assortie de cruauté dans la façon de traiter les animaux est encore plus profondément opposée au devoir de l’homme envers lui-même, parce que cela émousse en l’homme la sympathie à l’égard de leurs souffrances, affaiblit et anéantit peu à peu une disposition naturelle, très profitable à la moralité dans les relations envers les autres hommes, - bien qu’il soit, entre autres, permis à l’homme de tuer les animaux d’une façon expéditive ( sans torture), ou de leur imposer un travail (puisqu’aussi bien les hommes doivent eux-mêmes s’y soumettre) à condition qu’il n’excède pas leurs forces ; en revanche il faut exécrer les expériences physiques au cours desquelles on les martyrise au seul profit de la spéculation, alors qu’on pourrait se passer d’elles pour atteindre le but visé. Mieux, la reconnaissance pour les services longtemps rendus par un vieux cheval ou un vieux chien (tout comme s’ils étaient des hôtes de la maison) appartient indirectement au devoir de l’homme, c'est-à-dire au devoir observé en considération de ces animaux, mais directement considérée, cette reconnaissance n’est jamais que le devoir de l’homme envers lui-même. »
Kant, Métaphysique des MœursLivre 1 « Des devoirs parfaits envers soi-même » § 17

Cette tradition philosophique, qui considère l'individu et la personne comme d'une nature fondamentalement différente de celle des animaux, est ancrée dans la tradition chrétienne : dans le récit de la Genèse, les hommes et les animaux sont clairement créés séparément, et seul l'homme a une relation d'échanges avec Dieu; l'homme peut légitimement dominer l'animal (ce qui ne signifie pas le maltraiter).


Il n'en va pas de même dans les religions qui parlent de réincarnation : c'est le cas pour Pythagore (le premier philosophe végétarien) mais aussi dans l'hindouisme et le bouddhisme.

De nombreux peuples défendent l'idée que nous appartenons à la nature (au lieu de penser que la nature nous appartient). On peut trouver une présentation de cette conception dans Paroles de peuples racinesaux éditions de l'Olivier. 
Un certain nombre de conférences de Philippe DESCOLA, ethnologue, nous invitent à interroger notre représentation dualiste du monde (il y a d'un côté les esprits et de l'autre la matière, les hommes et les animaux) : avec l'animisme par exemple, les animaux sont considérés comme dotés également d'esprit...

Enfin, il existe tout un courant d'origine utilitariste, initié par Jeremy BENTHAM et réactualisé par Peter SINGER qui argumente à partir de la capacité des animaux à souffrir : cela leur donnerait le droit de ne pas être maltraités (comme c'est le cas pour les bébés et les personnes handicapées). Le critère ne serait ni l'intelligence ni la moralité mais la sensibilité.
On trouve aussi une source de cette tradition dans la philosophie de Jean-Jacques ROUSSEAU qui fait de la pitié et de la compassion un fondement de la morale. Voir par exemple cet extrait : 


« Il me semble, en effet, que si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu’il est un être raisonnable que parce qu’il est un être sensible ; qualité qui, étant commune à la bête et à l’homme, doit au moins donner à l’une le droit de n’être point maltraité inutilement par l’autre. »
Rousseau Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Préface

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